Les chrétiens doivent accomplir avec attention et exactitude leur course à travers le stade de ce monde, afin d’obtenir des éloges célestes de la part de dieu et des anges.
Ceux qui veulent accomplir avec exactitude leur vie chrétienne doivent avant tout apporter tous leurs soins, avec une grande énergie, à la faculté d’intelligence et de discernement qui est dans l’âme. En effet, c’est en acquérant un exact discernement du bien et du mal, et en distinguant toujours de la nature en sa pureté les passions contraires à la nature, que nous mèneront une vie droite et sans détours. Ainsi, en utilisant la faculté de discernement à la manière d’un œil, nous pourrons demeurer sans lien ni mélange avec les suggestions du mal ; nous serons alors jugés dignes de recevoir les dons de Dieu, et dignes du Seigneur. Prenons un exemple dans le monde visible, puisqu’il y a une ressemblance entre le corps et l’âme, entre les choses du corps et celles de l’âme, entre les visibles et les invisibles.
Le corps a l’œil pour guide. Si celui-ci voit, il conduit tout le corps dans le bon chemin. Supposons que quelqu’un fasse route à travers des contrées boisées, couvertes d’épines et de bourbiers ; ici, du feu jaillit du sol, là ce sont épées qui en sortent, plus loin ce sont des précipices ou des inondations qui se présentent. Celui qui est vif, alerte et actif, guidé par son œil, s’avance très précautionneusement à travers ces endroits difficiles et serre de haut en bas, des mains et des jambes, sa tunique sur lui, pour qu’elle ne soit pas déchirée par les arbustes et les épines, ni souillée par la boue, ni coupée par une épée. Et l’œil guide tout le corps, dont il est la lumière, pour qu’il ne se brise pas dans des précipices, ne soit pas noyé ou ne subisse pas d’autres dommages. Celui qui traverse ainsi ces lieux rapidement, prudemment et en toute sobriété, en retenant son vêtement, maintenu par son œil dans le bon chemin, non seulement échappe lui-même à tout mal, mais garde sa tunique à l’abri des déchirures et des brûlures. Mais au contraire, celui qui traverse ces contrées paresseusement, avec hésitation et nonchalance, d’un pas lourd et indolent, en laissant sa tunique voltiger à droite et à gauche, la verra, faute de la retenir résolument de partout, déchirée par les arbustes et les épines, brûlée par le feu, coupée par les épées plantées dans le sol, ou souillée par la boue. Bref, à cause de sa négligence, de sa mollesse et de sa paresse, il a vite fait de détériorer sa belle tunique neuve, et, s’il ne suit pas soigneusement et sans hésitation son guide, l’œil, il tombera lui-même dans l’abîme ou sera noyé dans les flots.
Il en va de même pour l’âme, qui porte comme une belle tunique son enveloppe corporelle, et qui dirige, grâce à sa faculté de discernement, à la fois toute l’âme et le corps. Quand elle passe à travers les taillis et les épines de cette vie, et à travers le bourbier, le feu et les précipices, c’est-à-dire à travers les convoitises, les voluptés et les autres dérèglements de ce monde, elle doit, avec sobriété et courage, avec zèle et attention, se garder et se protéger elle-même, ainsi que la tunique de son corps, pour que cette dernière ne soit pas déchirée à travers les taillis du monde et les épines des soucis, des affaires et des distractions de la terre et qu’elle ne soit pas brûlée par le feu de la convoitise. L’âme, ainsi vêtue, détourne les yeux pour ne rien voir de mauvais, et les oreilles pour ne pas écouter de calomnies ; elle interdit à la langue les propos oiseaux, et retient ses mains et ses pieds loin des occupations mauvaises. Car elle dispose de la volonté pour détourner et écarter les membres du corps des objets pernicieux qui s’offrent à sa vue, des paroles méchantes ou honteuses qu’elle entend, ainsi que de tenir des discours inconvenants et de s’occuper de choses mondaines et nuisibles.
L’âme se détourne aussi des rêveries, elle garde son cœur et empêche ses pensées de divaguer ç travers le monde. Elle lutte et s’active ainsi pour tenir loin du mal, de tous les cotés, avec grande attention, les membres du corps, afin d’empêcher que la belle tunique de ce corps ne soit déchirée, brûlée ou souillée ; et elle sera elle-même sauvegardée grâce à sa volonté qui connaît, réfléchit et discerne, et surtout grâce à la puissance de Dieu. Elle se resserre, autant qu’elle le peut, sur elle-même, et se détourne de toute convoitise mondaine ; ainsi secouru par le Seigneur, elle est véritablement préservée de tous les maux qu’on a dit. En effet, dès que le Seigneur voit quelqu’un se détourner courageusement des plaisirs de la vie, des distractions, des soucis matériels, des liens de la terre, de la divagation des pensées vaines, il donne le secours de sa grâce, en gardant à l’abri des chutes cette âme qui a bien traversé le monde présent et mauvais. Et ainsi l’âme recevra dans les cieux les louanges de Dieu et des anges, pour avoir bien gardé la tunique de son corps, et pour s’être bien gardée elle-même, en ayant rejeté autant qu’il était en son pouvoir toute convoitise de ce monde, et en ayant bien couru dans l’arène de ce même monde.
Mais si quelqu’un s’avance dans cette vie avec nonchalance et paresse, sans se tenir attentif, s’il ne rejette pas de toute sa volonté toute convoitise de ce monde et ne cherche pas le Seigneur de tout son désir, il sera déchiré dans les épines et les broussailles de ce monde ; la tunique de son corps sera brûlée par le feu de la concupiscence et souillée par le bourbier des plaisirs, et ainsi, au jour du jugement, son âme se trouvera sans assurance, parce qu’elle aura été incapable de garder son vêtement sans tache, et qu’elle l’aura au contraire laissé corrompre par les tromperies de ce monde. Pour cela, elle sera exclue du Royaume. Que Dieu peut-il faire en effet pour celui qui, de sa propre volonté, se livre au monde, se laisse illusionner par ses plaisirs et égarer par ses vains soucis ? Car il n’accorde son secours qu’à celui qui s’est détourné des plaisirs sensibles et de ses anciennes habitudes, qui fait violence à sa pensée pour le tirer vers Dieu, qui se renonce lui-même et ne cherche plus que le Seigneur seul. Celui-ci protège l’homme qui se garde des pièges et des filets du monde sensibles, qui opère son salut avec crainte et tremblement (cf. Phil., 2, 12), qui s’avance en toute vigilance à travers les pièges, les filets et les convoitises de ce monde, qui cherche le secours de Dieu et n’espère le salut que de sa miséricorde et de sa grâce.
Voyez en effet les cinq vierges sages : parce qu’elle ont été vigilantes, pleines d’ardeur, et ont accueilli dans les vases de leur cœur une huile étrangère à leur nature, c’est-à-dire la grâce céleste du Saint-Esprit, elles ont pu entrer avec l’Epoux dans la chambre nuptiale du ciel. Au contraire, les autres, les vierges folles, s’enfermant dans leur propre nature, n’ont pas veillé ni fait effort pour mettre dans leurs vases l’huile d’allégresse (cf. Ps.44, 8), car elles étaient encore dans la chair ; mais elles se sont comme assoupies par insouciance, par vanité, par légèreté, par ignorance ou même par prétention de justice. C’est pourquoi elles ont été exclues de la chambre nuptiale du Royaume, incapables de plaire à l’Epoux céleste. Enchaînées par les liens du monde et par l’amour terrestre, elles n’ont pas accordé à l’Epoux céleste tout l’amour et tout l’élan de leur cœur ; elles n’ont pas pris d’huile avec elles. Car les âmes qui cherchent la sanctification par l’Esprit, laquelle est étrangère à leur nature, appliquent tout leur amour au Seigneur, marchent en lui (cf. Col., 2, 6), placent en lui tous leurs désirs et toutes leurs pensées, en renonçant à tout le reste. C’est pourquoi elles sont jugées dignes de recevoir l’huile de la grâce céleste, qui leur fait traverser la vie sans souillure et plaire parfaitement à l’Epoux spirituel. Par contre, les âmes qui s’enferment dans leur propre nature rampent par leur pensée sur la terre, ne songent qu’à ce qui est terrestre, et leur intellect a élu domicile sur la terre. Elles ont bien l’illusion d’appartenir à l’Epoux et d’être ornées de la justice de la chair (cf. Héb., 9, 10) ; mais, n’étant pas nées d’en haut (cf. Jn, 3, 3) par l’Esprit, elles ne possèdent pas l’huile d’allégresse.
Si les cinq sens de leur âme accueillent la grâce d’en-haut et la sanctification de l’Esprit, ces âmes sont vraiment des vierges sages, car elles ont reçu la sagesse d’en-haut qui vient de la grâce. Mais si elles se renferment en leur propre nature, elles se montrent folles et enfants du monde. Car elles n’ont pas encore dépouillé l’esprit du monde, même si, trompées par une certaine apparence spécieuse, elles s’imaginent être les épouses de l’Epoux. De même que les âmes qui sont entièrement et totalement attachées au Seigneur se tiennent auprès de lui par la pensée et, là, le prient, y vivent habituellement, et y désirent l’amour du Seigneur, ainsi, à l’inverse, les âmes qui sont retenues par l’amour du monde et ont élu domicile sur la terre, y vivent habituellement, y ont leurs pensées et la demeure de leur intellect. Voilà pourquoi elles sont incapable de s’élever jusqu’à la tendance de l’Esprit vers le bien (cf. Rom., 8, 6). Il faut donc que quelque chose d’étranger à notre nature, à savoir la grâce céleste, se joigne et s’entremêle à notre nature, pour que nous puissions pénétrer avec le Seigneur dans la céleste chambre nuptiale du Royaume et obtenir le salut éternel.
En effet, par la désobéissance du premier homme, nous avons reçu en nous un élément étranger à notre nature, la malice des passions ; passée en habitude et en prédisposition invétérée, elle est devenue comme notre nature ; par un autre élément étranger à notre nature, le don de l’Esprit céleste, elle doit être refoulée à son tour, pour que la pureté originelle soit rétablie. Et si nos supplications ardentes, nos demandes, notre confiance, notre prière et notre aversion du monde ne nous font pas recevoir maintenant la charité de l’Esprit céleste, si notre nature souillée par la malice en s’attache pas à la charité, qui est le Seigneur, et n’est pas sanctifiée par cet Esprit de charité, si nous ne persévérons pas inébranlablement, jusqu’au terme dans tous ses commandements, en ayant fait une complète volte-face, nous ne pourrons pas obtenir le Royaume céleste.
Je voudrais exprimer quelque chose de subtil et de profond, autant que j’en serai capable. Ecoutez donc avec intelligence. Le Dieu infini, inaccessible, incréé, s’est corporifié, par l’effet d’une douce bonté, infinie et inconcevable ; il s’est, pour ainsi dire, rapetissé lui-même par rapport à sa gloire inaccessible pour pouvoir s’unir à ses créatures invisibles, je veux dire aux âmes des saints et des anges, afin qu’elles puissent participer à la vie de la divinité. En effet, de par leur nature propre, l’ange, l’âme et le démon sont tous des corps ; ils sont subtils, certes, mais, par leur substance, par leurs propriétés et par leur forme, conformément à la subtilité de leur nature, ce sont des corps subtils, tandis que notre corps, par sa substance, est épais. Mais l’âme, étant subtile enveloppe l’œil par lequel elle voit, l’oreille par laquelle elle entend, la langue par laquelle elle parle, les mains, bref, le corps tout entier ; enveloppant ainsi ses membres, l’âme est mélangée avec lui et accomplit par lui toutes les activités vitales.
De la même manière, le Dieu infini et incompréhensible, dans sa douce bonté, s’est rapetissé lui-même, a revêtu les membres de ce corps et l’a enveloppé, en descendant de son inaccessible gloire. Par mansuétude et par amour pour les hommes, il se métamorphose, se corporéifie, se mélange aux âmes saintes qui lui sont agréables et fidèles, il les enveloppe et devint avec elles « un Esprit », selon le mot de Paul (1 Cor., 6, 17). Il devient, pour ainsi parler, une âme pour l’âme, et une substance pour la substance, afin que l’âme puisse vivre dans la divinité, a voir le sentiment de la vie immortelle et participer à la gloire incorruptible, si du moins elle en est digne et si elle est agréable à Dieu. ( Rien d’impossible à cela), s’il a en effet produit du non-être à l’être la création visible, si excellente, tellement variée, tellement diverse ; avant sa genèse, elle n’était pas ; mais il a voulu, et il a fait avec aisance, à partir du non-être, des substances épaisses et dures, telles que la terre, les montagnes, les arbres, dont tu constates la dureté naturelle ; puis il a établi par son commandement des êtres intermédiaires, comme l’au et les oiseaux qui en sont issus ; et enfin des êtres plus subtils, tels que le feu, le vent, et des substances que leur subtilité rend invisibles à l’œil corporel.
L’art infini et inexprimable de la sagesse inventive de Dieu a donc tiré du non-être, par sa seule volonté, des substances corporelles plus ou moins épaisses, plus subtiles ou plus délicates ; combien plus Celui qui est comme il veut et ce qu’il veut, peut-il, dans sa bienfaisance ineffable et sa douce et incompréhensible bonté, se transformer, se rapetisser, et, en se corporéifiant, s’assimiler selon leur capacité, aux âmes saintes, dignes et fidèles, pour leur faire voir l’Invisible et pour faire palper par l’âme naturellement subtile Celui qui est impalpable. De la sorte, elles ont le sentiment de sa douceur et jouissent par cette expérience de la bienfaisance de la lumière de cette indicible délectation. Quand il le veut, il devient un feu qui dévore toute passion mauvaise introduite de l’extérieur, car il est dit : « Notre Dieu est un feu consumant » (Deut., 4, 2). Quand il le veut, il se fait repos inexprimable et indescriptible, pour que l’âme jouisse du repose divin. Quand il le veut, il devient joie et paix, pour réchauffer et choyer l’âme.
S’il plait à Dieu de se rendre semblable à l’une de ses créatures, pour la joie et l’allégresse des êtres intelligents, il lui est toujours loisible de le faire, qu’il s’agisse de Jérusalem, la ville de lumière, ou de la montage céleste de Sion, selon qu’il est écrit : « Vous vous êtes approchés de la montagne céleste de Sion, de la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste » (Héb., 12,22). Il peut facilement et aisément prendre toutes les formes qu’il veut, en faveur des âmes dignes de lui et fidèles. Que l’homme s’efforce seulement d’être aimé de lui et de lui plaire, et il verra expérimentalement et sensiblement les biens céleste, les délices ineffables et les richesses infinies de la divinité, qu’en vérité « aucun œil n’a vues, aucune oreille n’a entendues, qui ne sont montées dans le cœur d’aucun homme » (1 Cor., 2, 9). Il s’agit de l’Esprit du Seigneur, qui devient le repos, l’allégresse, les délices et la vie éternelle des âmes dignes. Le seigneur se corporéifie aussi en nourriture et en boisson, comme il est écrit dans l’Evangile : « Celui qui mange de ce pain vivra éternellement » (Jn , 6, 52), afin de reposer ineffablement l’âme et de la remplir de joie spirituelle ; car il dit : « Je suis le pain de vie » (Jn, 6, 35). Il devient de même un breuvage céleste et débordant, puisqu’il dit : « En celui qui la boira, l’eau que je lui donnerai deviendra une source qui jaillira jusque dans la vie éternelle » (Jn, 4, 14). Et l’Apôtre dit : « Nous avons tous bu du même breuvage » (1Cor, 10, 4).
C’est ainsi qu’il s’est montré à chacun des saints pères, comme il l’a voulu et trouvé bon, d’une manière à Abraham, d’une autre à Issac, d’une à Jacob, d’une autre à Noé, à Daniel, à David, à Salomon, à Isaïe et à chacun des prophètes, et autrement encore à Elie et à Moise. Je pense que Moise, pendant tout le temps qu’il passa sur la montagne et les quarante jours qu’il y jeûne, a eu accès à cette table spirituelle et y trouva des délices exquises. Dieu est donc apparu à chacun des saints comme il l’a voulu, pour les reposer, les sauver et les mener à la connaissance de Dieu. Car tout ce qu’il veut lui est aisé, et, comme il le veut, il se rapetisse, se corporéifie, se métamorphose et se fait voir à ceux qui l’aiment dans une gloire inaccessible et lumineuse, en se manifestant aux âmes dignes, selon son amour ineffable et sans mesure, et selon sa grande puissance. Une âme qui, grâce à son désir, à son espérance, à sa foi et à son amour, a été jugée digne de recevoir cette « force d’en haut » qu’est la charité céleste de l’Esprit et le feu céleste de la vie immortelle, est en vérité détachée de tout amour du monde et libérée de toute chaîne du mal.
Quand on jette dans le feu un morceau de fer, de plomb, d’or ou d’argent, il perd sa dureté naturelle, il se transforme en quelque chose de mou, et, plus om demeure dans le feu, plus il se modifie et perd sa dureté naturelle sous l’action de la chaleur du feu. Il en est de même pour l’âme : si elle renie le monde, si elle n’est tendue que vers le Seigneur et ne recherche ardemment que lui, si elle ne peine et ne souffre que pour lui, si elle l’attend sans se lasser, dans la foi et l’espérance, ayant reçu ce feu céleste de la divinité et de la charité de l’Esprit, alors en vérité elle est libérée de tout amour du monde, affranchie de la malice des passions, elle rejette tout cela, son inclination naturelle au péché et son insensibilité se transforment, elle considère toutes choses comme superflues à cause de l’unique Epoux céleste qu’elle a reçu, et elle se repose dans son amour brûlant et ineffable.
Je te l’affirme, cette âme se détournerait même de frères bien-aimés qu’elle aurait sous ses yeux, s’ils étaient un obstacle à cet amour ; car sa vie et son repos, c’est la communion mystique et ineffable avec le Roi céleste. Déjà, l’amour de la communauté conjugale sépare un homme de son père, de sa mère, de ses frères, et tout ce qui les concerne devient étranger à son esprit ; s’il les aime encore, c’est comme on aime des étrangers. Toute son affection est concentrée sur son épouse, conformément à cette parole : « Voilà pourquoi il abandonnera son père et sa mère, et s’attachera à son épouse ; et ils seront deux en une seule chair » (Gen, 2, 24). Si donc l’amour charnel affranchir ainsi de tout autre amour, combien plus ceux qui ont été jugés dignes de communier véritablement à cet Esprit saint, céleste et bienheureux, seront-ils affranchis de tout amour du monde ! Vaincus par le désir céleste et parvenus à l’union par sa blessure, ils considèreront tout le reste comme superflu. Car c’est lui qu’ils désirent, à lui qu’ils pensent, en lui qu’ils vivent, avec lui que leurs pensées conversent et que leur intellect s’entretient sans cesse, vaincu par l’amour passionné divin et céleste, et par le désir spirituel.
Au reste, frères bien-aimés, si de tels biens nous sont offerts, si de telles promesses nous sont faites par le Seigneur, rejetons loin de nous tout ce qui nous entrave, détournons-nous de tout amour du monde, et livrons-nous, par le désir et la recherche, à ce seul bien, afin de pouvoir obtenir cet amour ineffable de l’Esprit, vers lequel le bienheureux Paul nous presse de nous hâter : « Poursuivez, dit-il, l’amour » (1Cor, 14, 1). Alors, nous obtiendrons que notre dureté s’adoucisse grâce à un changement opéré par la droite du Très-Haut (cf. Ps., 76, 11), et, blessés par l’amour du divin Esprit, nous parviendrons à la douceur et au repos spirituels. Car le Seigneur se montre plein de pitié et de compassion, quand nous nous tournons complètement et résolument vers lui, après avoir retranché tout ce qui y faisait obstacle. En effet, à cause de notre grande ignorance, de notre légèreté et de nos prédispositions mauvaises, nous nous détournons de la vie, et nous dressons des obstacles sur notre route, ne voulant pas vraiment nous convertir. Mais le Seigneur a néanmoins grande pitié de nous, et il attend avec patience le moment où nous nous convertirons et reviendrons vers lui, où notre œil intérieur sera illuminé, pour que nos visages ne soient pas couverts de honte au jour du jugement (cf. Ps. 33, 6).
Et si cela vous parait difficile à cause de la dure ascèse de la vertu, ou plus encore à cause des suggestions et des conseils de l’Adversaire, voici que Dieu aura compassion de nous ; il attendra patiemment notre retour, supportera les pécheurs que nous sommes, guettera inlassablement notre repentir, et il ne rougira pas de nous accueillir à nouveau après nos chutes, selon la parole du prophète : « Est-ce que celui qui est tombé ne se relèvera pas ? Et celui qui s’est détourné ne se retournera-t-il pas ? » (Jér., 8, 4). Soyons seulement vigilants, en ayant bon vouloir, tournons-nous vers lui promptement et sincèrement, en cherchant son secours ; car lui, il est toujours prêt à nous sauver. En effet, il accueille l’élan fervent – autant qu’il est en notre pouvoir – de notre volonté tendue vers lui, ainsi que la foi et la générosité qui procèdent de notre bonne détermination ; mais le bon résultat, c’est lui qui l’opère entièrement en nous. Efforçons-nous donc, bien-aimés, comme il convient à des enfants de Dieu, de rejeter toute prédisposition mauvaise, toute négligence, tout relâchement, afin de marcher à sa suite, vaillants et alertes, sans différer de jour en jour, illusionnés par le mal. Nous ignorons, en effet, quand aura lieu notre sortie de notre chair. Or les choses promises aux chrétiens sont tellement grandes et ineffable qu’il n’y a aucune proportion entre toute la splendeur et la beauté du ciel et de la terre, l’ordonnance, la variété et la grâce des choses visibles, leur richesse et leur saveur, et la foi et la richesse d’une seule âme.
Comment dès lors est-il possible que, malgré de tels encouragements et de telles promesses de la part du Seigneur, nous refusions de nous livrer à lui totalement et sans réserve, de renoncer à toutes choses et même à notre propre âme, conformément à l’Evangile (cf. Lc, 14, 26), pour n’aimer que lui seul, et rien d’autre avec lui ? Considérer tout ce qui a été fait pour nous : quelle gloire nous a été donnée, que d’économies salutaires ont été disposées par le Seigneur depuis les pères et les prophètes, que de promesses ont été faites, que d’exhortations, quelles compassion de la part du Maître dès les origines ! A la fin, il a manifesté son indicible bienveillance envers nous en venant demeurer lui-même avec nous et en mourant sur la croix pour nous convertir et nous ramener à la vie. Et nous, nous ne laissons pas de coté nos volontés propres, notre amour du monde, nos prédispositions et nos habitudes mauvaises, apparaissant en cela comme des hommes de peu de foi, ou même sans foi aucune ! Et cependant, vois comment malgré tout cela, Dieu se montre plein d’une douce bonté ; il nous protège et nous soigne invisiblement ; malgré nos fautes, il ne nous livre pas définitivement à la méchanceté et aux illusions du monde ; dans sa grande patience, il nous empêche de périr et guette de loin le moment où nous nous tournerons vers lui.
Mais, je le crains, si nous vivons avec des pensées mépris et si nous sommes entraînés par nos prédispositions, le mot de l’Apôtre s’appliquera à nous : « Méprises-tu la richesse de sa douce bonté, de sa patience et de sa longanimité, ne reconnaissant pas que la douce bonté de Dieu te convie à la repentance ? » (Rom., 2, 4). Et si, abusant de sa longanimité, de sa douce bonté, de sa patience, nous accumulons péché sur péché, et, insouciants et méprisants, attirons sur nous un jugement plus sévère, cette autre parole se réalisera pour nous : « Par ton endurcissement et par l’impénitence de ton cœur, tu amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu » (Rom., 2, 5). Dieu agit envers le genre humain avec une bonté extrême et ineffable, d’une longanimité indicible ; la seule chose qui nous est demandée pour que nous puissions obtenir le salut, c’est de vouloir revenir à nous-mêmes et de nous efforcer de nous tourner totalement vers lui.
Si tu veux connaître la longanimité et l’inépuisable douce bonté de Dieu, il faut que nous les apprenions des Ecritures inspirées. Regarde Israël, dont sont issus les pères qui ont reçu les promesses, qui ont été les ancêtres du Christ selon la chair, à qui appartenait le culte et l’alliance (cf. Rom., 9, 5) : combien n’ont-ils pas péché ! Combien de fois ne sont-ils pas détournés de Dieu ! Et lui, il ne les a pas abandonnés définitivement ; il leur a seulement infligé temporairement de dures leçons, selon qu’il leur était utile, voulant amollir par les tribulations la dureté de leur cœur ; il les a invités à se convertir, il les a exhortés, leur a envoyé les prophètes. Combien de temps n’a-t-il pas patienté tandis qu’ils péchaient et l’offensaient ! Et quand ils revenaient à lui, il les accueillait avec joie. Quand ils se détournaient de nouveau, il ne les abandonnait pas, mais il les invitait à la conversion par les prophètes. Très souvent ils se détournèrent, puis ils revenait à lui ; il les supporta de bon gré et les accueillit dans sa miséricorde, jusqu’au moment où ils se trouvèrent finalement chargés du plus grand des péchés, ayant porté la main sur leur propre Maître, qu’ils attendaient comme Rédempteur, comme Sauveur, comme Roi et comme Prophètes. Car ils n’ont pas reçu celui qui était venu à eux, mais au contraire ils l’ont couvert d’ignominie, et finalement condamné à mourir sur la croix. A la suite de cette grande chute et de ce crime extraordinaire, la mesure de leurs péchés était comble. Alors, ils furent délaissés pour toujours, l’Esprit-Saint s’étant retiré de chez eux quand le voile du temple se fut déchiré (cf. Mt., 27, 51). Puis leur temple fut livré aux païens, détruit de fond en comble et transformé en désert, selon la sentence du Seigneur : « Il ne restera ici pierre sur pierre qui ne soit renversés » (Mt., 24, 2). Puis ils furent livrés aux nations païennes et dispersées dans le monde entier par les rois qui les avaient réduits en captivité, sans qu’il leur soit permis de s’échapper pour revenir dans leur partie.
Aujourd’hui encore, Dieu se comporte de la même manière envers chacun de nous : plein de douce bonté, clément, il patiente malgré tous les faux-pas qu’il nous voit faire ; il attend tranquillement le moment où le pécheur reviendra à lui-même et renoncera à ses fautes. Il accueille avec beaucoup d’amour et de joie celui qui s’est détourné du péché. Il a dit en effet : « Il y a de la joie pour un seul pécheur qui se repent » (Lc, 15, 10). Et encore : « Ce n’est pas la volonté de mon Père qu’un seul de ces petits périsse » (Mt., 18, 14). Mais celui qui, étant l’objet de la grande bonté et de la longanimité de Dieu,- lequel voit et supporte sans les venger les fautes secrètes ou manifestes, et attend silencieusement la conversion du pécheur, - pousse néanmoins le mépris jusqu’à accumuler péché sur péché, insouciance sur insouciance, offense sur offense, celui-là met le comble à ses péchés, et tombe finalement dans des fautes telles qu’il ne peut plus s’en relever ; il est brisé, et, livré définitivement au Malin, il périt.
C’est ce qui arriva pour les habitants de Sodome (cf. Gen., 19, 1). Après avoir beaucoup péché, sans s’être repentis, ils commirent une telle faute, par leur dessein pervers à l’égard des anges avec lesquels ils voulurent avoir des relations contre nature, qu’ils ne purent désormais se convertir, et furent rejetés définitivement. Ils avaient rempli, et fait dérober, la mesure de leurs péchés. C’est pourquoi la justice de Dieu les extermina par le feu. Il en fut de même au temps de Noé. Les hommes d’alors se rendirent coupables de tant de fautes, et, sans se repentir, en arrivèrent à de tels péchés, que finalement toute la terre périt à cause d’eux. De même, Dieu se montra d’abord clément envers les Egyptiens, malgré leurs fautes et leurs injustices à l’égard de son peuple. Au lieu de les détruire définitivement pour les châtier de ces fautes, il leur infligea comme châtiment les plaies bénignes que l’on sait, pour les éduquer, les convertir et les porter à la pénitence, patientant et attendant leur conversion. Mais ceux-ci, après avoir beaucoup péché contre le peuple de Dieu, puis s’être repentis, changèrent à nouveau d’avis et s’installèrent dans la mauvaise foi initiale de leur mauvais vouloir ; ils accablèrent de travaux le peuple de Dieu, puis, finalement, quand Dieu fit sortir le peuple d’Egypte, avec de grands prodiges, par la main de Moise, ils commirent la grande faute de poursuivre le peuple de Dieu. Pour cela, la justice divine les détruisit à jamais et les anéantit en les submergeant dans les eaux, ne les jugeant même plus dignes de cette vie terrestre.
De même, comme il a déjà été dit, le peuple d’Israël, qui a tant péché, qui a tué les prophètes de Dieu, qui a commis tant d’autres maux, tandis que Dieu attendait patiemment et en silence sa conversion, ce peuple commit finalement une telle faute qu’il en fut brisé et ne put se relever. Ils portèrent en effet la main sur la majesté du Seigneur. C’est pourquoi ils ont été abandonnés pour toujours et rejetés. La prophétie, le sacerdoce et le culte leur furent enlevés et donnés aux païens devenus croyants, suivant la parole du Seigneur : « Le royaume de Dieu vous sera ôté et donné à un peuple qui en portera les fruits » (Mt., 21, 43). Jusque là, Dieu les avait supportés avec patience, sans les abandonner, touché pour eux de compassion. Mais quand ils eurent mis le comble à la mesure de leurs péchés et l’eurent fait déborder en portant la main sur la majesté du Seigneur, ils furent définitivement abandonnés de Dieu.
Nous nous sommes un peu attardés sur tout cela, bien-aimés ; nous appuyant sur la doctrine des Ecritures, nous avons montré que nous devons convertir rapidement et nous hâter d’aller vers le Seigneur, qui est plein de douce bonté, nous attend, et nous recevra avec beaucoup de joie si nous renonçons parfaitement à toute malice, à toute prédisposition mauvaise, et si nous nous convertissons. Sinon, notre mépris augmentera de jour en jour, nos péchés s’accumuleront, et nous attirerons sur nous la colère de Dieu. Efforçons-nous donc de nous convertir d’un cœur sincère et de nous approcher de Dieu. Ne désespérons pas de notre salut : cela vient aussi de la fourberie du mal, qui, par le souvenir des péchés passés, conduit l’homme au désespoir, au relâchement, à la négligence et à la nonchalance ; il veut ainsi l’empêcher de se convertir, de s’approcher du Seigneur et d’obtenir le salut, malgré la grande et douce bonté de Dieu à l’égard du genre humain.
S’il nous semble difficile, voir impossible, de nous convertir des innombrables péchés dont nous avons contracté l’habitude _ ce qui est, nous l’avons dit, une suggestion du mal et un obstacle à notre salut, _ rappelons-nous et considérons comment le Seigneur, dans sa bonté, quand il demeurait ici-bas, a rendu la vue aux aveugles, rétabli les paralytiques, guéri toutes les maladies, ressuscité des morts déjà presque décomposés et effacés de la terre, fait entendre les sourds, chassé d’un homme une légion de démons, et rendu son bon sens à un autre qui avait sombré dans une terrible démence. Combien plus ne convertira-t-il pas une âme qui se tourne vers lui, qui implore sa miséricorde, qui demande son aide ! Il la conduira vers la joie de l’impassibilité, le rétablissement de toutes les vertus et le renouvellement de l’esprit ; il lui rendra la santé, la vue spirituelle, la paix des pensées, il la délivrera de la cécité, de la surdité et de la mort du manque de foi, de l’ignorance et de l’absence de crainte, la menant vers la sagesse des vertus et la pureté du cœur. Car celui qui a crée le corps a aussi fait l’âme. Et de même que, durant son séjour sur la terre, dans sa douce bonté, il accordait libéralement, en bon et unique médecin, ce qu’ils désiraient à tous ceux qui venaient à lui et lui demandaient secours et guérison, ainsi agit-il également dans le domaine spirituel.
Car s’il a éprouvé une telle compassion pour les corps corruptibles et mortels, s’il a accordé volontiers et avec une douce bonté à chacun ce qu’il lui demandait, combien plus accordera-t-il promptement et avec empressement la délivrance et la guérison à l’âme immortelle, incorruptible et inaltérable, que l’ignorance, l’incrédulité pernicieuse, l’absence de craintes et les autres passions mauvaises ont rendue malade, si elle s’approche de lui, demande son aide, jette les yeux sur sa miséricorde, désire recevoir de lui la grâce de l’Esprit en vue de sa rédemption et de son salut, de l’affranchissement de toute malice et de toute passion ? N’a-t-il pas dit lui-même : « Combien plus le Père céleste ne fera-t-il pas droit à ceux qui le supplient jour et nuit ? » (Lc, 18, 7). Et il ajoute : « Oui, je vous le dis, il leur fera droit rapidement » (Ibid.). Ailleurs encore, il fait cette exhortation : « Demandez, et il vous sera donné ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et on vous ouvrira ; car quiconque demande, reçoit ; celui qui cherche, trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe » (Mt., 7, 7). Et plus loin il ajoute : « Combien plus votre Père céleste ne donnera-t-il pas le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent ! » (Lc, 11, 13) ; « En vérité, s’il ne lui donne pas parce qu’il est son ami, il se lèvera du moins à cause de son importunité et il lui donnera tout ce dont il a besoin » (Lc, 11, 8).
Il nous exhorte donc, par toutes ces paroles, à lui demander le secours de sa grâce avec importunité, sans arrêt et sans nous lasser. Car il est venu à cause des pécheurs (cf.1 Tim., 1, 15), pour qu’ils se tournent vers lui et qu’ils soient guéris en croyant en lui. Renonçons seulement à nos mauvaises habitudes, autant que nous le pourrons ; détestons les occupations blâmables, les attraits trompeurs du monde, les pensées mauvaises ou vaines, et en tout temps attachons-nous à Dieu, de tout notre pouvoir. Il sera alors lui-même prêt à nous secourir. C’est pour cela qu’il est miséricordieux, vivifiant, guérisseur des passions incurables, accomplissant la rédemption de ceux qui l’invoquent et se tournent vers lui, qui se séparent volontairement et résolument de tout amour mondain, autant qu’ils le peuvent, qui retirent leur pensée de la terre et sont suspendus à lui, ne recherchant et ne désirant que lui. Une telle âme, qui juge superflu tout ce qui n’est pas Dieu, qui ne trouve de repos dans aucun objet de ce monde, mais dont toute l’attente est de se reposer et se réjouir du repos de sa douce bonté ;une âme, dis-je, qui a reçu, moyennant une pareille foi, le don céleste (cf. Hébr., 6, 4) ; qui a obtenu de la grâce de se reposer dans l’objet de son désir avec une pleine certitude ; qui, dés lors, accomplit le service de l’Esprit-Saint en consentant ( à son inspiration) et en (la) suivant ; qui avance tous les jours vers le bien et demeure dans le chemin de la justice ; qui refuse jusqu’à fin toute compromission et toute collusion avec le parti du mal, qui n’attriste en rien la grâce (cf. Eph., 4, 30), - une telle âme sera jugée digne du salut éternel, avec tous les saints, dont elle est déjà en ce mode, en les imitant, l’associée et la compagne. Amen.