DISCOURS SUR "CEUX QUI SE SONT ENDORMIS DANS LA MORT"( 1 Thes. 4,13)

 

 

L'affliction du deuil, due à l'habitude du présent, n'est pas raisonnable.

Ceux pour qui la suite que prend nécessairement notre nature au sortir de la vie est un malheur, et qui sont accablés par le deuil de ceux qui passent de la vie d'ici-bas à la vie spirituelle et incorporelle, ne se sont pas demandé, me semble-t-il, ce qu'est notre vie, mais ont réagi comme la plupart des gens, qui, par une habitude sans raison, chérissent la réalité présente comme si elle était bonne quelle qu’elle soit. Or celui que la raison et la pensée placent devant la nature dénuée de raison doit pencher uniquement vers ce qui semble bon et souhaitable au jugement de sa raison; il ne doit en aucun cas choisir ce que les gens, du fait d’une certaine habitude et d’une inclination insensée, trouvent agréable et conforme à leur désir. C'est pourquoi, à mon sens, il est bon d'écarter les gens de leur disposition habituelle par quelque méditation, pour les tourner, autant que possible, vers la pensée, qui est meilleure et plus appropriée aux hommes de raison. Car ainsi serait bannie de la vie humaine la déraison que les gens mettent à leurs passions.

But du discours : la conversion au vrai bien.

Notre effort de réflexion s'accorderait logiquement avec le sujet que nous nous proposons, si nous examinions d'abord ce qu'est le vrai bien, si ensuite nous considérions quel est le propre de la vie corporelle et, enfin, si nous opposions par une comparaison les biens présents à ceux que l'espérance nous réserve (cf. 2 Tim. 4,8).

Ainsi nos considérations parviendraient au but de ce discours : ramener de leur habitude la pensée des gens vers le bien. En effet, comme tout homme a en lui une propension naturelle au bien, et que toute décision y tend et se le propose comme but dans tout effort de la vie, c'est la méprise sur le bien véritable qui provoque d’ordinaire la plupart des fautes humaines; car si le bien véritable était évident pour tous, nous ne manquerions pas de l'atteindre, lui qui a pour nature la bonté, et nous ne ferions pas volontairement l'expérience du mal, si la réalité n'était pas teintée d'une représentation mensongère du bien. Appliquons donc avant tout notre réflexion à ce qu'est le véritable bien, afin qu’aucune erreur à son sujet ne tourne nos efforts vers le moins bon plutôt que vers le meilleur; aussi faut-il, à mon avis, mettre en préambule à notre discours une sorte de définition et de caractérisation de l’objet que nous cherchons : de cette manière, notre saisie du bien sera exempte d'erreur.

 

PREMIERE PARTIE : RECHERCHE DU VRAI BIEN

 

Définition du vrai bien.

Quel est donc le caractère de la véritable bonté ? Ce n’est pas d’avoir un avantage purement relatif, ni de paraître utile ou inutile selon les circonstances, ni d’être bon pour l'un et mauvais pour l'autre. Mais c'est à la fois d'être bon en soi-même et de par sa propre nature, et de l’être de façon identique pour tout homme et en tout temps : voilà ce qu'est, à ce que j'en juge, le caractère infaillible et indubitable de la nature du bien. Car ce qui n'est bon ni pour tous, ni toujours, ni en soi-même, indépendamment des circonstances extérieures, ne saurait au sens propre être jugé comme étant de la nature du bien.

C'est pourquoi nombre de ceux qui se fient sans examen à la réalité se sont imaginé que c'est dans les éléments du monde que se trouve le bien, alors qu'une recherche minutieuse ne trouverait pas un seul de ces éléments qui soit bon en lui-même, toujours et pour tout. Car à l'influence bénéfique qui vient de chacun d'eux est mêlée l'influence contraire : ainsi l'eau est salutaire pour les êtres qui croissent en elle et funeste pour ceux qui se trouvent sur la terre ferme, si celle-ci a été inondée; de même, l'air est salutaire pour ceux qui vivent naturellement en son sein, mais il s’avère mortel et funeste pour ceux qui ont pour sort de vivre sous l’eau, lorsque l’un d’eux y est exposé; le feu a également pour nous une relative utilité, mais il est néfaste la plupart du temps; quant au soleil, on découvrirait qu'il n’est bon ni pour tous, ni toujours, ni en toute circonstance pour ceux qui reçoivent ses rayons; en effet, il y a des cas où il devient même grandement nuisible : lorsqu'il bout au-delà du degré convenable et qu'il dessèche à l'excès ce qui se trouve sous lui; lorsque, comme il le fait souvent, il provoque des maladies et empire le mal des yeux les plus souffrants; lorsque, enfin, il rend les humeurs putrides en produisant chez elles des effets nuisibles et désagréables, qui les putréfient et les décomposent.

Ainsi, comme nous l'avons dit, seul entre tous doit être choisi comme bon ce qui, en tout temps et de façon égale pour tous, a manifestement la nature du bien et la garde toujours, sans subir de changement selon les circonstances extérieures. Car sur tout ce qui, selon un préjugé plutôt irrationnel, semble bon aux hommes en dehors de ce bien (le corps et les biens extérieurs, comme force, beauté, noblesse d'origine, richesse, pouvoir, célébrité et tous biens du même ordre), parce que c'est en soi visible à tous, je préfère me taire et ne pas encombrer en vain notre propos d’arguments sur lesquels tout le monde est d'accord. Qui, en effet, ne sait que la beauté et la force sont promises à prompt destin, que le pouvoir facilement s’effondre, que la gloire est sans assises, ou qu’est vaine la passion des hommes pour l'argent, eux pour qui le bien réside dans telle ou telle matière parce qu'elle est rare et que sa couleur est belle ?

Ces vérités une fois clairement énoncées, il serait bon d'examiner si la vie présente, j'entends celle qui s’effectue dans la chair, est ou n'est pas susceptible d'être reconnue dans le caractère du bien; car les conclusions auxquelles notre réflexion aboutira au sujet de cette vie guideront sans aucun doute la pensée de ceux qui se demandent comment se comporter vis-à-vis du départ hors de ce monde.

Caractérisation de la vie corporelle.

La vie de nos corps, donc, consiste à la fois à se remplir et à se vider ; son activité est double : d'une part, le corps se remplit de nourriture et de boisson, d'autre part, il ne cesse d'aspirer et d'expirer de l'air; sans quoi la vie charnelle ne peut maintenir sa nature. Car l'homme cesse de vivre, lorsque la succession de ces contraires ne trouble plus sa nature : après cette vie une telle activité s'arrête totalement dès que, chez les défunts, aucun élément extérieur n'entre ni ne sort, mais que les éléments propres à la constitution du corps se séparent et se dissolvent. La nature, dès lors, est tranquille et paisible; elle fait reposer dans son élément familier ce qui est de même origine et de même provenance : dans la terre ce qui vient de la terre, dans l'air ce qui est propre à l'air, dans l'eau ce qui est familier à l'eau, dans la chaleur ce qui convient à la chaleur. En effet, dès que la masse hétérogène de notre constitution n'est plus unifiée par la contrainte et la nécessité, mais que chacune des parties qui nous composent retourne librement à son milieu familier, dès lors la nature cesse de contenir en elle des éléments étrangers unis à elle par la force. Si, après ce que l'on vient de dire, est pris en compte dans la forme de cette vie l'état de sommeil et de veille, notre réflexion ne sera pas en dehors de la vérité : la nature peine aussi dans le sommeil et la veille, qui la tirent sans arrêt en sens contraires, soit que le sommeil la détende, soit que la veille la tende à nouveau : tous deux la disposent ainsi à se remplir et à se vider.

Si donc la propriété de notre vie est à la fois de se remplir et de se vider, on peut aisément comparer à présent le caractère du bien tel que nous l'avons défini et les propriétés de la vie, afin de savoir si cette vie est le véritable bien ou quelque chose d'autre. Ainsi, qu'en soi-même le remplissage, selon toute vraisemblance, ne saurait être jugé comme étant de la nature du bien, c'est pour tous une évidence, vu que son contraire (je veux dire le vidage) est également considéré comme bon. En effet, comme il s'agit de contraires qui s'opposent l'un à l'autre, il est impossible que la notion de bien s'applique également aux deux; en revanche, si l'un d'entre eux est bon de par sa propre nature, son contraire sera totalement mauvais; or la nature offre ici en chacun d'eux une égale utilité. Ni le remplissage ni le vidage ne peuvent par conséquent recevoir la définition du bien; on admet donc que le remplissage est différent du bien : de l'avis de tous, en effet, il n'est souhaitable ni pour tout, ni toujours, ni sous toute forme; car non seulement il est funeste d’être rassasié d’aliments nocifs, mais dans le cas des aliments sains aussi il est souvent dangereux et mortel de faire des excès; et si, alors que la surcharge de l’estomac exige un vidage, une autre surcharge vient encore l'alourdir, une telle situation devient un amoncellement de maux qui promet des souffrances sans remède. Le remplissage n’est donc un bien ni pour tout homme ni à tous égards, mais son utilité est relative, occasionnelle et limitée du point de vue de la quantité et de la qualité. De même, si l’on pense à son contraire, c’est-à-dire au vidage, on trouvera tout aussi dangereux pour ceux qui y sont sujets qu’il dépasse la limite de ce qui est utile; en revanche, il ne sera pas sans intérêt si on le considère comme un avantage parmi d'autres et que l’on prenne en compte les circonstances, la quantité et la qualité dans l’utilité du vidage.

La mort est libération du mal et passage vers le vrai bien.

Ainsi, comme la forme que présente notre vie ne correspond pas au caractère du bien, on devrait logiquement convenir à partir de ce que nous avons dit, que passer hors d’une telle vie ne nous sépare d'aucun bien : car il est clair que le bien véritable, authentique et premier n'est ni le vidage ni le remplissage, dont on a montré que l'utilité était occasionnelle, relative et ponctuelle, et dont ne résulte pas le caractère du véritable bien. Par conséquent, puisqu'il y a opposition entre le bien véritable et son contraire, et que la contradiction entre les deux ne comporte pas de moyen terme, il serait logique, pour ceux qui se séparent de ce qui est à l’opposé du vrai bien, de croire qu'ils passent de ce monde au bien par nature, qui est un bien intemporel, absolu et intégral : non pas un bien qui varie selon les circonstances, les objets, les gens ou les points de vue, mais un bien éternellement immuable et identique.

L’âme humaine passe donc de la vie charnelle à ce bien, échangeant ainsi l’existence présente contre une autre condition de vie, dont nous ne pouvons pas connaître avec exactitude la nature, nous qui sommes encore mêlés à la chair, mais sur laquelle il est possible, par déduction de ce que nous savons de cette vie-ci, de former des conjectures comparatives. En effet, l’âme ne sera plus liée à l’épaisseur corporelle ni placée sous l’égale domination des éléments contraires, qui, par le combat qu’ils se livrent entre eux, donnent à la fois consistance et santé à notre organisme : de fait, l’excès ou le relâchement de l’un des contraires devient pour la nature une souffrance et une faiblesse. Au contraire, rien en l’âme n’est amoindri par un vide ni accablé d’une charge; loin de subir les désagréments de l’air (je veux dire le froid et la chaleur), et débarrassée de toutes les contrariétés pensables, elle demeure en un lieu où la vie est libérée et déchargée de toute peine contraignante : plus de terre à travailler, de mers à traverser, de commerce dégradant à faire et à tenir, plus de maisons à construire, de vêtements à tisser ni de travaux d’ouvriers à accomplir. Menant, comme le dit Paul, “une vie calme et paisible” (1 Tim. 2,2), elle ne livre ni combats de cavalerie, ni batailles navales, ni luttes au corps à corps dans les rangs de l’infanterie; elle n’est pas occupée aux préparatifs militaires, ni soumise aux contributions de guerre, ni à la réalisation de fossés et de murs : exemptée et libérée de tout souci de cette sorte, elle n’a ni ne crée aucune difficulté; servitude ou souveraineté, misère ou richesse, noble ou basse naissance, humble condition du simple particulier ou puissance des dignitaires, aucune inégalité de ce type n’a de place dans cette vie : son absence de besoin et son immatérialité enlèvent à tous les désagréments de ce genre leur nécessité; si, en elle, l’âme subsiste, ce n’est pas par participation au sec et à l’humide, mais par la saisie de la nature divine, et nous ne doutons pas qu’au lieu du souffle aérien, ce soit à l’Esprit de vérité et de sainteté qu'elle communie (cf. 2 Cor. 13,13). La jouissance de ces biens ne change pas comme celle des biens de cette vie, selon que nous les possédons ou non, ou selon que nous les acceptons ou les rejetons, mais est toujours pleine, et même la satiété ne vient jamais circonscrire sa plénitude. Car le bien-être spirituel ne connaît ni poids ni satiété, il déborde à chaque fois les désirs de ceux qui en jouissent, sans jamais les combler. C’est pourquoi cette vie est bienheureuse et pure : les plaisirs des sens ne l’induisent plus en erreur dans le jugement du bien.

Qu’y a-t-il donc d’atroce dans le départ des personnes qui nous sont chères ? Rien, si ce n’est que l’on trouve triste qu’ils passent à la vie dépourvue de passions et de troubles, cette vie qui n’a à supporter la douleur d’aucun coup, qui ne craint pas la menace du feu, ni les blessures du fer, ni les malheurs des séismes, des naufrages et des captivités de guerre, ni l’attaque des bêtes carnivores, ni la piqûre et la morsure des serpents venimeux; cette vie où nul ne s’enfle de vain orgueil ni n’est écrasé sous l’humiliation, où nul ne devient sauvage à force d’audace, ni n’est paralysé par la lâcheté, où nul ne se gonfle de colère en bouillant sous l’effet du courroux et de la furie, ni n’est pourchassé par la peur lorsqu’il ne peut résister à l’assaut du plus fort; cette vie où l’on ne se soucie plus de savoir quelles sont les mœurs des rois, quelles sont les lois, quelle est l’humeur des magistrats, quel est le contenu des décrets, à combien se monte l’impôt annuel, si une pluie abondante a inondé de façon excessive les terres cultivées, si les espoirs des paysans ont été anéantis par la grêle, ou si la sécheresse dominante a desséché toute la végétation; quant au reste des malheurs de la vie, cette vie-là en est entièrement à l’abri. Car la sombre douleur de l’orphelinat ne vient pas l’attrister; le malheur du veuvage n’y a pas de place; même les mille et unes faiblesses du corps n’y ont aucune influence; la jalousie à l’égard des hommes heureux, le mépris des malchanceux et tous les sentiments de ce genre en ont été bannis; une égalité dans la parole et devant les lois règne dans la paix et en toute liberté sur le peuple des âmes, chacun ayant ce que, de son propre choix, il se sera lui-même préparé; si au bien quelqu’un a par irréflexion préféré quelque mal, la mort n’en sera pas responsable, puisque la volonté a choisi librement ce qui lui semblait bon.

La prison du monde et la beauté du ciel.

Pourquoi donc se lamentent-ils, ceux qui gémissent sur leur défunt ? En vérité, si ce dernier, après s’être dépouillé du plaisir et du chagrin en même temps que de son corps, ne s’était entièrement purifié de toute disposition aux passions, c’est lui qui, plus légitimement, gémirait sur les survivants, qui sont comme des détenus dans un cachot : habitués à leur sombre séjour et vivant dans l’obscurité, ceux-là croient que le présent est agréable et sans tristesse. Et sans doute, s’ils se lamentent sur ceux qui sont sortis de la prison, c’est par ignorance de la lumière qui accueille ceux qui quittent l’obscurité : car s’ils connaissaient les spectacles de l’air libre, la beauté de l’éther, la hauteur du ciel, l’éclat des planètes, le chœur des étoiles, la ronde du soleil, la course de la lune, mais aussi la variété des saisons agissant sur les germes de la terre, la douce vision de la mer lorsque sa surface frissonne imperceptiblement, remplie de la lumière du soleil, sous un souffle léger, ou encore la beauté des édifices urbains, privés ou publics, dont sont ornées les cités illustres et opulentes, si donc ceux qui sont nés dans leur cachot connaissaient ce genre de spectacle, ils ne plaindraient pas ceux qui sortent avant eux de la prison comme si c’était un bien qu’ils perdaient; il est donc vraisemblable que ces derniers trouvent digne de pitié la vie misérable de ceux qui sont encore enfermés : c’est aussi, me semble-t-il, ce que feraient ceux qui ont quitté la prison de cette vie, s’il leur était vraiment possible de verser des larmes de compassion à l’égard des infortunés, de gémir et de pleurer sur ceux qui sont torturés par les douleurs de cette vie, parce qu’ils ne voient pas les beautés immatérielles qui sont au-dessus du monde, “les Trônes, les Principautés, les Puissances, les Seigneuries” (Col. 1,16; Éph. 1,21), les armées angéliques (cf. Luc 2,13), [39] les assemblées de saints, la Cité d’en haut, la réunion supra-céleste de ceux “dont les noms sont inscrits” (Héb. 12,22). Car la beauté transcendante de ces réalités, celle que “verront les cœurs purs”, comme le révèle la Parole de vérité (Mat. 5,8), va au-delà de toute espérance et plus haut que les conjectures par lesquelles nous nous la représentons.

DEUXIEME PARTIE : EXHORTATION À LA CONNAISSANCE DE LA VIE INCORPORELLE

 

Toutefois ce n’est pas la seule raison pour laquelle ceux qui ont passé nous jugeraient dignes de lamentations et de tristesse : car alors que les peines de la vie sont si nombreuses, il s'est introduit chez les hommes une telle disposition à l'égard de leurs souffrances qu'ils ne supportent pas leur atteinte comme une charge nécessaire à assumer, mais mettent tous leurs efforts à ce qu’elles soient perpétuelles : en effet, le désir qui se porte vers la puissance, vers la prépondérance et vers cette jouissance que procure la gloutonnerie, et tous les autres intérêts de ce genre qui poussent aux armes, aux guerres, aux massacres mutuels et à toutes les peines et les ruses volontaires, ne sont rien d’autre qu’un monceau de malheurs ajoutés à la vie de façon délibérée, ardente et zélée.

Pleurer, cependant, est une passion qui, comme toute autre passion, est impossible aux défunts; étant devenus esprit et souffle, ils n'ont plus ni chair ni sang : leur nature, de ce fait, les empêche d’être vus par ceux qui sont enterrés sous l’épaisseur du corps, ni avertir d’eux-mêmes les hommes de leur erreur de jugement sur la réalité.

Début de la prosopopée de l'esprit : la connaissance de soi par la connaissance de Dieu.

Que notre esprit parle donc en leur nom, et disons, en sortant autant qu'il est possible de notre corps par la pensée, et en détournant notre âme du penchant vers la matière : “ Homme, qui que tu sois, toi qui as part à la nature humaine, “Prête attention à toi”, selon le commandement de Moïse (Deut. 15,9), et connais-toi toi-même, en sachant bien qui tu es et en distinguant par la réflexion ce que tu es vraiment de ce que tu vois autour de toi; quand tu regardes ce qui est en dehors de toi, ne crois pas que c’est toi-même que tu vois; écoute le grand Paul, juge attentif et rigoureux de notre nature, qui dit que nous avons un homme extérieur et un homme intérieur, et que si le premier se détruit, le second se renouvelle (2 Cor. 4,16). Ainsi, quand tu vois celui qui se détruit, ne va pas croire que c’est toi que tu vois (un jour, lui aussi sera exempt de destruction, lorsque par la régénération (cf. Mat. 19,28) l'être mortel et corruptible sera revêtu de l’immortalité et de l’incorruptibilité (cf. 1 Cor. 15,53); toutefois l'être présent s'écoule et tombe, pendant que se détruit notre être extérieur et apparent). Ce n’est donc pas vers cela qu’il faut tourner son regard, car rien de ce qui est visible ne doit être vu non plus, comme le dit Paul : “Nous ne regardons pas les réalités visibles, mais les réalités invisibles. Les choses visibles, en effet, n’ont qu’un temps, mais les choses invisibles sont éternelles” (2 Cor. 4,18). Dirigeons donc notre regard vers ce qui est invisible (cf. Héb. 11,27) en nous, et croyons que notre être véritable est ce qui échappe à la perception sensible.

Soyons ainsi, selon le Proverbe, “appliqués à nous connaître nous-mêmes” (Prov. 13,10): car la connaissance de soi purifie des fautes dues à l’ignorance. Néanmoins, même en le voulant vraiment, il n’est pas facile de se voir soi-même, étant donné qu’aucun effort de pensée ne peut nous rendre possible l’impossible : c’est ce que fit la nature pour les yeux du corps, qui voient tout, mais demeurent incapables de se regarder eux-mêmes; de même, l’âme explore, recherche de mille manières et suit à la trace tout ce qui est en-dehors d’elle, mais il lui est impossible de se voir elle-même. Que l’âme imite donc les yeux : à eux aussi la nature refuse la faculté de tourner sur eux-mêmes leur propre vue et de se mirer eux-mêmes; en regardant toutefois dans un miroir la forme et la configuration qu’a leur propre rondeur, ils se voient par l’intermédiaire de l’image; de même il faut que l’âme regarde sa propre image et considère comme sien ce qu'elle voit dans le caractère dont elle a reçu la ressemblance (cf. 2 Cor. 3,18; cf. Gen. 1,26; cf. Sag. 7,26). Il convient cependant de modifier un peu l'exemple pour que l’idée soit appropriée à la raison; car l’image de la forme apparaissant dans le miroir est une imitation du modèle, tandis que pour le caractère de l’âme, notre idée est inverse : comme la forme de l’âme est faite à l'image de la beauté divine, lorsque l’âme regarde son modèle, alors c’est elle-même qu’elle voit avec clarté.

Quel est donc le trait divin auquel l’âme est conformée ? Ce ne sont ni le corps, ni la configuration, ni la forme, ni la taille, ni la solidité, ni le poids, ni le lieu, ni le temps, ni aucune des propriétés similaires par lesquelles on a connaissance de la création matérielle, mais une fois que l’on a écarté toutes les particularités de ce genre, c'est comme quelque chose d'intelligible, immatériel, intangible, incorporel et sans étendue que nous devons sans aucun doute concevoir le reste. Si le caractère du modèle est ainsi conçu, on doit logiquement reconnaître l’âme, qui y est entièrement conformée, d’après les mêmes caractères, à savoir qu’elle est, elle aussi, immatérielle, invisible, intelligible et incorporelle.

L'incorporéité est la vraie nature de l'homme

Réfléchissons donc si la nature humaine s’approche davantage de la beauté du modèle dans la vie charnelle ou hors de celle-ci. Or il est clair pour tous que, de la même manière que la chair, qui est matérielle, a été apparentée à la matérialité de cette vie, de même l’âme a part à la vie intelligible et immatérielle lorsqu’elle a secoué (cf. Luc 9,5) la matière qui la recouvre. Quel malheur y a-t-il donc là-dedans ? Si le véritable bien était le corps, il nous faudrait être fâchés de l’aliénation de la chair sous le prétexte que lorsque la mort nous détache de celle-ci, nous perdons en même temps que le corps toute parenté au bien. Mais étant donné que le bien qui est au-delà de toute intelligence, et à l’image duquel nous sommes faits, est spirituel et incorporel, il serait logique de croire que, quand nous traversons la mort (cf. Jn 5,24; cf. I Jn 3,14) et devenons incorporels, nous nous approchons de cette nature qui est exempte de toute épaisseur corporelle, et qu’en ôtant comme un masque hideux notre enveloppe charnelle, nous remontons vers la beauté familière à la ressemblance de laquelle nous avons été formés au commencement, nous qui sommes faits à l’image du modèle.

Or une telle pensée devrait être un sujet d’allégresse et non d'abattement, si l’on croit qu’après avoir rempli cette charge nécessaire, l’homme ne vit plus dans une chair étrangère : après avoir rendu à chacun des éléments la propriété qu’il avait quêtée auprès d’eux, il est retourné dans son foyer familier et naturel, qui est pur et incorporel. Car la matière du corps est en vérité étrangère à la nature incorporelle; l’esprit, dans cette vie, est uni à elle par la nécessité et mène malgré lui la vie d’un étranger. L'entrelacement mutuel des éléments, en effet, comme un peuple unique formé d'hommes de langues, de mœurs et d'origines différentes, est contraint et discordant, chacun étant entraîné par sa nature propre vers ce qui lui est apparenté et familier. Or l’esprit qui est mêlé à ces éléments n’est composé d’aucune partie et sa nature est simple et uniforme; mais il vit au milieu d’éléments étrangers et différents, alors qu’il n’est pas de même sorte que le peuple des éléments qui l’entourent; inséminé malgré lui dans la multiplicité du corps, il contraint sa propre nature en s'unissant avec les éléments étrangers; puisque ceux-ci, par une mutuelle désunion, sont naturellement entraînés vers ce qui leur est apparenté et familier, et que leur cohésion se dissout et se défait, la sensibilité en est nécessairement affligée, et avec elle la partie intellectuelle de l’âme qui, du fait de l'habitude, est toujours encline à s'attrister. L’esprit cesse donc d’être irrité et attristé quand il sort de la lutte engagée dans l'enchevêtrement des éléments contraires; en effet, lorsque le froid est mis en déroute par la chaleur victorieuse ou qu’à l’inverse la chaleur fuit devant la montée du froid, ou encore quand l’humidité recule devant la supériorité de la sécheresse, ou quand celle-ci voit sa solidité se dissoudre par la surabondance de l’humidité, alors la guerre qui a lieu en nous cesse avec la mort, et l’esprit vit en paix; il quitte le champ de bataille, je veux dire le corps, et loin de la mutuelle confrontation des éléments, il vit par lui-même et recouvre tranquillement sa force mise à l’épreuve par son union au corps ”.

Ampleur de l'ignorance humaine.

Voilà donc ce que dit l’esprit à ceux qui vivent dans le corps, et voici ce qu’il ajoute, tout comme s’il faisait entendre une voix : “ Hommes, où vous êtes, vous ne le savez pas exactement, et où vous irez, vous n’en avez pas encore connaissance. Ce qu’est par nature le présent, la raison n’a pu encore le découvrir : elle regarde seulement ce à quoi la vie l’accoutume, sans qu'elle puisse connaître la nature du corps, le pouvoir des sens, la disposition des membres organiques, l’ordre intérieur des entrailles, l’activité spontanée des nerfs, ni comprendre comment ce qu’il y a au-dedans de nous tantôt solidifie sa nature et se fait os, tantôt reçoit pour substance l’éclat lumineux de l’œil; ni comment la même nourriture et la même boisson tantôt s’affinent en cheveux, tantôt s'élargissent en ongles au bout des doigts; ni comment le feu qui brûle dans le cœur, en remontant à travers les artères, se répand sans arrêt dans tout le corps; ni comment ce que l’on boit, une fois passé dans le foie, change de forme et de qualité et, par une certaine altération, se convertit de lui-même en sang. La connaissance de ces phénomènes est jusqu’à présent restée mystérieuse, si bien que nous ignorons la vie dans laquelle nous vivons. Ce qu’est la vie dépourvue de sensation, ceux qui vivent dans la sensation ne peuvent en avoir aucune vision. Comment, en effet, voir par la sensation ce qui est en dehors de la sensation ?

L'irrationalité de la crainte.

Les deux sortes de vie sont donc également méconnues de nous, la première parce que nous ne regardons que ce que nous voyons, la seconde parce que la sensation est incapable de l’atteindre; dans ces conditions, qu'avez-vous, hommes, à étreindre l’une comme un bien sans la connaître, et à trembler de peur devant l’autre comme si elle était pénible et redoutable, pour la seule et unique raison que l’on ignore ce qu’elle est ?

Et pourtant, il est bien d’autres réalités, parmi celles qui nous apparaissent grâce à la sensation et que nous ne connaissons pas, dont nous n’avons pas peur : quelle est la nature des phénomènes célestes, qu’est-ce qui cause le mouvement rotatoire et inverse des pôles, qu’est-ce qui assure à la terre sa fixité, comment la nature fluente de l’eau surgit-elle toujours de la terre, comment celle-ci ne s’épuise-t-elle jamais ? Et il y a bien d’autres choses de ce genre dont nous n’avons pas connaissance, sans que pour autant nous jugions notre ignorance digne de crainte. Pourtant, même la nature divine, bienheureuse et insaisissable qui "surpasse toute intelligence" (Phil. 4,7), nous avons mis notre foi dans son existence, alors qu’aucune conjecture n'a encore saisi en quoi consiste son être; néanmoins nous aimons “de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre force” (Deut. 6,5) un être que nous ne connaissons pas et qu’il est impossible de saisir par le moindre raisonnement.

L'infantilité due à l'habitude.

Pourquoi cette peur irrationnelle surgit-elle donc seulement face à la vie qui nous attend après celle-ci, nous dont l'ignorance seule nous fait craindre ce que nous ne connaissons pas, tout comme les petits enfants effrayés par leurs suppositions sans fondement ? Si l’on veut voir la vérité des êtres, on circonscrit d’abord l’objet auquel on a affaire, puis on s’applique à définir sa nature et à se demander s’il est utile et acceptable, ou s’il est pénible et à éviter; mais ce qui est totalement obscur et inconnu, comment un être doué d’esprit le jugerait-il pénible, redoutant le simple abandon de l'habitude comme la menace d’un feu ou d’une bête sauvage ?

Or la vie nous enseigne clairement à ne jamais prendre l’habitude en considération, mais à convertir sans cesse nos désirs vers le bien. En effet, la vie ne demeure pas toujours à l’état embryonnaire pour les êtres qu'elle façonne, mais tant qu’ils sont dans les entrailles maternelles, la nature rend agréable et convenable la vie intra-utérine, et lorsqu’ils sortent, ils ne restent pas toujours suspendus aux mamelles, même si, pour autant qu’ils n’ont pas atteint l’âge opportun, c’est une habitude bonne et convenable; puis leur vie suit un autre cours, sans que l’habitude leur fasse aucunement regretter le sein maternel; ensuite, après l’enfance, les occupations des adolescents deviennent différentes, différentes aussi celles des plus âgés, et l’homme, en suivant l’évolution de ses occupations, change sans tristesse d’habitude en même temps que d’âge. Par conséquent, si un être encore nourri dans le ventre de sa mère avait une voix, il s’indignerait, lors de sa naissance, de se voir délogé des entrailles de celle-ci, et crierait quelle terrible souffrance il éprouve à être tiré hors de ce désirable séjour (c’est précisément ce qu’il fait en respirant pour la première fois, quand, à sa naissance, ses larmes jaillissent comme pour s’indigner et se plaindre d’être arraché à sa vie habituelle); de même, me semble-t-il, ceux qui ne supportent pas que la vie présente soit changée sont comme des embryons : ils veulent passer toute leur vie dans le sein de cette matière répugnante.

La mort est une seconde naissance.

Car lorsque le douloureux "enfantement de la mort" (Act. 2,24; cf. Rom. 8,22) fait naître les hommes à une autre vie, ils expérimentent alors, en s’avançant vers cette lumière et en aspirant le souffle pur, quelle différence il y a entre cette vie-là et la nôtre; en revanche, ceux qu’ils ont laissés à cette vie humide et molle, en vérité, sont des embryons et non des hommes, lorsqu’ils se lamentent sur celui qui, avant eux, est sorti des attaches qui nous enserrent, comme s’il avait perdu un bien; mais ils ne savent pas que son œil s’ouvre comme celui d’un nouveau-né en quittant les attaches de la vie présente (il faut, certes, entendre par là l’œil de l’âme (cf. Éph. 1,18), grâce auquel elle discerne la vérité des êtres), ni que s’éveille son sens acoustique, par lequel il entend les paroles ineffables “qu’il n’est pas permis à un homme de dire”, comme dit l’Apôtre (2 Cor. 12,4), ni que sa bouche s’ouvre et aspire le souffle pur et immatériel, qui le tend vers la voix intelligible et la Parole de vérité, lorsqu’il a été uni à l’écho du chœur des saints en fête; de même lui est accordé un goût divin, par lequel il sait, comme il est écrit dans le Psaume, que “le Seigneur est bon” (Ps. 33,9); grâce à son odorat il perçoit “la bonne odeur du Christ” (2 Cor. 2,15; cf. Éph. 5,2), et en recevant en outre le toucher, son âme tâte la vérité et “touche le Verbe”, comme en témoigne Jean (1 Jn 1,1).

Rétablissement du jugement de l'âme, troublé par les sens.

Si, après l’enfantement à travers la mort, ces possibilités et d’autres semblables sont offertes aux hommes, quel sens ont le deuil, l'air sombre et l’abattement ? Qu’il nous réponde maintenant, celui qui scrute la nature des choses, [48] s’il juge préférable de se tromper dans la saisie du bien à cause des sens corporels, plutôt que de regarder la réalité des choses elle-même à l’œil nu de son âme ! Car il s’ensuit nécessairement qu'ici-bas l’âme est l’esclave d’un jugement extérieur sur l’idée supposée du bien : en effet, puisque le corps d’un enfant ne peut pas encore contenir la perfection des facultés de l’âme, et que le plein développement des organes sensibles, lorsqu’ils naissent avec le nouveau-né, est donné immédiatement, pour ces raisons l’intelligence est d’abord devancée dans son jugement du bien par la sensibilité, et l’âme reçoit sans aucun examen critique ce que les sens, d’après ce qu’il leur a semblé, ont d’ores et déja considéré comme bon et que, par habitude, ils ont jugé d’avance comme tel; convaincue que le bien est ce que la sensation a au préalable jugé et attesté comme tel, elle voit le bien dans des couleurs, des saveurs et d’autres sottises de ce genre; comme ces dernières disparaissent après la sortie du corps, c'est en toute nécessité qu'apparaît à l’âme le vrai bien, auquel elle a été naturellement apparentée. Car la vue ne sera plus séduite par l’appât des couleurs, puisque cet œil qui est le nôtre aujourd’hui n’existera plus, et notre choix n’inclinera plus vers aucun autre objet qui caresse nos sens, étant donné que toute sensation corporelle se sera éteinte. Seule la faculté intellectuelle touchera, de façon immatérielle et incorporelle, le bien intelligible, si bien que la nature ne sera plus empêchée de recouvrer son bien propre, qui n’est ni la couleur, ni la forme extérieure, ni la dimension, ni la grandeur, mais ce qui dépasse toute représentation conjecturale.

 

TROISIEME PARTIE : DÉFENSE DU CORPS

 

Le corps, moyen de maturation : comparaison avec l'épi de blé (cf. Mc 4,27sq; cf. 1 Cor. 15, 35-49).

Que dira donc, selon toute vraisemblance, celui qui se plaint de la vie présente ? “Dans quel but et pour quel bénéfice avons-nous un corps, s’il a été démontré par la raison que la vie qui en est séparée est meilleure ?”. Nous lui répondrons que n’est pas non plus négligeable le profit qu’on en tire lorsqu'on sait regarder l’économie de la nature en son ensemble. De fait, la vie des anges est véritablement heureuse, elle qui n’a nul besoin de la pesanteur corporelle; et pourtant, notre vie n’est pas imparfaite non plus, quand on la compare avec la leur.

Car la vie présente est un chemin qui mène au terme de notre espérance, tout comme l’on voit sur les pousses le fruit qui commence à sortir de la fleur, et qui, grâce à elle, parvient à l’existence comme fruit, même si la fleur n’est pas le fruit. De même, la moisson qui naît des semences n’apparaît pas immédiatement avec son épi, mais c’est l’herbe qui est la première à pousser; ensuite, une fois l'herbe morte, la tige de blé surgit et ainsi le fruit mûrit à la tête de l’épi. L’agriculteur ne met néanmoins pas en cause la nécessité de ce cycle et de cette succession, en se demandant pourquoi la fleur vient avant le fruit, ou pour quelle raison l’herbe pousse la première de la semence, si à la fois la fleur aussi se perd et l’herbe s’assèche inutilement, sans contribuer en rien à la nourriture des hommes. Qui observe, en effet, les merveilles de la nature, sait que le fruit n’aurait pu arriver à maturité à partir des semences et des pousses si cette succession ingénieuse ne lui frayait un chemin pour sa maturation; ce n’est pas parce que l’herbe qui sort la première des semences est inutile pour notre jouissance, que ce qui se produit est vain et superflu; car celui qui manque de nourriture ne voit que son propre besoin, alors que la raison de la nature veille seulement à ce que la production du fruit s'achemine vers sa réalisation selon la succession qui a été fixée.

C'est pourquoi la semence pousse d'abord depuis le sous-sol à travers diverses racines, par lesquelles elle tire la nourriture qui lui convient grâce à l'humidité, puis fait surgir l'herbe en formant un gazon qui, à cause des dommages que provoque l'air, sert de couverture à la racine; elle n'est pas le fruit, mais elle aide et ouvre la voie à la maturation du fruit : premièrement, elle expurge d'elle-même la puissance contenue dans la semence (la nature rejetant en premier l'herbe comme un rebut du fruit), et ensuite elle constitue un abri pour que la racine ne souffre pas des atteintes de l'air, soit à cause du froid, soit à cause de la chaleur. Mais dès que, par la profondeur de ses racines, la semence a été rendue plus vigoureuse, alors, la racine n'ayant plus besoin de couverture, l'herbe est dorénavant négligée; tout l'effort est consacré à la croissance de la tige; avec un ingénieux savoir, la nature fabrique artistement l’équipement en forme de flûte dont la poussée, toute droite, le distingue des revêtements qui s'accumulent les uns sur les autres autour de lui; car la tige, lorsqu'elle est molle et sans vigueur, doit, pour commencer, être nourrie par eux et ceinturée, pour sa sécurité, par les liens intermédiaires; mais quand la tige a atteint la taille convenable, elle a désormais une longue chevelure : son revêtement final a fait apparaître l'épi qui s’est dégagé hors de lui et qui, partagé en plusieurs barbes semblables à des cheveux, cache le grain nourri à la base de celle-ci par les glumes.

Par conséquent, si le paysan ne se plaint ni des racines des semences, ni de l'herbe qui est rejetée hors de la semence, ni de la barbe de l'épi, mais voit en chacun de ces éléments un besoin nécessaire, par lequel la nature trace ingénieusement sa route et amène le fruit à sa maturité, en écartant ce dont elle n'a pas besoin et en expurgeant ainsi la semence féconde, il est temps que toi aussi, tu cesses de te plaindre : c’est par des voies nécessaires que notre nature chemine vers sa fin propre, et il faut que tu comprennes, d'après la comparaison avec les semences, que de toute façon la réalité présente a toujours une utilité et une nécessité relatives, bien que ce ne soit pas ce pour quoi nous sommes nés.

Car notre Créateur ne nous a pas destinés à la vie embryonnaire, et le but de la nature n'est pas la vie des nouveaux-nés; elle ne vise pas non plus les âges successifs qu’elle revêt sans cesse avec le temps par le processus d’altération qui change sa forme, ni la dissolution du corps survenant à la mort, mais tous ces états ainsi que tous les états de ce genre sont des étapes sur le chemin où nous avançons. Le but et le terme de la marche à travers ces étapes, c'est la restauration en notre ancienne condition, qui n'est autre que la ressemblance au Divin. Et de même que, d'après l'image de l'épi de blé, l'herbe rejetée en premier paraît également nécessaire à la raison de la nature, bien que ce ne soit pas pour elle que la culture de la terre, les revêtements, la barbe, la tige et ce qui la ceinture font l’objet des efforts de l'agriculteur, mais pour le fruit nourrissant qui, grâce à eux, vient à maturité, de même le terme attendu de la vie est la béatitude; mais aujourd'hui tout ce qui regarde le corps : la mort, la vieillesse, la jeunesse, l'enfance et la formation de l'embryon, tous ces états, comme autant d'herbes, de barbes et de tiges, forment un chemin, une succession et une potentialité permettant la maturité espérée. Celle-ci une fois prise en considération, si ta pensée est juste, tu n'auras ni haine pour ces choses ni, cependant, de passion ni de désir qui te fassent regretter d'en être séparé, ou qui te poussent à déserter et à passer du côté de la mort.

Rôle de la mort au sein même de la vie.

Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter, s'il le faut, à notre discours, même si cela semble hors de propos, qu’à chaque instant la nature se prépare à la mort, et que la mort est en tout point unie à la vie dans son progrès à travers le temps. En effet, comme la vie est sans cesse mue du passé vers l'avenir et ne va jamais en arrière, la mort est ce qui suit toujours étroitement l'activité de la vie : de fait, dans le passé, cessent complètement tout mouvement de vie et toute activité. Ainsi, puisque l'inertie et l'inaction sont le propre de la mort, et que de toute façon elles suivent toujours par derrière l'action de la vie, il n'est pas faux de dire que la mort est entrelacée à cette vie; et d'ailleurs, une telle idée pourrait se trouver pour nous confirmée dans sa vérité par le témoignage de l'expérience elle-même : l'homme d'aujourd'hui n'est pas le même qu'hier en son substrat matériel, mais il est certain que toujours une partie de lui meurt, empeste, se corrompt et se voit expulsée comme hors de sa demeure, je veux dire de la constitution du corps; la nature emporte la puanteur cadavérique et rend à la terre ce qui est désormais en dehors du pouvoir de la vie. C'est pourquoi, selon la parole du grand Paul, nous "mourons chaque jour" (1 Cor. 15,31); nous ne restons pas toujours identiques dans la même demeure corporelle, mais devenons chaque fois différents de ce que nous étions, sans cesse altérés, à force d’ajout et de rejet, comme en un corps nouveau. Pourquoi donc être dépaysés par la mort, alors qu'il a été démontré que la vie charnelle est préparation continuelle et exercice de la mort ? Et si l'on parle du sommeil et de la veille, c'est une autre forme d'union de la mort et de la vie dont on parle : les sens s'éteignent quand on dort et, à l'inverse, le réveil accomplit pour nous en lui-même la résurrection espérée.

La sauvegarde de la liberté humaine : la "tunique de peau" comme antidote.

Mais ces questions ne nous ont pas fait perdre de vue notre propos, même si une pensée digressive a conduit notre discours à d'autres considérations. Revenons donc à nouveau à notre propos, à savoir que dans l'attente des biens espérés, même la nature du corps n'est pas inutile. Car si nous étions tels que nous fûmes au commencement, nous n'aurions aucunement besoin de la “tunique de peau” (Gen. 3,21) et la ressemblance à Dieu brillerait sur nous. Le caractère divin qui se voyait sur nous au commencement n'était pas une qualité propre à une configuration ou à une couleur, mais les traits sous lesquels la beauté divine se laisse voir étaient aussi ceux qui embellissaient l'homme : par l'impassibilité, la béatitude et l'incorruptibilité, il imitait la grâce de son modèle. Toutefois, étant donné que, par la tromperie de l'Ennemi de la vie (cf. 1 Cor. 15,26), il pencha de lui-même vers la bestialité et la déraison, il peut sembler bon, si l'on n'y réfléchit pas, que les hommes soient écartés du mal malgré eux et ramenés au bien sous la contrainte; cependant le Créateur de la nature a jugé dommageable et injuste de frustrer la nature du plus grand des par une telle mesure. De fait, puisque l'homme a reçu forme divine et que l'honneur d'être libre fait son bonheur (car l'autonomie et l'indépendance sont propres à la béatitude divine), le pousser à quoi que ce soit par la contrainte eût été lui ôter de force cette dignité. En effet, si, par la force et la contrainte, il avait de lui-même détourné de ce qui lui plaît la nature humaine qui, libre de ses mouvements, s'était élancée vers ce qu'il ne faut pas, il lui aurait enlevé le privilège qu'il lui avait donné et l'aurait privée de l'honneur qui l'égale à Dieu (car la liberté est égalité à Dieu).

C'est pourquoi, afin que la nature garde sa liberté et que le mal disparaisse, la Sagesse de Dieu conçut le dessein de laisser l'homme dans l'état que celui-ci a voulu, de telle sorte qu'après avoir goûté aux maux qu'il désirait et appris par l'expérience quels biens il a échangé contre eux, il retourne librement, par son propre désir, à sa béatitude première, après avoir déchargé sa nature du passionnel et de l'irrationnel comme d'un fardeau, et s'être purifié, soit dans la vie présente par l'attention et la philosophie, soit après son départ d'ici-bas par la fonte qu'opère en lui le feu purificateur.

Car il en va comme d'un médecin qui possède, grâce à son art, un complet savoir des remèdes et des poisons, et qui conseille au jeune homme ce qu'il lui faut; or il ne saurait, par ses conseils, empêcher celui-ci, dont l'âge et l'esprit ne sont pas assez mûrs, de désirer un fruit ou une herbe nuisible; mais s'il a en sa possession toutes sortes de préparations contre les poisons, il permettra à son enfant de manger des aliments nocifs, pour que celui-ci comprenne par l'expérience des douleurs la justesse du conseil de son père et acquière le désir des aliments sains, et qu'ainsi le père redonne à son fils, grâce à ses contre-poisons, la santé qu'il perdit par l'absurde désir des aliments néfastes. De même, le tendre et bon Père de notre nature, qui sait ce qui nous garde en vie et ce qui nous l'ôte, fit connaître à l'homme quel aliment était néfaste et lui conseilla de ne pas en manger (cf. Gen. 2,17); toutefois, lorsque le désir du mal l'emporta, il ne manqua pas des bons antidotes qui lui permettraient de redonner à l'homme sa santé originelle. Car voyant que l'homme avait préféré ce plaisir qui est matériel à la joie spirituelle, il jugea bon de concourir d'une certaine façon à son impulsion au moyen de la “tunique de peau” (Gen. 3,21) dont il le revêtit à cause de l'inclination de l'homme au mal; grâce à cette tunique, la Sagesse divine, dispensant le bien au moyen de son contraire, fit des propriétés de la nature irrationnelle le vêtement de la nature rationnelle. En effet, cette “tunique de peau” porte en elle toutes les propriétés dont elle revêtait la nature animale : plaisir, colère, gourmandise, insatiabilité, etc.; elle fraie ainsi la voie à la décision humaine pour pencher d'un côté ou de l'autre, devenant matière soit au vice soit à la vertu.

Puisque telles sont les conditions de son existence dans la vie d'ici-bas, l'homme agira donc de son propre mouvement s'il distingue ce qui lui est propre de ce qui appartient à l'irrationnel et se tourne vers lui-même par une vie raffinée, et il purifiera sa vie présente de l'immixtion du mal en dominant la déraison par la raison. Cependant, s'il incline vers la pente irrationnelle des passions après avoir pris pour complice la peau des bêtes, c'est en vain qu'il décidera de se tourner vers le bien après la sortie du corps, mais il mesurera la différence entre la vertu et le vice, parce qu'il ne pourra pas prendre part à la vie divine sans être lavé par le feu purificateur de la souillure immiscée en son âme.

Voilà les raisons pour lesquelles nous avons nécessairement besoin du corps, grâce auquel notre liberté est sauve en même temps que notre retour au bien n'est pas entravé. C'est au contraire en faisant ce logique tour par le corps que vient spontanément en nous l'inclination au bien : certains, dès ici-bas, gardent à travers la vie charnelle, par l'impassibilité, une vie spirituelle prospère, comme nous l'entendons dire des patriarches, des prophètes et de ceux qui, avec eux et après eux, ont remonté par la vertu et l'amour de la sagesse la voie de la perfection (j'entends les disciples, les apôtres, les martyrs et tous ceux qui ont préféré la vie vertueuse à la vie matérielle et qui, même s'ils sont moins nombreux que la foule qui dérive vers le mal, ne témoignent pas moins qu'il est possible d'accomplir droitement la vertu dans la chair); les autres, éduqués à la vie future, rejettent le penchant passionné pour la matière dans le feu purificateur, et regagnent spontanément, par le désir du bien, la grâce prodiguée au commencement à la nature.

La perversion de la nature est provisoire. Cécité de l'âme.

Car le désir de ce qui est étranger ne reste pas éternellement présent dans la nature : chacun est rassasié jusqu'au dégoût de ce qui ne lui est pas propre, dont à l'origine la nature n'en avait en elle-même aucune part, tandis que seul ce qui est de même origine et de même provenance demeure continuellement désirable et aimable, tant que la nature reste inchangée en elle-même; toutefois, si elle est détournée par un mauvais choix, alors en elle vient le désir de ce qui lui est étranger, dont la jouissance charme non pas elle, mais sa passion. Une fois celle-ci disparue, le désir des biens contraires à la nature disparaît aussi et ce qui lui est familier lui redevient désirable et convenable, à savoir la pureté, l'immatérialité et l'incorporéité, et l'on ne se trompera pas en disant qu'elles sont le propre de la Divinité qui est au-dessus de tout.

Car pour les yeux du corps, lorsqu'un écoulement trop piquant a troublé leur souffle visuel, l'obscurité leur devient propre à cause de la parenté de l'épaisseur avec la ténèbre, mais dès que la gêne optique a été éliminée par un traitement médical, la lumière redevient un élément familier et convenable qui se mêle à la pureté et à l'éclat de la pupille. De même, quand le vice, par la tromperie de l'Adversaire, s'est écoulé comme un liquide dans l'œil de l'âme, le raisonnement, familiarisé par la passion avec l'obscurité, a penché de lui-même vers la vie de ténèbre (en effet, “quiconque fait le mal hait la lumière” (Jn 3,20), comme le dit la Parole divine), mais une fois le mal éliminé des êtres et revenu au néant, à nouveau la nature se tourne avec plaisir vers la lumière, puisque ce qui troublait la pureté de l'âme a disparu.

La chair n'est pas la cause du mal. Sens des besoins corporels.

Il est donc vain, comme nous venons de le démontrer, d'être hostile à la nature de la chair; car ce n'est pas d'elle qu'a dépendu la cause des maux (sinon, elle dominerait de façon égale tous ceux qui ont eu pour sort la vie corporelle). Au contraire, chacun de ceux dont on garde en mémoire la vertu vivait dans la chair, sans vivre pour autant dans le vice : c'est là une preuve évidente que ce n'est pas le corps qui est la cause des passions, mais le choix qui produit les passions. Car le corps se meut conformément à sa nature propre, et se dirige par sa propre impulsion vers ce qui lui permet de conserver sa cohésion et sa permanence. Par exemple, si le corps a besoin de manger et de boire, c'est pour que la force qu'il perd par la transpiration soit ajoutée au reste en remplacement : tel est le motif de l'appétit; par la succession des générations, la nature du corps, bien que mortelle, redevient immortelle; c'est pourquoi cette impulsion à la procréation lui est également appropriée; en outre, notre corps a été dépourvu de la couverture des poils, si bien que nous avons besoin d'un vêtement étranger; de plus, ne pouvant soutenir les chaleurs, froidures et pluies excessives, nous avons cherché un abri en construisant des maisons. Si l'on réfléchit de façon rationnelle au besoin, on admet sans embarras chacun des manques de ce genre, en limitant le but du besoin à la satisfaction de l'appétit : le logement, le vêtement, l'union sexuelle et la nourriture, chacun de ces expédients permet de remédier à l'insuffisance de la nature.

La perversion des besoins en passions insatiables est la véritable cause du mal.

Toutefois, si l'on devient esclave des plaisirs, on fait des besoins nécessaires le chemin des passions : au lieu de la satiété, on recherche la volupté, au lieu du vêtement, on choisit l'ornement, au lieu du besoin de logement on préfère le luxe, et au lieu de la procréation on vise les plaisirs illégitimes et défendus.

C'est ainsi que la cupidité fait irruption par des portes grandes ouvertes dans la vie humaine, et que les vices tels que la mollesse, l'orgueil, la vanité et la débauche sous toutes ses formes poussent comme des rejets et des branches mortes sur nos besoins nécessaires, lorsque l'appétit franchit les limites du besoin et s'élargit aux envies superflues. En effet, qu'a de commun avec l'utilité de la nourriture l'argent ciselé incrusté d'or et de pierres ? Et pourquoi le manteau a-t-il besoin de fil d'or, de pourpre éclatante et de dessins brodés, par lesquels les tisserands représentent guerres, bêtes sauvages et semblables motifs sur les tuniques et les vêtements qui recouvrent celles-ci, alors qu'alliée à ce luxe naît la maladie de la cupidité ? C'est que, pour obtenir l'équipement et les ressources que ce luxe requiert, ils tirent de leur cupidité la matière de leurs désirs. Mais la cupidité a ouvert la voie à l'insatiabilité qui est, selon Salomon (Prov. 23,27), “le tonneau percé" qui déçoit toujours ceux qui le trouvent vide en venant y puiser. Par conséquent, ce n'est pas le corps qui est l'origine des malheurs, mais le choix qui pervertit le but du besoin en désirs déplacés.

QUATRIEME PARTIE : LA RÉSURRECTION DU CORPS

 

Dignité du corps purifié par la mort. Image du bloc de fer.

Que les insensés n'offensent donc pas leur corps : c'est par lui, lorsqu'après cette vie, il aura été recomposé par la régénération en un état plus divin, que l'âme sera embellie, la mort expurgeant ce qui est superflu et inutile à la jouissance de la vie future. Car ce qui nous sera utile dans la vie à venir n'est pas ce qui aujourd'hui nous convient, mais les dispositions de notre corps seront adaptées et conformes à la jouissance de cette vie-là, et harmonieusement préparées à la participation aux biens.

Par exemple (il vaut mieux éclaircir sa pensée par un exemple tiré de réalités connues), le bloc de fer est utile à l'art du forgeron, même quand l'artisan ne le travaille pas et qu'il s'en sert comme enclume; mais lorsque le fer doit être transformé en un objet plus raffiné, alors il prend soin de le purifier par le feu et d'écarter toute la partie terreuse et inutile, que ceux qui pratiquent cet art appellent scorie, et ainsi l'ancienne enclume, une fois affinée, est devenue une cuirasse ou un autre objet ouvragé, que la fonte a purifié d'un tel rebut, mais que, tant qu'on avait besoin d'enclume, on ne considérait pas comme un rebut; car la scorie elle aussi contribuait en partie à la grosseur du fer, quand elle était mêlée au bloc.

Si nous avons compris cet exemple, il faut donc ramener dès à présent à notre propos la pensée que l'on a vue dans l'exemple. Quelle est-elle donc ? La nature du corps a actuellement beaucoup de qualités semblables à des scories, qui pour la vie présente comportent un certain intérêt, mais qui sont parfaitement inutiles et étrangères à la béatitude attendue après cette vie. Par conséquent, ce qui dans le feu reste du fer, une fois que la fonte a rejeté tout ce qui est inutile, c'est ce qui, à travers la mort, est redressé pour le corps après que la dissolution du cadavre a rejeté tout rebut. Ainsi apparaît tout à fait clairement, si l'on examine sérieusement la question, ce dont le corps est purifié plus tard et qui, si nous n'en avions pas besoin dans la vie présente, serait dommageable pour cette vie-ci.

Au reste, pour plus de clarté, nous allons en peu de mots nous expliquer. Supposons que le bloc soit l'appétit qui s'exerce naturellement pour tout, et la scorie, ce vers quoi l'appétit nous pousse actuellement : plaisir, richesse, amour de la gloire, pouvoir, colère, orgueil, etc.; de toutes ces passions, la mort purifie radicalement; une fois dépouillé et purifié d'elles toutes, l'appétit tournera son activité vers ce qui est seul enviable, désirable et aimable, sans éteindre complètement les impulsions qui résident naturellement en nous et nous entraînent vers de telles passions, mais en les convertissant vers la participation immatérielle aux biens. Là se trouve l'amour sans fin de la vraie beauté, là, la louable avidité des "trésors de la sagesse" (Col. 2,3), la belle et bonne soif de gloire, corrigée en vue de la participation à la royauté divine, et la belle passion de l'insatiabilité, dont la bénéfique attirance n'est jamais frappée de la satiété des réalités d'en haut. Sachant qu'aux temps opportuns l'Artisan de l'univers reforgera le bloc du corps pour en faire "une arme qui lui plaise" (Ps. 5,13), en fabriquant, comme le dit l'Apôtre, la “cuirasse de la justice”, le “glaive de l'Esprit”, le “casque" de l'espérance (Éph. 6,14-17) et toute “l'armure de Dieu” (Éph. 6,11), chéris donc ton propre corps, conformément au commandement de l'Apôtre, qui dit que “nul n'a jamais haï son propre corps” (Éph. 5,29): c’est le corps purifié qui doit être aimé, non la scorie mise au rebut.

Assurance de la transformation du corps, mystère de la divinisation de ses attributs.

Car il est vrai, comme le dit la parole divine, que “si la tente où nous demeurons sur la terre vient à être détruite”, alors nous la trouverons changée en un “édifice construit de la main de Dieu et non de celle de l'homme, une demeure éternelle dans les cieux” (2 Cor. 5,1), digne d'être elle-même pour Dieu une “habitation dans l'Esprit” (Éph. 2,22). Et que personne ne me dessine le caractère, la forme et l'aspect de cette demeure qui n'est pas faite de main d'homme, en imitant les caractères qui apparaissent actuellement sur nous et nous distinguent les uns des autres par les traits qui nous sont propres ! Car les oracles divins ne nous ont pas seulement annoncé la résurrection, mais la divine Écriture garantit aussi que doivent être transformés (cf. 1 Cor. 15,51) ceux qui seront renouvelés (cf. Col. 3,10) par la résurrection; de toute nécessité doit donc être caché et ignoré entièrement ce en quoi nous serons changés, puisque l’on ne voit, dans la vie présente, aucun exemple des réalités espérées. Maintenant en effet, tout ce qui est épais et solide est naturellement emporté vers le bas, mais alors, la modification du corps l’entraîne vers le haut : ainsi la Parole dit qu'après la transformation de la nature en tous ceux qui sont revenus à la vie grâce à la résurrection, “nous serons emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur” (1 Thes. 4,17). Si, par conséquent, le corps des êtres transformés n'a plus de poids, mais que se meuvent dans les régions célestes avec la nature incorporelle ceux dont les éléments ont été recomposés en une condition plus divine, forcément le reste des propriétés du corps sont également changées en attributs plus divins : ainsi la couleur, la forme, le contour et toutes ses propriétés prises individuellement.

Spiritualisation de la sexualité.

C'est pourquoi nous ne trouvons nullement nécessaire de voir en ceux que la résurrection aura transformés la différence (cf. Luc 20,35) qu'à présent la nature comporte nécessairement à cause de la succession des générations (et cependant, qu'il n'y en aura aucune, on ne peut l’affirmer clairement, vu que nous ignorons en quoi ces propriétés, sous l’effet de la transformation, seront changées); néanmoins, que tous forment un seul genre, lorsque tous seront "un seul corps dans le Christ" (Rom. 12,5; cf. Éph. 4,3sq; cf. 1 Cor. 12,12sq), conformés à un seul caractère, nous n'en doutons pas, car sur tous l'image divine resplendira également; mais ce qui remplacera de telles propriétés lors de la transformation de notre nature, nous affirmons que ce sera mieux que tout ce qu'on peut imaginer par la pensée.

Pour ne pas laisser nos propos entièrement inexercés sur ce sujet, nous disons qu'étant donné que la différence entre mâle et femelle n'a pas par nature d'autre fonction que la procréation, il est peut-être digne des biens que promet la bénédiction de Dieu (cf. Gen. 1,28; cf. 2 Cor. 9,5) de conjecturer que la faculté procréatrice de la nature servira à cet enfantement auquel eut part le grand prophète Isaïe, qui a dit : “De ta crainte, Seigneur, nous avons conçu, nous avons éprouvé les douleurs et nous avons enfanté; à ton esprit salvateur nous avons donné naissance sur la terre” (Is. 26,18). Car si un tel enfantement est bon, et que la maternité devient cause de salut, comme le dit l'Apôtre (1 Tim. 2,15), jamais l'on ne cesse de faire naître l'esprit salvateur, lorsque par un tel enfantement on a mis au monde pour soi-même la multiplicité des biens.

Abolition des particularités dues à l'âge ou à la maladie.

Toutefois, même si l’on dit que nous retrouverons identique, une fois revenus à la vie, le caractère auquel nous avons été conformés, il n’est pas non plus facile pour notre pensée de deviner s’il en sera ainsi ou non. Si l'on prétend, en effet, que le retour à la vie se fera sous la même forme, notre réflexion tombera dans un grand embarras, car l'homme ne reste pas toujours identique à lui-même et ne garde pas la forme qui le caractérise, puisqu’il prend tantôt telle forme, tantôt telle autre selon les âges et les maladies : autre est l’aspect de l’enfant et de l'adolescent, autres ceux du jeune, de l'adulte, de l'homme d'âge moyen, de l'homme sur son déclin, de l'homme âgé et du vieillard; aucun d'entre eux n'est semblable à l'autre. Mais il en va de même de l'homme couvert de taches à cause de la jaunisse, du corps que l'hydropisie fait enfler, du malade qui dépérit en se desséchant, de l'obèse souffrant d'un mauvais mélange des aliments, de l'atrabilaire, du sanguin et du flegmatique : chacun d'entre eux prenant l'aspect de la maladie qui les domine, on ne peut convenablement penser que ces différences subsistent après le retour à la vie, lorsque la transformation fait tout passer à une condition plus divine.

Le corps, expression de l'âme

Il n'est pas aisé non plus d’envisager par analogie sous quelle forme nous nous épanouirons, étant donné que conformément à la foi, les biens que l'espérance nous propose dépassent la vue, l’ouïe et l’intelligence (cf. 1 Cor. 2,9); ou bien peut-être, si l’on dit que la qualité propre des traits moraux est la forme sous laquelle chacun sera reconnaissable, ne sera-t-on pas complètement dans le faux. Car de même que maintenant la transformation qui fait alterner en nous tel ou tel élément produit en chacun les différences qui le caractérisent, selon l’augmentation ou la diminution de l’un des éléments contraires dont dépendent la configuration et la couleur qu’a notre aspect propre, de même, à mon avis, ce qui donne alors à chacun son aspect du point de vue de la forme, ce ne sont pas ces éléments-là, mais ce qui le caractérise, ce sont les propriétés concernant le vice ou la vertu, dont le mélange détermine de telle ou telle manière par sa qualité notre forme; et il en va à peu près de même dans la vie présente : lorsque l'expression extérieure du visage révèle celle, secrète, de l'âme, nous reconnaissons facilement l'homme dominé par la tristesse, emporté par la colère ou débridé dans ses désirs et, inversement, l'homme radieux, sans courroux ou embelli par l'auguste empreinte de la tempérance.

Par conséquent, de même que dans la vie actuelle, la qualité du cœur est exprimée par l’aspect extérieur, et que par sa forme l’homme est à l’image de ce qu'il éprouve intérieurement, de même, me semble-t-il, une fois la nature passée à une condition plus divine, l'homme prend la forme que lui donnent ses traits moraux, sans que son essence soit différente de son apparence, mais il est connu tel qu'il est : tempérant, juste, doux, pur, aimant, pieux (cf. 2 Tim. 3,4) ou encore, dans ces vertus, doté de tous les biens, ou paré d'un seul, ou bien de la plupart, ou inférieur en celui-ci, mais supérieur en tel autre.

L'union des corps glorieux en Dieu

C’est selon les propriétés de ce genre, qui manifestent la supériorité morale ou son contraire, que les individus sont répartis en diverses formes qui les distinguent les uns des autres, jusqu'à ce qu'une fois “le dernier Ennemi détruit”, comme dit l'Apôtre (1 Cor. 15,26), et le mal entièrement chassé de tous les êtres, brille sur tous comme l’éclair l’unique beauté divine, à laquelle nous avons été conformés au commencement, c’est-à-dire la lumière, la pureté, l’incorruptibilité, la vie, la vérité et semblables perfections : car il n'est nullement invraisemblable que nous soyons et paraissions “enfants du jour et de la lumière” (1 Thes. 5,5; Éph. 5,8). Et l'on ne trouvera aucun changement de lumière, de pureté et d'incorruptibilité, ni aucune différence entre êtres de genre identique, mais une grâce unique rayonnera en tous, lorsque, devenus “fils de la lumière” (1 Thes. 5,5; Jn 12,36), ils “resplendiront comme le soleil”, selon la Parole véridique du Seigneur (Mat. 13,43). Mais la promesse de la Parole de Dieu que "tous seront rendus parfaits pour que tous soient un" (Jn 17,21-23), c’est en même temps la pensée qu'une seule et unique grâce se manifestera en tous (cf. Tite 2,11), de sorte que chacun rende grâce à son voisin de la même joie, et qu'ainsi chacun se réjouisse en voyant la beauté de l'autre et réjouisse à son tour celui-ci, sans qu'aucun vice n'en altère la forme en lui donnant la moindre empreinte de laideur.

 

PÉRORAISON

 

Tristesse du monde et tristesse selon Dieu.

Voilà ce que notre esprit nous a dit au nom des défunts, en empruntant autant que possible leur voix pour nous répondre. Quant à nous, concluons par la parole du grand Paul nos conseils aux personnes accablées par le deuil : “Je ne veux pas, frères, que vous soyez dans l'ignorance au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort, afin que vous ne soyez pas attristés comme les autres, qui n'ont pas d'espérance” (1 Thes. 4,13).

Donc, si nous avons reçu un enseignement digne d'intérêt sur les morts, par les développements philosophiques que notre discours a fournis à leur sujet, n'acceptons plus cette tristesse-là, qui est basse et servile, mais s'il faut être attristés, choisissons cette tristesse qui est louable et vertueuse. Car de même que le plaisir est tantôt bestial et irrationnel, tantôt pur et immatériel, de même l'opposé du plaisir se divise en vice et en vertu. Il existe donc aussi une forme de deuil que l'on peut considérer comme heureux (cf. Mat. 5,4) et qu'il ne faut pas rejeter si l'on veut acquérir (cf. 1 Tim. 4,4) la vertu; c'est le contraire de cet abattement qui est irrationnel et servile. En effet, celui qui a connu ce dernier se reprochera par la suite avec regret d'avoir été entraîné au-delà de ce qu'il convient, dès lors que la passion eut sur lui le dessus; au contraire, le deuil dit heureux (cf. Mat. 5,4) revêt un air sombre qui ne contient ni regret (cf. 2 Cor. 7,10) ni honte pour ceux qui, grâce à lui, accomplissent une vie vertueuse. Car on est vraiment en deuil lorsque l'on perçoit ces biens que l'on a perdus par sa chute, et que l'on compare cette vie périssable et souillée à cette béatitude intacte dont on jouissait librement avant que l'on fasse de la liberté mauvais usage, en voyant que plus le deuil pèse pour une vie telle que celle-ci, plus vite on acquiert les biens que l'on désire. De fait, la perception de la perte de la beauté suscite un zèle ardent pour les biens désirés.

Puisqu'il existe aussi un deuil salutaire, ainsi que notre discours l'a offert en exemple, comprenez donc, vous qui êtes facilement portés à la passion de la tristesse, que nous ne condamnons pas la tristesse, mais que nous vous conseillons celle qui est bonne, plutôt que celle que nous blâmons. Ne vous attristez donc pas de “la tristesse du monde, qui produit la mort” (2 Cor. 7,10), comme le dit l'Apôtre, mais de “la tristesse selon Dieu” (2 Cor. 7,10), dont la fin est le salut de l'âme. Car les larmes versées au hasard et en vain sur les morts peuvent même entraîner la condamnation de celui qui gère mal ce qui est utile. De fait, si "Celui qui a fait l'univers avec sagesse" (Ps. 103,24) a fixé dans notre nature cette disposition à la tristesse, afin qu'elle nous purifie du péché qui nous dominait auparavant et soit un viatique qui permette d'avoir part aux biens espérés, peut-être celui qui pleure en vain et inutilement sera-t-il accusé par son propre Maître comme, dans l'Évangile (cf. Luc 16,1sq), le mauvais intendant qui a dilapidé inutilement la richesse qui lui avait été confiée; car tout ce qui est utilisé en vue du bien est une richesse qui est comptée parmi les plus précieux des trésors.

L'ultime Consolation.

C'est pourquoi “je ne veux pas, frères, que vous ignoriez au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort” (1 Thes. 4,13) ce qui nous a été enseigné, ni aucun autre enseignement que l'Esprit Saint révèle en outre aux plus parfaits, “afin que vous ne soyez pas attristés comme les autres, qui n'ont pas d'espérance” (1 Thes. 4,13); en effet, seuls les incroyants peuvent limiter à l'existence présente l'espérance de vivre et considèrent la mort comme un malheur, parce qu'ils n'ont pas d'espoir en ce que nous croyons. Nous, en revanche, qui avons foi dans le majestueux Garant de la résurrection d'entre les morts, le Maître même de la création tout entière, qui est mort et ressuscité afin que la foi dans la parole de la résurrection soit confirmée par la réalité, nous n'avons aucun doute dans l'espérance des biens, en présence de laquelle la tristesse au sujet des morts n'aura pas de place. Notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ, "Consolateur des malheureux" (2 Cor. 7,6), "consolera votre cœur et l'affermira" (2 Thes. 2,17; 1 Pi. 5,10) dans son Amour grâce aux bienfaits de sa miséricorde. Car c'est à Lui qu'appartient la gloire pour les siècles des siècles.