L'auteur pose d'abord la question de l'Origine du Mal; puis il explique en quoi consiste la Malice d'un acte coupable ; il montre ensuite que les actes mauvais procèdent du Libre Arbitre ou de la libre détermination de la volonté humaine , parce que la raison n'est contrainte par personne à se soumettre à la passion, qui domine dans tout acte mauvais.



LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.DIEU EST-IL L'AUTEUR DE QUELQUE MAL ?

1. Evode. Dis-moi, je te prie, si Dieu n'est pas l'auteur du mal.

— Augustin. Je te le dirai, dès que tu auras éclairci ta question. De quel mal entends-tu parler? car nous prenons ordinairement ce mot dans deux sens. Dans le premier nous disons: cet homme a mal agi, et dans le second : cet homme a souffert de grands maux.

— E. J'entends ici ce mot dans l'un et l'autre sens.

— A. Eh bien ! si tu crois ou comprends que Dieu est bon, et le contraire n'est pas permis, il ne peut mal agir; si nous admettons ensuite qu'il est juste, et le nier serait un blasphème, il s'ensuit qu'il distribue aux bons les récompenses, et aux méchants les supplices. Or les supplices sont des maux pour ceux qui les souffrent. Mais personne n'est puni injustement, il faut encore l'avouer, puisque nous croyons à une Providence Divine gouvernant cet univers. Il est donc certain que Dieu n'est pas l'auteur du mal entendu dans le premier sens, mais qu'il l'est du mal entendu dans le second.

— E. Puisque Dieu n'est pas l'auteur de ce mal, il y en a donc un autre?

— A. Sans doute, puisque le mal se fait, il faut bien qu'il ait un auteur; mais si tu prétends qu'on te dise son nom, tu veux l'impossible ; car ce n'est pas une personne unique chaque méchant est l'auteur de ses méfaits. Si tu en doutes, réfléchis à ce que nous disions tout à l'heure: c'est la justice de Dieu qui punit les mauvaises actions. Or elles ne seraient pas punies avec justice, si elles n'étaient volontaires (1).

2. E. Je doute qu'un homme pèche, sans avoir été instruit à pécher. S'il en est ainsi, je voudrais savoir qui est celui qui nous a appris à mal faire.

— A. Crois-tu que l'instruction soit un bien?

— E. Qui oserait dire que l'instruction soit un mal?

— A. Et si elle n'était ni bonne, ni mauvaise?

— E. Pour moi je crois qu'elle est un bien.

— A. Tu as parfaitement raison, c'est par elle que la science nous est donnée ou qu'elle s'éveille en nous; et personne, sans instruction, ne connaît quoi que ce soit. Es-tu d'un autre sentiment?

— E. Je pense que l'instruction ne nous apprend que le bien.

— A. Vois donc si on ne s'instruit pas du mal; car instruction vient d'instruire.

— E. Mais si le mal ne s'apprend pas, d'où vient que les hommes le font?

— A. Cela vient peut-être de ce qu'ils se détournent de l'instruction et qu'ils y deviennent étrangers; mais que telle soit la vraie raison, ou qu'il yen ait une autre, peu importe. Puisque l'instruction est un bien, et que le mot lui-même ne signifie pas autre chose que apprendre, il demeure acquis manifestement que le mal ne peut s'apprendre. Car s'il s'apprenait, il serait contenu dans l'instruction, et alors l'instruction ne serait plus un bien; mais elle est un bien, tu l'as admis toi-même. Le mal ne s'apprend donc pas, et c'est en vain que tu cherches un maître qui nous aurait appris à le commettre. Ou bien, si on nous l'apprend, c'est pour nous enseigner à l'éviter, et non pas à le faire; et il s'ensuit que faire le mal n'est rien autre chose que renoncer à l'instruction.

3. E. Maintenant je suis d'avis qu'il y a deux sortes d'instructions; par l'une on nous apprend à faire le bien, par l'autre, à commettre le mal. Tout à l'heure lorsque tu m'as posé cette question: l'instruction est-elle un bien,? j'étais préoccupé par l'amour même du bien, je n'avais en vue que l'instruction qui nous apprend à bien faire, et c'est de celle-ci que j'ai dit dans ma réponse: elle est un bien. Maintenant je m'aperçois qu'il y en a une autre; j'affirme sans aucune espèce de doute, que celle-là est un mal; et je te demandé qui en est l'auteur.

— A. Admets-tu au moins que l'intelligence soit un bien sans mélange?

— E. Pour cela, je l'admets pleinement; je ne vois pas ce qu'on pourrait trouver dans l'homme de meilleur que l'intelligence; et il ne me paraît pas possible de dire qu'aucune intelligence puisse être mauvaise, à aucun point de vue. — A. Eh bien ! quand on instruit un homme, s'il n'a pas l'intelligence de ce qu'on lui enseigne, pourras-tu dire qu'il s'instruit véritablement?

— E. Je ne le pourrai.

— A. Alors, si d'une part toute intelligence est bonne, si de l'autre personne ne s'instruit sans intelligence, il s'ensuit que quiconque s'instruit, fait bien; car celui qui s'instruit, comprend, et celui qui comprend , fait bien. Donc, chercher l'auteur de notre instruction , c'est chercher l'auteur par qui nous faisons le bien. N'essaie donc plus de trouver je ne sais quel docteur mauvais. S'il est mauvais, il n'est pas docteur; et s'il est docteur, il n'est pas mauvais.

CHAPITRE II.AVANT DE RECHERCHER L'ORIGINE DU MAL, IL FAUT SAVOIR CE QUE NOUS DEVONS CROIRE SUR DIEU.

 

4. E. Me voilà suffisamment forcé d'avouer que nous n'apprenons pas à faire le mal; fais-moi donc connaître l'origine du mal.

— A. Tu soulèves une question qui m'a violemment agité dès ma première jeunesse; c'est elle qui, de guerre lasse, m'a poussé vers les hérétiques et m'a précipité dans l'hérésie. Cette chute me brisa, et je demeurai comme; écrasé sous le monceau de leurs fables et dé leurs vaines erreurs. Jamais je n'aurais pu me re-lever, si le désir de trouver la vérité rie m'avait obtenu le secours de Dieu ; je ne pourrais même plus respirer du côté de la première des libertés : celle de chercher. Comme ma délivrance s'est opérée de la manière la plus sérieuse, je parcourrai avec toi, dans l'examen de cette question, le chemin que j'ai moi-même suivi et qui m'a fait aboutir. Dieu interviendra pour nous faire comprendre ce que nous croyons, car nous avons ainsi la certitude de suivre la marche prescrite dans ce texte du Prophète : a Si vous ne croyez d'abord, vous « ne comprendrez pas (1). » Nous croyons donc que tout ce qui est a Dieu pour auteur, et que cependant Dieu n'est pas l'auteur des péchés (2): Mais voici ce qui trouble notre esprit : si les âmes que Dieu a faites sont les auteurs des péchés, si ces âmes ont Dieu pour auteur, comment ne pas voir une relation de cause assez étroite entre le péché et Dieu?

5. E. Tu as parfaitement exprimé ce qui fait le tourment de ma pensée, ce qui m'a contraint et entraîné à scruter ce problème.

E. Sois ferme et crois énergiquement ce que tu crois. On ne peut rien croire de mieux, lors même qu'il serait impossible d'en trouver la raison. Et en vérité, le commencement de toute religion consiste à concevoir de Dieu l'idée la plus excellente. Or personne n'a cette idée de Lui, s'il ne croit qu'il est tout-puissant et incapable du moindre changement; Créateur de tous les biens et meilleur lui-même que toutes ses oeuvres ; gouverneur de toute sa création et la régissant selon la plus parfaite justice; n'ayant eu besoin d'aucune nature existante pour créer, comme quelqu'un qui n'aurait pas trouvé en lui-même de quoi suffire à son oeuvre. C'est pourquoi il a créé toutes choses de rien; et de lui-même, il a non pas créé, mais engendré son égal, Celui que nous appelons le Fils unique de Dieu, Celui que dans nos efforts, pour le désigner plus clairement, nous nommons la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu, par laquelle il a fait toutes choses, en les faisant sortir du néant. Ces principes établis, cherchons, avec le secours divin, à comprendre la question, et procédons de cette manière.

CHAPITRE III.LA PASSION EST LE PRINCIPE DU MAL

6. A. Avant de répondre à ta question sur l'origine du mal, il faut examiner ce que c'est que mal faire. Donne-moi d'abord tes idées sur ce point; et si tu ne peux tout exprimer-en peu de paroles, fais-moi une énumération détaillée des actes mauvais, en me disant ce que tu en penses.

— E. Le temps et la mémoire me feraient défaut pour les énumérer tous. Je me bornerai à te désigner les adultères, les homicides et les sacrilèges, comme des actions de la malice desquelles personne ne doute.

— A. Mais dis-moi d'abord pourquoi tu penses que l'adultère est une mauvaise action. Est-ce parce que les lois le défendent?

— E. Evidemment ce n'est pas parce que la législation le défend, que l'adultère est un mal; au contraire, c'est parce qu'il est un mal qu'il est défendu par les lois.

— A. Mais si quelqu'un nous pressait, et nous énumérant les voluptés de l'adultère, nous demandait pourquoi nous le jugeons un mal et un acte méritant condamnation, devrions-nous invoquer l'argument d'autorité et nous retrancher dans le texte de la loi, quand il s'agit non pas de croire, mais de comprendre? Certes, je vois avec toi, je crois inébranlablement, je crie à toutes les sociétés et à toutes les nations du monde, qu'elles doivent croire que l'adultère est un mal. Mais cette vérité que nous admettons par la foi, nous cherchons ici à la comprendre, et à en acquérir la plus haute certitude scientifique. Réfléchis donc sérieusement, et dis-moi sur quelle raison tu établis la malice de l'adultère.

— E. Je me rends compte de la malice de l'adultère, en ce que je ne voudrais pas le souffrir dans mon épouse. Or celui-là commet le mal qui fait à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît à lui-même.

— A. Et que dirais-tu d'un homme dont la passion serait telle, qu'il offrirait sa femme à un autre et la lui livrerait volontiers, lui-même, à charge de réciprocité? Penses-tu qu'il ne serait pas coupable?

— E. Il serait très-coupable.

— A. Cependant cet homme ne pèche pas contre la maxime citée tout à l'heure. Il ne fait pas à autrui ce qu'il ne veut pas qu'on lui fasse à lui-même. Ainsi cherche une autre raison pour rendre compte de la malice de l'adultère.

7. E. Ne puis-je pas dire que l'adultère est un mal parce que j'ai vu souvent condamner des hommes qui en étaient accusés ?

— A. Mais quoi ? N'a-t-on pas fréquemment aussi condamné des hommes pour avoir fait le bien? Lis l'histoire, et, pour ne pas te renvoyer à d'autres écrits, lis celle qui l'emporte sur les autres par le sceau de l'autorité divine dont elle est revêtue. Tu y verras quelle mauvaise opinion nous devrions avoir des apôtres et de tous les martyrs, si nous nous avisions de considérer les condamnations judiciaires comme un signe certain du crime. Ils ont tous été jugés et condamnés pour avoir confessé la foi; si donc tout ce que les tribunaux condamnent est un mal, c'était un mal à cette époque de croire au Christ et de confesser cette croyance. Et si, au contraire, ce qu'on condamne n'est pas par cela même un crime, cherche une autre raison pour nous montrer en quoi consiste la malice de l'adultère.

— E. Je ne vois pas ce que je pourrais te répondre.

8. A. Pour moi, il me semble que la passion expliquerait la malice de l'adultère. Tu n'es en peine que parce que tu cherches au dehors la malice d'un acte, quand tu peux la prouver facilement dans cet acte même. Oui, la malice [324] de l'adultère est dans la passion qui le fait commettre. Pour mieux le comprendre, suppose un homme empêché d'abuser de la femme d'autrui, mais qui le désire, et croit, pour une raison ou pour une autre, y parvenir, en un mot, qui est prêt à le faire s'il le pouvait. N'est-il pas vraiment coupable, comme si on le surprenait en flagrant délit?

— E. Ce raisonnement est de la plus claire évidence; et il n'est pas besoin, je le vois, d'un long discours pour me le faire appliquer à l'homicide, au sacrilège et à tous les autres crimes. Il demeure établi que c'est la passion seule qui fait le fond de tout acte mauvais.

CHAPITRE IV.OBJECTION :HOMICIDE COMMIS PAR CRAINTE. — QUELLE SORTE DE CUPIDITÉ EST COUPABLE

9. A. Sais-tu que la passion s'appelle encore d'un autre nom, et qu'on la nomme aussi cupidité?

— E. Je le sais.

— A. Eh bien ! penses-tu qu'il n'y ait pas de différence entre cette cupidité et la crainte?

— E. Il me semble qu'il y a une grande différence entre les deux.

— A. Et cette manière de voir vient sans doute de ce que la cupidité recherche son objet, au lieu que la crainte le fuit?

— E. Précisément.

— A. Mais quoi 1 si un homme, excité non par la cupidité, non par le désir d'acquérir quelque chose, mais par la crainte qu'il ne lui arrive du mal, tue un autre homme, ne sera-t-il point homicide?

— E. Il l'est. Mais dans cet acte, je vois encore dominer la cupidité. Car celui qui tue un homme par crainte, est certainement mu par le désir de vivre sans crainte.

— A. Et, à ton avis, est-ce un bien de peu d'importance que de vivre exempt de crainte.

— E. C'est un grand bien, au contraire. Mais cet homicide ne peut nullement l'acquérir par son crime.

— A. Je ne cherche pas ce qui lui adviendra, mais ce qu'il désire. Celui qui désire vivre sans crainte, désire certainement un bien; et ce désir en lui-même n'est pas coupable; autrement il faudrait déclarer coupables tous ceux qui comme nous désirent le bien.. Nous sommes donc forcés de reconnaître qu'il existe une espèce d'homicide dans lequel on ne voit pas dominer cette cupidité mauvaise dont nous avons parlé. Et alors de deux choses l'une: ou il est faux que la passion constitue la malice de tous les péchés, ou il existe une espèce d'homicide qui n'est pas un péché.

— E. Si l'homicide consiste à tuer un homme, il peut quelquefois n'être pas un péché. Ainsi le soldat qui tue l'ennemi, le juge ou l'exécuteur qui met à mort le criminel, l'homme qui, involontairement et sans s'en apercevoir, laisse échapper un trait meurtrier, me paraissent exempts de péché.

— A. Je suis de ton avis. Mais il n'est pas reçu qu'on les appelle des homicides. Réponds plutôt à cette question Ranges-tu aussi dans la catégorie de ceux qui en donnant la mort ne méritent pas le nom d'homicides, l'homme qui a tué son maître parla crainte de graves châtiments?

— E. Je trouve une grande différence entre celui-ci et les autres. Les premiers en effet se conforment aux lois, ou du moins ne les violent pas; tandis que je ne connais aucune loi qui approuve le fait du second.

10. A. Tu reviens encore à l'argument d'autorité ; sois donc fidèle à te rappeler que nous cherchons à comprendre ce que nous croyons. Nous croyons aux lois; il s'agit d'examiner et de comprendre si la loi qui punit ce fait ne punit pas à tort.

— E. La loi ne punit nullement à tort, puisqu'elle punit un homme qui volontairement et sciemment tue son maître; ce que ne font pas ceux dont nous avons parlé d'abord.

— A. Mais, ne te rappelles-tu pas avoir dit un peu plus haut que c'est la passion qui domine dans tous les actes mauvais, et que c'est là ce qui en constitue la malice?

— E. Je me le rappelle fort bien.

— A. Et n'as-tu pas admis ensuite que le désir de vivre sans crainte n'est pas un mauvais désir?

— E. Je me le rappelle aussi.

— A. Il s'ensuit que ce désir de l'esclave qui le porte à tuer son maître n'est pas cette cupidité coupable dont il a été question. Par conséquent, nous n'avons pas encore trouvé la raison pour laquelle cette action est criminelle. Car il est convenu entre nous que ce qui fait la malice de tous les actes mauvais, c'est la passion, ou, comme nous l'avons autrement nommée, la cupidité criminelle.

— E. Il me semble maintenant que l'esclave meurtrier est condamné injustement; ce que je n'aurais pu dire, vraiment, si j'avais autre chose à dire.

— A. Aurais-tu donc cru à l'obligation de laisser un si grand crime impuni, avant d'avoir examiné pourquoi l'esclave a désiré être délivré de la crainte de son maître ; si c'est pour satisfaire sa [325] passion? Car les méchants, comme les bons, ont tous ce désir de vivre sans crainte; mais voici la différence. Les bons y tendent en renonçant à l'amour des choses dont la possession est inséparable du danger de les perdre, tandis que les méchants, préoccupés d'en jouir avec sécurité, prennent continuellement à tâche d'écarter tous les obstacles, et mènent par suite une vie criminelle et scélérate, dont le vrai nom est la mort.

— E. Je reviens sur mes pas; car je trouve un grand charme dans l'analyse exacte de cette cupidité coupable que l'on nomme passion. Il est maintenant évident pour moi qu'elle consiste dans l'amour des choses qu'on peut perdre malgré soi.

CHAPITRE V.AUTRE OBJECTION, TIRÉE DE L'HOMICIDE COMMIS SUR UN HOMME QUI NOUS FAIT VIOLENCE, ET PERMIS PAR LES LOIS HUMAINES.

11. A. Cherchons donc maintenant, je te prie, si la passion domine aussi dans les sacrilèges, que la superstition produit en si grand nombre.

— E. Prends garde que cette question ne soit prématurée; il faut auparavant examiner si la passion est complètement étrangère à l'homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.

— A. Comment être d'avis que la passion n'est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l'épée pour des choses qu'ils peuvent perdre malgré eux? Car s'ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, jusqu'à tuer un homme?

— E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d'être tué par lui; à l'homme et à la femme, menacés d'attentat à la pudeur, de tuer, s'ils le peuvent, l'agresseur avant la perpétration du crime? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis , et s'ils s'abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu'elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n'est pas une loi.

12. A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu'elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l'agresseur à celle de l'innocent qui ne fait que se défendre; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu'un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l'outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l'ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l'accuser de passion. Car si le législateur l'a portée par l'ordre de Dieu, c'est-à-dire conformément aux prescriptions de l'éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu'une passion quelconque a été le mobile d'un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l'argent d'un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt , même en vue d'épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l'a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.

Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu'on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d'abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l'âme ? Si on peut l'ôter, c'est un bien méprisable, et si on ne peut l'ôter, il n'y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu'elle n'ait son siège dans l'âme, puisqu'elle est une vertu. Comment donc la violence d'un homme brutal pourrait-elle l'enlever? En résumé, l'homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu'un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C'est pourquoi [326] je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres; mais d'un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.

13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu'aucune loi ne tient pour coupables.

— A. Aucune de ces lois extérieures et qu'on lit dans les codes, je l'admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus. puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n'échappe à l'action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l'on doit mépriser? A mon avis, c'est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu'autant qu'il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d'un mortel. Mais quant à ces fautes dont j'ai parlé, je crois qu'il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter.

— E. Ta distinction n'est qu'ébauchée et imparfaite; cependant je la loue et l'approuve, elle accuse un généreux élan de la pensée et des tendances d'une haute portée. Tu vois la loi qui régit les peuples, tolérer et laisser impunis bien des actes que punit la Providence Divine; et tu vois juste. Car si cette, législation ne pourvoit pas à tout, ce n'est pas une raison pour improuver ce qu'elle fait.

CHAPITRE VI.LA LOI ÉTERNELLE EST LA RÈGLE DES LOIS HUMAINES. NOTION DE LA LOI ÉTERNELLE.

14. A. Allons plus au fond; et, si tu le veux, recherchons avec soin dans quelle mesure, la loi qui maintient les sociétés en cette vie doit punir les crimes, pour voir ensuite le rôle de la Providence divine dans sa répression invisible et plus inévitable encore.

— E. Je le veux, si toutefois il est possible d'embrasser les dimensions d'un tel sujet, car il me paraît vaste comme l'infini.

— A. Courage ! Continue à t'appuyer sur la piété, et pénètre hardiment dans les voies de la raison. Il n'est pas de chemin si âpre et si difficile, qui ne devienne tout uni et aisé avec l'aide de Dieu. Fixons sur lui nos regards en implorant son secours, et poursuivons notre entreprise.

Et d'abord, réponds à cette question : la loi promulguée dans les codes est-elle utile aux hommes vivant de la vie présente ?

— E. Cela est de toute évidence, puisqu'elle maintient les peuples et les sociétés qui se composent de ces hommes?

— A. Maintenant, ces hommes et ces peuples sont-ils du nombre de ces choses qui ne peuvent périr ni changer; sont-ils éternels, en un mot ?

— E. L'espèce humaine est changeante et sujette aux vicissitudes du temps : qui pourrait en douter ?

— A. Eh bien ! lorsqu'un peuple est modéré et grave dans ses mœurs, doué d'un ardent amour pour le bien public, et que chacun préfère l'intérêt général à son avantage particulier, n'est-il pas juste que la loi lui laisse le soin de choisir les magistrats qui doivent diriger ses affaires, c'est-à-dire les affaires publiques?

— E. Très juste.

— A. Mais si ce peuple devenu dépravé dans la suite des temps, plaçant l'intérêt général après l'intérêt particulier, vient à vendre ses suffrages ; si, corrompu par les ambitieux, il livre son gouvernement à des hommes remplis de vices et chargés de crimes, n'est-il pas juste encore que l'homme de bien, s'il en reste un seul qui unisse la puissance à la vertu, ôte à ce peuple le pouvoir de conférer les honneurs, et le soumette à l'autorité de quelques citoyens honnêtes, et môme d'un seul ?

— E. C'est encore justice.

— A. Voilà cependant deux lois évidemment contraires, dont l'une confère et l'autre enlève au peuple le pouvoir de créer ses magistrats; deux lois qui ne peuvent en aucune manière exister simultanément dans la même cité. Devrons-nous dire pour cela que l'une des deux est injuste, et qu'on ne devait pas l'édicter ?

— E. Non pas.

— A. Veux-tu que nous appelions temporelle cette loi qui étant juste d'abord, peut néanmoins être changée avec justice dans le cours du temps ?

— E. Ce nom lui convient.

15. A. Mais il est une autre loi qu'on nomme la raison souveraine; à laquelle est due l'obéissance partout et toujours; en vertu de laquelle les méchants méritent la vie misérable et les bons la vie heureuse, en vertu de laquelle encore cette autre loi que nous avons résolu d'appeler temporelle est édictée justement et changée avec la même justice. Or, pour quelqu'un qui réfléchit, cette loi suprême n'est-elle pas immuable et éternelle ? Peut-il jamais [327] paraître injuste, que les méchants soient misérables et les bons, heureux; qu'un peuple nomme ses magistrats tant qu'il est sérieux et réglé, et qu'il cesse de jouir de cette prérogative s'il vient à se corrompre et à se dépraver ?

— E. Je reconnais que cette loi est immuable et éternelle.

— A. Tu vois aussi, je pense, que tout ce qui est juste et légitime dans la loi temporelle, les hommes l'ont puisé dans la loi éternelle. Car si, à une époque donnée le peuple a conféré avec justice les honneurs, et si, en une autre, il a perdu ce privilège, cette variation temporaire ne tiret-elle pas sa justice de cette éternité dans laquelle il est toujours juste qu'un peuple grave confère les honneurs, et qu'un peuple léger ne les confère pas? Penses-tu autrement.

— E. Je suis de ton avis.

— A. Donc, pour exprimer de mon mieux en peu de mots la notion de la loi éternelle gravée en nous, je dirai : c'est la loi en vertu de laquelle il est juste que toutes choses soient bien ordonnées. Si tu as une autre opinion à émettre, parle.

— E. Comment te contredire, lorsque tu dis vrai ?

— A. Cette loi, en vertu de laquelle varient toutes les lois temporelles faites pour régir les hommes, peut-elle donc varier elle-même en quoi que ce soit ?

— E. Evidemment non. Aucune force, aucun accident, aucune ruine ne fera jamais qu'il ne soit pas juste que toutes choses soient bien ordonnées.

CHAPITRE VII.COMMENT L'HOMME EST BIEN RÉGLÉ PAR LA LOI ÉTERNELLE. — IL EST MEILLEUR DE SAVOIR QUE DE VIVRE.

16. A. Avançons ; et voyons comment l'homme lui-même est bien ordonné, car c'est d'hommes que se composent les nations, associées sous une même loi, que nous avons appelée la loi temporelle. Et d'abord , dis-moi si tu es certain que tu vis ?

— E. Quoi de plus certain?

— A. Maintenant, peux-tu faire une différence entre vivre et savoir qu'on vit?

— E. Je sais bien que personne ne peut savoir qu'il vit, s'il n'est vivant; mais j'ignore si tout être vivant sait ou non qu'il vit.

— A. Alors, tu crois, sans le savoir, que les bêtes n'ont pas la raison. Je le regrette beaucoup; car notre discussion ne serait pas arrêtée par cet incident. Mais comme tu me dis que tu ne sais pas, il nous faudra discourir longuement. En effet, cette question n'est pas telle qu'il nous soit permis de la laisser en arrière pour avancer plus rapidement vers le but, d'autant plus que nos raisonnements demandent, je le sens, l'enchaînement le plus rigoureux. C'est pourquoi, réponds à la question que je vais te poser Nous voyons souvent les bêtes domptées parles hommes; et ce n'est pas seulement le corps, mais bien aussi l'âme de la bête qui se plie au joug de l'homme, à tel point qu'elle obéit à sa volonté par une sorte d'instinct et d'habitude. Or, crois-tu que, parmi les nombreuses bêtes farouches, capables de tuer le corps de l'homme par la force ou par la ruse, il en existe quelqu'une assez puissante ou assez adroite, par son humeur sauvage, sa taille, ou son instinct, pour pouvoir imposer à l'homme un joug semblable?

— E. Je suis d'avis que cela ne se peut en aucune manière.

— A. Très-bien. Mais s'il est évident qu'un certain nombre de bêtes surpassent facilement l'homme en forces et en exercices corporels, par où donc à son tour excelle-t-il à ce point qu'aucune bête ne peut lui commander tandis qu'il commande à plusieurs ? Ne serait-ce point par ce qu'on appelle ordinairement la raison ou l'intelligence?

— E. Je ne vois pas par quelle autre chose ce pourrait être , puisque c'est dans l'âme que se trouve ce qui fait notre supériorité sur les bêtes. Si les bêtes n'étaient pas des êtres animés, je dirais que nous l'emportons sur elles en ce que nous avons une âme; mais comme elles sont, elles aussi, des êtres animés, ce qui manque à leurs âmes et faute de quoi elles nous sont soumises, ne pouvant être rien ni peu de chose, comme tout le monde en conviendra, comment le mieux caractériser qu'en l'appelant la raison?

A. Vois donc combien devient facile, avec l'aide de Dieu, ce que les hommes estiment difficile. Je te l'avoue, cette question qui déjà, je le comprends, est vidée, devait, dans ma pensée, nous retenir aussi longtemps peutêtre que tout ce que nous avons dit depuis le commencement de cette discussion. Donc , reprenons, et resserrons la chaîne de nos raisonnements. Tu n'ignores pas que ce qu'on appelle savoir n'est pas autre chose que percevoir par la raison?

— E. Sans doute.

— A. Donc, quiconque sait qu'il vit, est doué de raison.

— E. C'est la conséquence.

— A. Mais les bêtes vivent, et elles n'ont pas la raison.

— E. Nous l'avons déjà remarqué, c'est clair.

— A. Ainsi, tu sais maintenant ce que tu disais ignorer, c'est-à-dire que les êtres vivants ne savent pas tous qu'ils vivent, mais que quiconque se sait vivre, est nécessairement vivant.

17. E. Il n'y a plus de doute pour moi. Poursuis. J'ai suffisamment compris que autre chose est vivre, autre chose savoir qu'on vit.

— A. Lequel des deux te semble le plus noble?

— E. N'est-ce pas, à ton avis, la science de la vie ?

— A. Est-ce la science de la vie qui te paraît meilleure que la vie? Ou bien l'entends-tu en ce sens que la science est une vie plus haute et plus pure que possède celui-là seul qui est doué d'intelligence? Or, être intelligent, qu'est-ce, sinon vivre d'une vie plus parfaite et plus lumineuse, vivre de la lumière rationnelle elle-même? Donc, si je ne me trompe, ce n'est pas une chose différente de la vie que tu lui préfères, mais bien une vie meilleure que tu mets au-dessus d'une vie moindre.

— E. Tu as parfaitement saisi et complètement expliqué mon sentiment; à la condition toutefois que la science ne puisse jamais être mauvaise.

— A. Elle ne peut l'être à mon avis, à moins qu'on ne prenne un mot pour un autre, et qu'on ne confonde la science avec l'expérience; l'expérience n'est pas toujours un bien: témoin celle d'un supplicié. Mais la science proprement dite, la science pure, qui s'acquiert par la raison et l'intelligence, comment pourrait-elle être un mal?

— E. Je saisis encore cette différence; poursuis.

CHAPITRE VIII.LA RAISON QUI PLACE L'HOMME AU-DESSUS DES ANIMAUX DOIT DOMINER EN LUI-MÊME.

18. A. Voici ce que je veux dire : ce qui place l'homme au-dessus des animaux, de quelque nom qu'on l'appelle, pensée, esprit (nous trouvons l'un et l'autre dans les livres divins), doit dominer en lui et commander à tous les autres éléments constitutifs de sa nature; et c'est à cette condition que l'homme sera parfaitement ordonné. En effet, il y a en nous bien des choses qui nous sont communes, non-seulement avec les animaux, mais même avec le bois et les plantes. Ainsi, l'alimentation du corps, la croissance, la génération, le développement physique, appartiennent aux arbres même, dont la sphère vitale est des plus étroites. D'un autre côté, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, tous ces sens corporels existent chez les bêtes, et la plupart les possèdent à un plus haut degré que nous-mêmes; c'est un fait visible et que tout le inonde reconnaît. Ajoute à cela les forces, la vigueur et la solidité des membres, la promptitude et la souplesse des mouvements du corps, par lesquelles nous leur sommes tantôt supérieurs, tantôt égaux, tantôt même inférieurs. Nous faisons encore partie du genre animal, en compagnie des bêtes. Or, l'activité animale se concentre tout entière dans la recherche des voluptés et la fuite des souffrances corporelles.

On trouve de plus dans l'homme certains actes qui paraissent étrangers aux animaux, comme la plaisanterie et le rire; mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus élevé en lui : et quiconque juge la nature humaine avec un sens parfaitement droit, estime que si ces choses appartiennent à l'humanité, elles sont ce qu'il y a de plus infime en elle. Viennent ensuite l'amour de la louange et de la gloire, le désir de la domination; si les bêtes ne les ont pas, nous sommes forcés néanmoins d'admettre que ce n'est pas par ces passions que nous sommes meilleurs qu'elles. Car lorsque cette sorte d'appétits n'est pas soumise à la raison, elle nous rend misérables; et personne n'a jamais songé à se faire un titre de sa misère pour se préférer à quoi que ce soit. Donc, lorsque la raison domine ces mouvements de l'âme, on doit dire que l'homme est dans l'ordre. Car il n'y a pas d'ordre parfait, il n'y a pas d'ordre du tout, lorsque les choses meilleures sont soumises aux plus mauvaises. Ne penses-tu pas ainsi?

— E. Cela est évident.

— A. Donc lorsque cette raison, pensée ou esprit, règle les mouvements irrationnels de l'âme, il faut dire que ce qui domine dans l'homme est ce qui doit y dominer en vertu de cette loi que nous avons reconnu être la loi éternelle.

— E. Je comprends et je te suis.

CHAPITRE IX.L'EMPIRE OU L'ASSERVISSEMENT DE LA RAISON CARACTÉRISENT LE SAGE ET L'INSENSÉ.

19. A. Lorsqu'un homme est ainsi établi dans l'ordre, ne te paraît-il pas sage?

— E. Si celui-là ne paraît pas digne de ce nom, je doute qu'on en puisse trouver un autre.

— [329] A. Tu sais aussi, je crois, que la plupart des hommes sont insensés.

— E. Cela est encore assez certain.

— A. Mais si l'insensé est le contraire du sage, comme nous avons trouvé le sage, il est à croire que tu comprends ce que c'est qu'un insensé.

— E. Qui ne verrait que l'insensé est celui en qui l'esprit n'a pas le souverain pouvoir?

— A. Lorsqu'un homme en est là, que faut-il donc dire de lui? qu'il n'y a pas d'esprit en lui? ou qu'il y en a un, mais qu'il n'y domine pas?

— E. C'est plutôt ce que tu viens de dire en dernier lieu.

— A. Je voudrais bien t'entendre me dire comment tu t'expliques ce fait de l'esprit existant en l'homme, pour exercer son empire.

— E. Que ne consens-tu à te charger toi-même de cette tâche, il ne me serait pas facile de l'accomplir.

— A. Il t'est facile du moins de te rappeler ce que nous avons dit tout à l'heure; les bêtes, apprivoisées ou domptées par les hommes, leur sont soumises; elles imposeraient à leur tour le même joug aux hommes, si, comme le raisonnement l'a démontré, ceux-ci ne leur étaient pas supérieurs en quelque chose. Nous ne rencontrions pas le principe de cette supériorité dans le corps; comme il était manifestement dans l'âme, nous n'avons pas trouvé de nom plus convenable à lui donner que celui de raison; et nous nous sommes souvenus ensuite que la raison s'appelle encore pensée ou esprit. Si, néanmoins, la raison est une chose, et l'esprit une autre, il a été reconnu que l'esprit seul peut avoir l'usage de la raison. D'où il résulte que celui qui a l'usage de la raison, ne peut être sans esprit.

— E. Je me le rappelle fort bien, et je comprends. — A. Eh bien ! crois-tu que les dompteurs d'animaux rie puissent être que des sages? Car j'appelle sages ceux que la vérité veut qu'on appelle ainsi, c'est-à-dire ceux qui, établissant en eux le règne de l'esprit, ont conquis la paix en soumettant toutes leurs passions.

— E. Il est ridicule de prendre pour des sages ceux qui portent vulgairement le nom de dompteurs d'animaux, de bergers, de bouviers, de cochers, et que nous voyons gouverner les animaux domestiques, ou dompter les bêtes sauvages.

— A. Eh bien ! tu tiens la preuve la plus certaine et la plus évidente de l'existence dans l'homme d'un esprit qui ne domine pas en lui. En effet, ces hommes ont un esprit, puisqu'ils font des choses impossibles à faire sans l'esprit; mais leur esprit ne règne pas en eux, puisqu'ils vivent en insensés, et qu'il est reconnu que l'empire de l'esprit fait seul les sages.

— E. Je m'étonne, en vérité, de n'avoir pas trouvé la réponse; elle était renfermée dans ce qui avait été établi précédemment.

CHAPITRE X.RIEN NE FORCE L'ESPRIT A ETRE L'ESCLAVE DE LA PASSION.

20. E. Mais passons à d'autres raisonnements. Il est acquis d'une part que le règne de l'esprit humain constitue la sagesse de l'homme, et d'autre part que ce règne de l'esprit peut n'être pas en lui.

— A. Cet esprit auquel, comme nous le savons, la loi naturelle a accordé l'empire sur les passions, penses-tu que la passion soit plus puissante que lui ? Pour moi, je ne le pense pas. Car il ne serait pas dans l'ordre que ce qui est moins puissant commandât à ce qui est plus puissant. C'est pourquoi il me paraît de toute nécessité que l'esprit ait plus de pouvoir que la passion, par cela même qu'il la domine en toute raison et justice.

— E. Je suis aussi de ce sentiment.

— A. Et la préférence que nous n'hésitons pas de donner à chaque vertu sur chaque vice, ne consiste-t-elle pas aussi en ce que plus une vertu est sincère et élevée, plus elle est solide et invincible?

— E. Qui ne l'admettrait?

— A. Donc aucune âme vicieuse ne domine une âme armée de vertu?

— E. C'est parfaitement vrai.

— A. Maintenant, tu ne nieras pas, je pense, qu'une âme quelconque soit meilleure et plus puissante que quelque corps que ce soit.

— E. Personne ne le niera; car il est facile de voir que la substance vivante doit être préférée à une substance sans vie, aussi bien que la substance qui donne la vie à celle qui la reçoit.

— A. A plus forte raison donc un corps quel qu'il soit, ne l'emporte pas sur un esprit doué de vertu.

— E. Cela est de la plus haute évidence.

— A. Et une âme juste, un esprit gardant son droit et son empire peut-il précipiter de son trône un autre esprit possédant la même royauté de justice et de vertu, et la soumettre à la passion?

— E. Cela ne se peut en aucune manière, et non seulement parce que la vertu est la même dans les deux, mais parce que celui qui voudrait corrompre l'autre, [330] deviendrait lui-même un esprit vicieux, et par là même plus faible que le premier.

21. A. Tu as bien compris. Il ne te reste plus qu'à me répondre, si tu le peux, à une dernière question : Penses-tu qu'il y ait quelque chose de supérieur à un esprit raisonnable et sage?

— E. Non, si ce n'est Dieu.

— A. C'est aussi mon sentiment. Mais ce sujet est difficile et ce n'est pas le moment de le traiter pour arriver à le comprendre, bien que nous tenions par la foi cette supériorité de Dieu comme très-certaine. C'est pourquoi épuisons, avec soin et prudence, la question posée tout à l'heure.

CHAPITRE XI.L’AME QUI S'ABANDONNE A LA PASSION PAR SA LIBRE VOLONTÉ EST JUSTEMENT PUNIE.

Pour le moment nous savons assez que l'être supérieur à l'âme douée de vertu, quel qu'il soit, ne peut être aucunement injuste. Aussi lors même qu'il en aurait le pouvoir, cet être ne forcera pas non plus l'âme à se faire l'esclave de la passion.

— E. Personne n'hésitera à admettre pleinement ce que tu dis.

— A. Ainsi d'une part tout ce qui est égal ou supérieur à l'âme jouissant de sa royauté et en possession de la vertu, ne la rend pas esclave de la passion; parce que la justice s'y oppose; d'autre part toutes les choses qui lui sont inférieures ne le peuvent pas davantage, parce que leur infirmité les en empêche. Donc il demeure acquis que ce qui rend l'âme complice de la passion, c'est la propre volonté et le libre arbitre.

— E. Cette conclusion est de la logique la plus rigoureuse.

22. A. N'en concluras-tu pas aussi qu'elle est justement punie par un si grand péché?

E. Je ne puis le nier.

A. Mais quoi ! cette domination même de la passion sur l'âme est-elle un faible châtiment ? On voit alors cette âme, dépouillée des richesses opulentes de la vertu, traîner çà et là son indigence et son dénuement; tantôt approuver, au lieu des vérités, les mensonges, s'en faire même le défenseur; puis désapprouver ce qu'elle avait approuvé d'abord, mais pour se précipiter dans de nouvelles erreurs; tantôt retenir son. jugement et redouter presque toujours les raisons qui l'éclaireraient; tantôt désespérer de découvrir jamais la vérité, et s'enfoncer ainsi dans les ténèbres de la folle; tantôt faire effort vers la lumière pour comprendre, puis fatiguée retomber encore. En même temps ses penchants vicieux lui font sentir leur tyrannie cruelle, et voilà l'âme et la vie, et l'homme tout entier bouleversé par mille tempêtes contraires; ici l'anxiété, là la vaine et fausse joie; ailleurs le tourment qui suit la perte d'un objet qu'il aimait, puis l'ardeur à en poursuivre un autre qu'il n'avait pas possédé encore; ailleurs le supplice que lui cause une injure reçue, et après, la flamme de la vengeance; de quelque côté qu'il se tourne, l'avarice l'oppresse, la prodigalité le dilate lâchement, l'ambition le captive, l'orgueil l'enfle, l'envie le torture, l'oisiveté le fait languir; la fierté le pique, l'humiliation l'abat; en un mot, toutes les innombrables agitations qui constituent ce règne de la passion le tourmentent sans merci. Pouvons-nous considérer comme peu de chose ce châtiment que subit nécessairement, comme tu le vois, quiconque ne s'attache pas à la sagesse ?

23. E. Oui, ce châtiment est grand, et cette punition est juste envers celui qui placé d'abord sur le trône sublime de la sagesse aurait voulu ensuite en descendre afin de se faire l'esclave de la passion; je le reconnais. Mais peut-il exister quelqu'un qui ait voulu ou veuille en agir ainsi? je n'en sais rien. Nous croyons, sans doute, que l'homme a été créé de Dieu dans une perfection telle, et si bien établi dans la vie heureuse, qu'il n'a pu déchoir que par sa propre volonté. Mais cette vérité que je tiens d'une foi ferme, je ne la comprends pas encore. Et je serais désolé de te voir différer l'examen de cette question.

CHAPITRE XII.LES ESCLAVES DE LA PASSION SUBISSENT JUSTEMENT LES PEINES DE LA VIE MORTELLE, QUAND MÊME ILS N'AURAIENT JAMAIS EU LA SAGESSE.

24. Pourquoi souffrons-nous de si cruelles peines, nous qui sommes certainement insensés, et qui n'avons jamais été sages ? Et comment peut-on dire que nous sommes ainsi punis avec justice pour avoir quitté le palais de la vertu et choisi la servitude de la passion? Voilà ce qui m'émeut le plus, et je ne t'accorde point de trêve que tu n'aies, si cela est en ton pouvoir, éclairci ce point.

— A. Tu [331] parles ici absolument comme s'il était évident que nous n'ayons jamais été sages ; car tu ne liens compte que du temps depuis lequel nous sommes dans cette vie. Mais comme la sagesse réside dans l'âme, notre âme n'a-t-elle point joui de quelque autre vie avant d'être unie à ce corps? C'est là une grande question, un grand mystère que nous scruterons en son heu. Toutefois, les données que nous avons actuellement ne sont pas telles, que nous ne puissions éclaircir le problème.

25. En effet, je te demanderai d'abord s'il existe en nous quelque volonté.

— E. Je n'en sais rien.

— A. Veux-tu le savoir?

— E. Je ne le sais pas davantage.

— A. Alors brisons là, et ne me fais plus aucune question.

— E. Pourquoi?

— A. Parce que je ne dois pas répondre à tes demandes, si tu ne veux pas savoir la réponse à tes questions. De plus, si tu ne veux pas parvenir à la sagesse, il est inutile de discourir avec toi sur ces matières. Enfin, tu ne pourras plus être mon ami, si tu ne me veux du bien. Et quant à ce qui te regarde personnellement, vois si tu n'as aucune volonté d'être toi-même heureux.

— E. Je l'avoue, nous ne pouvons nier que nous avons de la volonté. Continues donc, et voyons ce que tu bâtiras là-dessus.

— A. J'y consens. Mais dis-moi auparavant si tu as la conscience d'avoir une bonne volonté.

— E. Qu'est-ce que la bonne volonté?

— A. C'est la volonté par laquelle nous désirons mener une vie droite et honnête et parvenir à la suprême sagesse. Vois donc tout de suite si tu ne désires pas cette vie honnête et droite, si tu ne veux pas fortement devenir sage, ou du moins si tu oses nier que, quand nous voulons ainsi , nous avons une bonne volonté.

— E. Je ne nie rien de tout cela; et par conséquent, je reconnais que non seulement j'ai de la volonté, mais encore une bonne volonté.

— A. Combien, dis-moi, estimes-tu cette volonté? Penses-tu qu'on puisse mettre en comparaison avec elle ou les richesses, ou les honneurs, ou les voluptés du corps, ou toutes. ces choses ensemble?

— E. Dieu me préserve de cette criminelle folie !

— A. Nous avons donc dans l'âme une chose , à savoir cette bonne volonté même, en présence de laquelle paraissent viles et abjectes toutes ces choses que j'ai énumérées et que poursuit la multitude des hommes par toutes sortes de travaux et à travers tous les dangers ? Devons-nous nous réjouir de la possession d'un si grand bien?

— E. Oui, il faut s'en réjouir, et grandement.

— A. Eh bien ! ceux qui n'ont pas cette joie. crois-tu qu'ils fassent une perte légère dès qu'ils sont privés d'un si grand bien?

— E. J'estime au contraire cette perte immense.

26. A. Tu vois donc maintenant, je pense, que la jouissance ou la privation d'un bien si grand et si vrai est en notre volonté. Car, qu'est-ce qui est plus en notre volonté que notre volonté elle-même? Quiconque possède la bonne volonté, possède certainement un bien infiniment préférable à tous les royaumes terrestres et à toutes les voluptés du corps. Au contraire, quiconque ne la possède pas, est assurément privé d'un bien qui l'emporte sur tous ceux qui ne sont point en notre pouvoir, et que la volonté seule lui donnerait par elle-même. Si donc un pareil homme se juge très-misérable quand il a perdu une glorieuse renommée, de grandes richesses et tous les biens du corps, ne le jugeras-tu pas bien misérable à ton tour, lors même qu'il jouirait de tout en abondance, s'il s'attache à toutes ces choses qu'il peut perdre très-facilement, qu'il n'a pas quand il le veut, tandis qu'il se prive de cette bonne volonté qui leur est si supérieure et qu'il suffit de vouloir pour l'avoir, toute précieuse qu'elle est?

— E. C'est très-vrai.

— A. C'est donc avec beaucoup de raisons que les insensés sont affligés de cette misère, quand même ils n'auraient jamais été sages, question douteuse et très-profonde comme nous l'avons dit.

— E. Je l'admets.

CHAPITRE XIII.LA VIE HEUREUSE COMME LA VIE MISÉRABLE DÉPEND DE NOTRE VOLONTÉ.

 

27. A. Réfléchis maintenant, et dis-moi si la prudence n'est pas la science des choses qu'il faut rechercher et de celles qu'il faut éviter?

E. Cela me paraît ainsi.

— A. Et la force, n'est-ce pas ce sentiment de l'âme qui nous fait mépriser toutes les incommodités, et la perte des choses qui ne sont point en notre pouvoir?

— E. Je le crois.

— A. Puis, qu'est-ce que la tempérance, sinon ce sentiment qui comprime et enchaîne le désir des choses qu'on ne peut désirer saris honte? Penses-tu autrement?

— E. Ici encore je pense comme tu parles.

— A. Enfin que dirons-nous de la justice, si ce n'est [332] qu'elle est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui est dû ?

— E. Je n'ai pas une autre notion de la justice.

— A. Supposons donc un homme doué de cette bonne volonté dont l'excellence fait depuis longtemps le sujet de notre discours; un homme qui embrasse avec amour cette unique richesse, sachant qu'il n'a rien de meilleur; qui en fait ses délices, qui en jouit enfin et s'en réjouit, se plaît à la considérer, à juger combien elle est précieuse, et comment il est impossible de la lui ravir ou dérober malgré lui. Pourrons-nous douter que cet homme ne combatte tout ce qui est hostile à ce bien unique?

— E. Il combattra nécessairement.

— A. N'est-ce pas avouer alors qu'il est doué de prudence, puisqu'il voit qu'il faut rechercher ce bien , et éviter tout ce qui y est contraire?

— E. A mon avis, personne ne peut en agir ainsi sans la prudence.

— A. Très-bien; mais pourquoi ne lui. accorderons-nous pas aussi la force? Car il ne peut aimer ni beaucoup estimer toutes les choses qui rie sont point en notre pouvoir. Quand on les aime, c'est avec la mauvaise volonté, et il résiste nécessairement à celle-ci, puisqu'elle est l'ennemie de son bien le plus cher. D'ailleurs, comme il ne les aime pas, il n'a point de chagrins en les perdant, ainsi il les méprise pleinement, et c'est là l'oeuvre de la force, nous l'avons dit et nous en sommes d'accord.

— E. Accordons-lui sans crainte cette vertu; aussi bien je ne vois pas qui je pourrais appeler avec plus de vérité un homme fort, sinon celui qui supporte d'un coeur calme et tranquille la privation de ces choses qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous donner ou d'acquérir, et nous avons reconnu que l'homme dont nous parlons en agit nécessairement de cette sorte.

— A. Vois maintenant si nous pouvons lui refuser la tempérance, cette vertu qui comprime les passions. La bonne volonté a-t-elle un plus grand ennemi que la passion? Cela suffit pour te faire comprendre que cet amant de la bonne volonté résiste de toutes ses forces à ses passions, les combat, et c'est avec raison qu'on l'appellera un homme tempérant.

— E. Continue, je suis de ton avis.

— A. Reste la justice, et je ne vois pas en vérité comment elle lui manquerait. En effet , celui qui possède et aime la bonne volonté, qui en outre résiste, comme nous l'avons dit, à tout ce qui est hostile, ne peut avoir de mauvais vouloir contre qui que ce soit. Il s'ensuit qu'il ne commet d'injustice contre personne, ce qui ne se peut que quand on rend à chacun ce qui lui est dû, et c'est en quoi consiste la justice; tu l'as reconnu, je crois, et tu t'en souviens.

E. Je m'en souviens fort bien, et j'avoue que nous avons trouvé dans l'homme qui estime et aime grandement sa bonne volonté, chacune des quatre vertus que tu as définies tout à l'heure d'accord avec moi.

28. A. Qui nous empêche donc de reconnaître que la vie de cet homme est louable?

E. Mais rien, au contraire, tout nous y invite et même tout nous y force.

— A. Maintenant, n'es-tu pas d'avis qu'il faut éviter la vie misérable ?

— E. J'en suis parfaitement d'avis; il y a plus, j'estime que nous n'avons rien autre à faire.

— A. Mais la vie louable, tu penses sans doute qu'elle n'est pas à éviter ?

— E. Je pense mieux; il faut employer tous ses soins à là rechercher.

— A. Ce n'est donc pas la vie misérable qui est la vie louable?

— E. Cela s'ensuit nécessairement.

— A. Ce qui reste à te faire admettre n'éprouvera, je pense, aucune difficulté de ta part : C'est que la vie heureuse est celle qui n'est point misérable.

— E. Ceci est de la plus haute évidence.

— A. Tu conviens donc que l'homme est heureux quand il aime sa bonne volonté et qu'il méprise, à cause d'elle, tous les autres biens, dont la perte peut survenir lors même que demeure la volonté de les conserver?

— E. Il faut bien que j'en convienne ; n'est-ce pas la conséquence nécessaire de tout ce que nous avons admis précédemment?

— A. Tu com. prends très-bien; mais dis-moi, je te prie, aimer sa bonne- volonté et en avoir cette grande estime que nous avons vue, n'est-ce pas aussi la bonne volonté elle-même?

— E. Tu dis vrai.

— A. Mais si c'est avec raison que nous jugeons heureux l'homme de bonne volonté, ne sera-ce pas aussi avec raison que nous estimerons misérable, celui qui a la volonté contraire.

— E. Avec beaucoup de raison.

— A. Alors nous n'avons plus de motif d'en douter, lors même que nous n'aurions jamais été sages antérieurement, c'est par la volonté que nous méritons et que nous menons la vie louable et heureuse; par la volonté aussi, la vie honteuse et misérable (1).

— E. J'avoue que nous sommes arrivés à cette conclusion par des prémices certaines et impossibles à nier.

29. A. Vois-en une autre: Je crois que tu te rappelles la définition que nous avons donnée de la bonne volonté: Nous avons dit, je pense, qu'elle consiste à désirer une vie droite et honnête.

— E. Je m'en souviens.

— A. Si donc nous aimons cette volonté, et si nous nous y attachons de tout l'élan de notre bonne volonté même, au point de la préférer à toutes ces choses que nous ne pouvons conserver, lors même que nous le voulons, notre âme sera nécessairement le séjour de ces vertus qui constituent, comme nous l'avons vu, la vie droite et. honnête. D'où nous concluons que quiconque veut vivre d'une vie droite et honnête, et préférer cette volonté aux biens passagers, arrivera à son but avec une facilité si, grande, que vouloir et avoir seront pour lui la même chose (1).

— E. Je te le dis en vérité, c'est à peine si je puis contenir une exclamation de joie, en voyant tout à coup se révéler à moi un bien si grand et si facile à acquérir.

— A. Eh bien! cette joie même que cause la conquête de ce grand bien, lorsqu'elle tient l'âme élevée dans la tranquillité, le repos et la constance ; cette joie est ce qu'on appelle la vie heureuse, car cette vie n'est pas autre chose, sans doute, que la jouissance des biens véritables et assurés.

— E. Je le pense ainsi.

CHAPITRE XIV.POURQUOI IL Y A PEU D'HOMMES HEUREUX QUAND TOUS VOUDRAIENT L'ÊTRE.

 

30. A. C'est bien. Mais penses-tu que tous les hommes ne veulent pas et ne désirent pas de toute manière la vie heureuse ?

— E. Qui doute que chaque homme n'ait cette volonté?

— A. Pourquoi donc tous n'y arrivent-ils pas? Car nous l'avons dit, et nous en sommes tombés d'accord; c'est par la volonté que les hommes méritent cette vie; par la volonté aussi ils arrivent à la vie misérable, et ainsi ils n'ont que ce qu'ils méritent : mais voici maintenant je ne sais quelle contradiction qui tend à troubler les idées si bien éveillées tout à l'heure, et nos raisonnements si fortement appuyés. Comment se fait-il que quelqu'un souffre la. vie misérable par sa volonté; puisque personne au monde n'a la volonté de vivre misérablement; et encore, comment se fait-il qu'un homme acquiert la vie heureuse par sa volonté, quand il y en a tant de misérables, et que tous veulent être heureux? Cela ne viendrait-il pas de ce qu'il y a une différence entre vouloir bien ou mal, et mériter quelque chose par la bonne ou la mauvaise volonté? En effet, ceux qui sont heureux et qui doivent aussi être bons, rie sont pas heureux par cela seul, qu'ils ont voulu la vie heureuse, puisque les méchants la veulent aussi; mais bien parce qu'ils l'ont voulue avec droiture, tandis que les méchants ne la veulent pas de même. C'est pourquoi il n'est nullement étonnant que les hommes misérables n'obtiennent pas ce qu'ils veulent, c'est-à-dire la vie heureuse; car ils ne veulent vraiment pas sa compagne nécessaire, celle sans laquelle personne n'en est digne, personne ne l'obtient, c'est-à-dire la vie droite. Ainsi l'a établi dans son immuable fixité la loi éternelle, à laquelle il est temps de revenir : c'est dans la volonté qu'est le mérite, mais c'est dans la béatitude et la misère que sont la récompense et le supplice (1). Ainsi ;quand nous disons que les hommes sont misérables par la volonté , nous ne disons pas pour cela qu'ils veulent être misérables, mais qu'ils ont une volonté telle, que la misère s'ensuit nécessairement malgré eux; c'est pourquoi il n'y a point de contradiction entre ce raisonnement et le précédent, tous veulent être heureux et tous ne peuvent l'être, parce que tous n'ont pas la volonté de vivre avec droiture, et qu'à cette volonté seule est due la vie heureuse. As-tu quelque chose à objecter?

— E. Rien absolument.

CHAPITRE XV.QUELLE EST LA VALEUR RESPECTIVE DE LA LOI ÉTERNELLE ET DE LA LOI TEMPORELLE, ET QUI SONT CEUX QUI LEUR SONT SOUMIS.

 

31. Voyons maintenant comment ces deux considérations se rattachent à la question des deux lois.

— A. Volontiers, mais dis-moi auparavant : celui qui aime la vie droite et qui en fait ses délices au point que non-seulement pour lui elle est le bien, mais encore le plaisir et la joie, aime-t-il cette loi, et la chérit-il par-dessus tout, en voyant que la vie heureuse est accordée à la bonne volonté, tandis que la vie misérable est le prix de la mauvaise?

— E. Sans doute il l'aime, et il l'aime d'un grand amour, puisque c'est en la suivant qu'il jouit de cette vie.

— A. Mais quoi? en aimant cette loi , est-ce quelque chose de variable et de temporel ou quelque chose de stable et d'éternel qu'il aime?

— E. D'éternel et d'immuable, assurément.

— A. Et ceux qui persévérant dans la mauvaise volonté désirent néanmoins être heureux, peuvent-ils aimer cette loi en vertu de laquelle la misère est justement le partage de tels hommes?

— E. En aucune façon, je pense.

— A. Et n'aiment-ils rien autre chose?

— E. Ils aiment beaucoup d'autres choses, ils aiment tout ce que cette mauvaise volonté persiste à vouloir acquérir ou conserver.

— A. Je pense que tu veux parler des richesses, des honneurs, des plaisirs, de la beauté du corps et de tout le reste; qu'ils peuvent très bien ne pas acquérir quand ils le veulent et perdre quand ils ne le veulent pas.

— E. C'est cela même.

— A. Estimes-tu qu'elles soient éternelles, ces choses que tu vois exposées à la mobilité du temps?

— E. Quel homme, fût-il en démence, voudrait le soutenir?

— A. Il est donc manifeste qu'il y a des hommes aimant les choses éternelles, et d'autres les choses temporelles; d'un autre côté, nous sommes d'accord qu'il existe deux lois, l'une éternelle, l'autre temporelle : avec ton sens droit, dis-moi, lesquels doivent être soumis à la loi éternelle, lesquels à la loi temporelle?

— E. Il est facile, je crois, de répondre à ta question. Ceux que l'amour des choses éternelles rend heureux me paraissent vivre sous la loi éternelle , tandis que les misérables sont sous le joug de la loi temporelle.

— A. C'est bien jugé, pourvu toutefois que tu tiennes comme certain ce qui a été très-clairement démontré plus haut, à savoir que ceux qui sont sous le joug de la loi temporelle ne peuvent être affranchis de la loi éternelle, qui exprime comme nous l'avons dit, tout ce qui est juste et tout ce qui varie avec justice. Quant à ceux qui s'attachent à la loi éternelle par la bonne volonté, ils n'ont pas besoin de la loi temporelle; je vois que tu le comprends de reste.

— E. Je te suis.

32. A. La loi éternelle ordonne donc de détourner son amour des choses temporelles, et de le tourner purifié vers les biens éternels?

— E. Elle l'ordonne.

— A. Que penses-tu ensuite qu'ordonne la loi temporelle? N'a-t-elle pas pour objet de régler la possession de ces choses, qu'on peut appeler nôtres pour un temps, et de la régler parmi des hommes qui s'y attachent avec passion, de telle sorte que la paix et la société humaines, puissent être conservées autant que le comporte cette sorte de bien? Enumérons-les : d'abord ce corps et ce qu'on appelle ses biens, c'est-à-dire la bonne santé, l'intégrité des sens, les forces, la beauté et les autres qualités, dont les unes sont nécessaires aux arts utiles et par conséquent plus estimables, et les autres moins. Vient ensuite la liberté; elle n'existe vraiment que chez les heureux, les partisans de la loi éternelle; mais je mentionne ici cette liberté, en vertu de laquelle ceux qui n'ont point de maîtres humains se croient libres, et que désirent ceux qui voudraient être affranchis par les leurs. Puis les parents, les frères, l'épouse, les enfants, les proches, les alliés, les connaissances et tous ceux qui nous sont unis par quelque lien. Il y a aussi la patrie, qu'on a coutume de regarder comme une mère, avec les honneurs, les louanges et ce qu'on appelle la gloire populaire. En dernière ligne arrive l'argent; et sous ce nom il faut comprendre toutes les choses dont nous sommes les légitimes propriétaires et que nous semblons avoir le pouvoir de vendre ou de donner. Comment la loi humaine règle toutes ces choses entre les hommes, ce serait un long et difficile détail à faire, et il n'est nullement nécessaire au but que nous nous proposons. Il suffit de voir que la puissance de cette loi humaine se borne dans sa pénalité à priver celui qu'elle punit de tout ou partie de ces biens. C'est donc par la crainte qu'elle réprime, et qu'elle soumet à sa volonté en les tourmentant de diverses manières, les âmes des misérables au gouvernement desquelles elle est adaptée. En effet, comme ils craignent de perdre ces choses, ils se conforment, en les possédant, à de certaines règles propres à former un lien de société , tel qu'il peut exister entre des hommes de cette sorte. Mais cette loi ne punit pas le péché qui consiste à aimer ces choses, elle ne punit que l'improbité de ceux qui les ravissent aux autres. Vois donc si nous sommes arrivés à ce que tu appelais l'infini; car nous avions entrepris de rechercher en vertu de quel droit elle punit, cette loi qui régit les peuples et les cités terrestres.

— E. Je vois que nous y sommes arrivés.

33. A. Vois-tu aussi que la peine n'existerait [335] pas, si les hommes n'aimaient pas ces choses qui peuvent leur être ravies malgré eux, soit que l'injustice les en privât, soit que la loi leur infligeât cette sorte de punition.

— E. Je le vois aussi.

— A. Maintenant concluons. Les uns font un mauvais usage de ces biens, les autres en usent bien. Celui qui en use mal, s'attache à eux, s'y embarrasse, en sorte qu'il est soumis à ces choses qui devraient lui être soumises; il les regarde comme des biens pour lui, tandis que c'est lui qui devrait être le bien pour elle, les réglant et les disposant comme il convient. D'un autre côté, celui qui en use avec droiture, montre qu'elles sont bonnes, mais non pas qu'elles soient des biens pour lui; car elles ne le rendent ni bon ni meilleur, et ce sont elles qui le deviennent par lui. C'est pourquoi il ne leur est point attaché par l'amour, il ne fait pas d'elle, pour ainsi parler, les membres de son âme, ce qui constitue l'amour, de peur d'être tourmenté et souillé quand on viendrait à les lui retrancher; mais il vit tout à fait au-dessus d'elles, prêt à les posséder et à les gouverner quand il en est besoin, plus prêt encore à ne les point avoir et à les perdre. Puisqu'il en est ainsi, doit-on incriminer l'or et l'argent parce qu'il y a des avares, les viandes, à cause des gourmands, le vin à cause des ivrognes, la beauté des femmes à cause des adultères et des débauchés, et ainsi du reste ? Ne voit-on pas le médecin même faire un bon usage du feu, et l'empoisonneur abuser criminellement du pain?

— E. Il est très-vrai que ce ne sont pas les créatures elles-mêmes qu'il faut accuser, mais les hommes qui en abusent.

CHAPITRE XVI.EPILOGUE DU LIVRE PREMIER.

A. Très-bien. Ainsi, nous avons déjà commencé de voir quelle est la valeur de la loi éternelle ; nous avons trouvé de même les limites que peut atteindre la loi temporelle dans la répression; de plus, nous avons suffisamment et clairement distingué deux sortes de choses, les éternelles et les temporelles, et aussi deux sortes d'hommes, poursuivant et aimant, les uns les choses éternelles, les autres, les choses temporelles; enfin, il a été constaté que le choix en vertu duquel chacun se livre à la recherche et à l'affection des unes ou des

autres, réside dans la volonté (1) ; que rien, si ce n'est la volonté ne peut faire déchoir l'âme du trône de sa royauté, ni l'entraîner hors de la ligne droite de l'ordre; et il est demeuré évident qu'on ne doit incriminer aucune des créatures dont les hommes abusent, mais bien ceux qui en font abus. Maintenant , revenons s'il te plaît, à la question posée au commencement de cet entretien , et voyons si elle est résolue. Nous avions entrepris de chercher ce que c'est que mal faire, et c'est dans ce but que tout a été dit. Le moment est donc venu de réfléchir, et de voir si faire le mal ne consiste pas à négliger les choses éternelles dont l'âme jouit par elle-même, qu'elle atteint aussi par elle-même, et qu'elle ne peut perdre tandis qu'elle les aime, et à se livrer à la recherche des choses temporelles qui lui paraissent grandes et admirables, tandis qu'elles ne sont senties que par la partie la plus basse de l'homme, et qu'elles ne peuvent jamais lui être assurées. C'est dans cette unique catégorie que peuvent être rangées, selon moi,.toutes les mauvaises actions, c'est-à-dire les péchés. Que t'en semble ? J'attends que tu me le fasses connaître.

35. E. Il en est comme tu le dis, et je suis d'accord que tous les péchés sont renfermés dans cette catégorie unique, et qu'ils consistent à se détourner des aloses divines et vraiment durables, pour se tourner vers les choses changeantes et incertaines. Toutes celles-ci sont à leur place et dans l'ordre; et elles réalisent un plan qui a sa beauté; mais c'est le fait d'une âme pervertie et désordonnée de se soumettre à elles en les recherchant, tandis que l'ordre et le droit divin l'a élevée au-dessus d'elles pour les conduire à sa volonté. En même temps, il me semble aussi que nous avons la solution et l'éclaircissement de la question de l'origine du mal dont nous nous sommes occupés après avoir traité de la nature du mal; car si je ne me trompe, le raisonnement l'a démontrée: nous faisons le mal par le libre arbitre de la volonté.

Mais, je te demande maintenant, si ce même libre arbitre d'où nous vient certainement la faculté de pécher, a dû nous être donné par celui qui nous a faits. En effet, il me paraît que nous n'aurions jamais péché si nous n'avions pas le libre arbitre; et pour cela, il est à craindre que Dieu aussi ne soit considéré comme auteur de nos mauvaises actions.

— A. N'aie aucune crainte à ce sujet. Mais pour traiter plus mûrement la question, il nous faut prendre un autre temps. Ce premier entretien a assez duré, et il demande à finir. Il aura eu pour résultat, je le crois du moins, et toi aussi sans doute , de nous donner la clef de grandes questions et de profonds mystères. Lorsque nous aurons commencé d'y pénétrer avec Dieu pour guide, tu seras certainement d'avis qu'il y a une différence importante entre la discussion présente et celles qui suivront; tu verras combien celles-ci l'emporteront non-seulement par la sagacité des recherches, mais encore par la sublimité du sujet et la splendide lumière de la vérité. Seulement, faisons appel à la piété, afin que la divine Providence nous permette de poursuivre et d'achever la course commencée.

— E. Je cède à ta volonté, je lui soumets très-volontiers la mienne, et mon jugement et mes désirs.


LIVRE DEUXIÈME.


Objection tirée de ce que la liberté de pécher nous a été donnée par Dieu. - Trois questions : comment prouver l'existence de Dieu? - Tous les biens viennent-ils de Dieu? La volonté est-elle libre en faisant le bien?

CHAPITRE PREMIER. POURQUOI DIEU NOUS A DONNÉ LA LIBERTÉ DE PÉCHER.

1. E. Explique-moi maintenant, si cela est possible, pourquoi Dieu a donné à l'homme le libre arbitre de la volonté, sans lequel il ne pourrait certainement pécher, s'il ne l'avait reçu.

— A. Mais d'abord, as-tu la connaissance , et la certitude que Dieu ait donné à l'homme une chose que, d'après toi, il n'aurait pas dû lui donner ?

— E. Autant que j'ai pu le comprendre dans le livre précédent, d'un côté nous avons le libre arbitre de la volonté, et de l'autre c'est par lui seul que nous commettons le péché.

— A. Moi aussi, je me rappelle que ces conclusions nous sont acquises; mais voici ce que je te demande actuellement: Es-tu sûr que c'est Dieu qui nous adonné ce libre arbitre que nous avons indubitablement et par lequel il est évident que nous péchons?

— E. Ce n'est personne autre , je pense; car c'est de lui que nous avons l'être; et soit que nous péchions, soit que nous agissions avec droiture, c'est de lui que nous méritons le châtiment ou la récompense.

— A. Mais ce dernier point encore, le comprends-tu clairement ? ou bien est-ce l'argument d'autorité qui te touche et qui te le fait croire volontiers, même sans le comprendre? voilà ce que je voudrais savoir.

— E. J'avoue que j'ai cru d'abord à l'autorité sur ce point. Mais quoi de plus vrai que tout ce qui est bien vient de Dieu, que tout ce qui est juste est bien, et qu'il est juste que les pécheurs soient punis et ceux qui agissent avec droiture, récompensés? D'où il résulte que c'est Dieu qui distribue aux pécheurs la misère et aux bons la béatitude.

2. A. Je ne conteste pas; mais je t'interroge sur cet autre point : comment connais-tu que c'est de lui que nous avons l'être? Car ce n'est pas cela que tu viens d'expliquer; mais tu as montré que c'est de lui que nous méritons de recevoir le châtiment ou la récompense.

— E. Ce que tu me demandes, m'est évident précisément parce qu'il est certain que Dieu punit les péchés. Car, toute justice vient de lui. En effet, si la bonté peut distribuer des bienfaits à des étrangers, ce n'est pas dans des étrangers que la justice punit le mal. Il est donc évident que nous lui appartenons, puisque non-seulement il est souverainement bon envers nous par ses bienfaits, mais aussi souverainement juste par ses châtiments. En outre, j'ai établi et tu m'as accordé que tout bien vient de Dieu. De là, il est facile encore de comprendre que l'homme vient de Dieu; car l'homme lui-même, en tant qu'il est homme, est quelque chose de bien, puisqu'il peut vivre avec droiture quand il le veut (1).

3. A. Vraiment, s'il en est ainsi, la question que tu as proposée est résolue. Car si l'homme est quelque chose de bien, et s'il ne lui est pas possible d'agir avec droiture sans qu'il le veuille, il a dû, pour agir avec droiture, avoir une volonté libre. En effet, de ce qu'il pèche aussi par cette volonté, il ne faut pas croire que Dieu la lui a donnée pour cela. Un motif suffisant pour qu'elle ait dû lui être donnée, c'est que, sans elle, l'homme ne pourrait agir avec droiture; et qu'elle lui ait été donnée pour cela, on le comprend, du reste, par cette considération, que c'est Dieu qui le punit lorsqu'il en abuse pour pécher; ce qui serait injuste, si la volonté libre avait été donnée non-seulement pour vivre avec droiture, mais encore pour pécher. Quelle justice y aurait-il à le punir d'avoir appliqué la volonté à une fin pour laquelle elle lui aurait été donnée ? Lors donc que Dieu punit le pécheur, ne te semble-t-il pas qu'il lui tient ce langage : pourquoi n'as-tu pas appliqué ta libre volonté à la fin pour laquelle je te l'ai donnée, c'est-à-dire pour agir avec droiture? De plus, la justice se présente à nous comme un bien dans la punition des péchés, et dans la glorification des actions honnêtes; mais, en serait-il ainsi si l'homme n'avait pas le libre arbitre de sa volonté? Car ce qui ne serait pas fait volontairement ne serait ni péché, ni bonne action; et ainsi, le châtiment aussi bien que la récompense serait injuste, si l'homme n'avait pas une volonté libre. Or, la justice a dû exister, et dans la punition, et dans la récompense, car elle est un des biens qui viennent de Dieu. Donc, Dieu a dû donner à l'homme une volonté libre.

CHAPITRE II.OBJECTION : SI LE LIBRE ARBITRE A ÉTÉ DONNÉ POUR LE BIEN, COMMENT SE FAIT-IL QU'IL PUISSE SE TOURNER VERS LE MAL?

4. E. Eh bien ! je t'accorde que Dieu l'a donnée. Mais ne te semble-t-il pas, dis-moi, qu'ayant été donnée pour bien faire, elle n'aurait pas dû pouvoir se tourner vers le péché? Il en eût été comme de la justice elle-même qui a été donnée à l'homme pour bien vivre : est-il possible à quelqu'un de se servir de sa justice pour mal vivre? De même, si la volonté avait été donnée à l'homme pour bien agir, personne ne pourrait pécher par la volonté.

A. Dieu m'accordera, je l'espère, de pouvoir te répondre, ou plutôt, il t'accordera de te répondre à toi-même, par l'enseignement intérieur de la vérité qui est la maîtresse souveraine et universelle. Mais d'abord, je désire que tu me répondes à cette question : puisque tu tiens pour certaine et connue la réponse à ma première demande, à savoir que Dieu nous a donné une volonté libre, devons-nous dire que Dieu n'aurait pas dû nous donner une chose que nous avouons nous avoir été donnée de lui? S'il n'est pas sûr qu'il nous l'ait donnée, nous avons raison de chercher si elle nous a été bien donnée; lorsque nous aurons trouvé qu'elle nous a été bien donnée, nous trouverons par là même que nous l'avons reçue de lui par qui tous les biens ont été donnés à l'homme. Au contraire, si nous trouvions qu'elle n'a pas été bien donnée, nous comprendrions que ce n'est pas lui qui nous l'a donnée, car c'est un crime de l'accuser. D'un autre côté, s'il est certain que c'est lui qui nous l'a donnée, nous serons forcés d'avouer, de quelque manière que nous l'ayons reçue, qu'il n'était obligé, ni à ne pas nous la donner, ni à nous la donner autrement que nous l'avons. Car le donateur est tel qu'on n'a aucun droit de critiquer ses actes.

5. E. J'admets tout cela d'une foi inébranlable; mais comme je n'en ai pas encore la science, il faut étudier la question comme si tout était incertain. Car, puisque nous pouvons pécher par la volonté, il n'est pas certain qu'elle nous ait été donnée pour bien agir, et par cela même il devient incertain si elle a dû nous être donnée. En effet, s'il n'est pas sûr qu'elle nous ait été donnée pour bien agir, fi n'est pas sûr non plus qu'elle ait dû nous être donnée; et ainsi, il devient incertain si c'est Dieu qui nous l'a donnée. Car, s'il est incertain qu'elle ait dû nous être donnée, il est incertain aussi qu'elle nous ait été donnée par celui qu'on ne peut croire sans crime avoir donné une chose qu'il ne devait pas donner.

A. Tu es certain, au moins, de l'existence de Dieu.

— E. Oui, et d'une certitude inébranlable; mais ce n'est pas l'examen, ici encore, c'est la foi qui me donne cette certitude.

— A. Eh bien ! si quelqu'un de ces insensés dont il est écrit : « L'insensé a dit dans son coeur; « Dieu n'est pas (1), » venait te répéter ce propos, et refusant de croire avec toi ce que tu crois, te témoignait le désir de connaître si tu crois la vérité, laisserais-tu là cet homme, ou penserais-tu qu'il y a quelque moyen de lui persuader ce que tu crois fermement; surtout s'il n'avait pas l'intention de lutter avec opiniâtreté, mais le désir sincère de savoir.

E. Ce que tu viens de dire en dernier lieu m'avertit assez de la réponse que j'aurais à lui faire. Car, fût-il l'homme le plus absurde, il m'accorderait certainement qu'il n'y a pas lieu de discuter avec un homme de mauvaise foi et un entêté, sur quoi que ce soit, à plus forte raison sur un sujet si important. Cette concession faite, il me demanderait tout le premier de croire qu'il se livre à cette recherche de bonne foi, et qu'il n'y a en lui relativement à cette affaire aucune arrière-pensée de chicane ou d'opiniâtreté. Et moi je lui exposerais alors cette démonstration que je crois facile à tout le monde: puisque, lui dirais-je, tu veux qu'un autre croie sans les connaître aux sentiments que tu sais cachés dans ton âme, n'est-il pas plus juste encore que tu croies à l'existence de Dieu, sur la foi des livres de ces grands hommes, qui nous attestent dans leurs écrits qu'ils ont vécu avec le Fils de Dieu; et cela d'autant plus qu'ils déclarent dans ces livres avoir vu des choses qui seraient impossibles si Dieu n'était pas? Et cet homme serait par trop insensé s'il me blâmait de les croire, lui qui veut que je le croie lui-même. Mais, ce qu'il ne pourrait blâmer avec justice, il ne pourrait non plus trouver aucune raison pour refuser lui-même de le faire.

— A. Mais, te dirai-je à mon tour, si sur la question de l'existence de Dieu tu estimes qu'il est suffisant de s'en rapporter au témoignage de ces grands hommes, auxquels nous avons jugé qu'on peut se fier sans témérité, pourquoi ne pas nous en rapporter de même à leur autorité sur ces points que nous avons entrepris d'étudier comme incertains et tout à fait inconnus, et ne pas cesser de nous fatiguer à cette recherche?

— E. Mais n'est-il pas convenu que nous désirons connaître et comprendre ce que nous croyons ?

6. A. Tu te rappelles parfaitement le principe que nous avons établi au début même de la discussion précédente (1); ce que nous ne nierons pas maintenant; car, si croire et comprendre n'étaient pas deux choses différentes et si nous ne devions pas d'abord croire lés sublimes et divines vérités que nous devons comprendre, c'est en vain que le Prophète aurait dit : « Si vous ne croyez pas d'abord, vous a ne comprendrez pas (2). » Notre-Seigneur lui-même, et par ses paroles et par ses actions, a exhorté d'abord à croire ceux qu'il à appelés au salut. Mais ensuite, lorsqu'il parlait du don même qu'il ferait aux croyants, il ne dit pas : La vie éternelle consiste à croire; mais bien : « Voici en, quoi consiste la vie éternelle, c'est à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (1). » Il dit encore à ceux qui croyaient déjà: « Cherchez et vous trouverez (2).» Car on ne peut pas dire qu'on a trouvé ce qu'on croit sans le connaître encore; et personne ne devient apte à trouver Dieu, s'il n'a pas cru d'abord ce qu'il doit connaître ensuite. C'est pourquoi, obéissant aux préceptes du Seigneur, cherchons avec soin. Si, en effet, nous cherchons sur son invitation, il nous montrera lui-même aussi les choses que nous trouverons, autant qu'elles peuvent être trouvées dans cette vie par des hommes tels que nous. Et, en vérité, nous devons le croire; il est donné aux meilleurs, dès cette vie, et certainement après cette vie à tous ceux qui sont bons et pieux, de voir ces choses et de les atteindre avec une évidence plus parfaite. Espérons qu'il en sera ainsi pour nous, et méprisant les choses terrestres et humaines, désirons et aimons de toutes nos forces les choses divines.

CHAPITRE III.QU'Y A-T-IL DE PLUS NOBLE DANS L'HOMME? — COMMENT ARRIVER A LA PREUVE MANIFESTE DE L'EXISTENCE DE DIEU?

7. Nous adopterons, si tu le veux bien, l'ordre suivant et nous rechercherons d'abord une preuve manifeste de l'existence de Dieu; puis nous examinerons si tout ce qui est bien, en tant que bien, vient de Dieu, et enfin, si, parmi les biens, il faut compter la volonté libre. Quand nous aurons trouvé les solutions , il apparaîtra clairement , je pense , si c'est à bon droit que cette volonté a été donnée à l'homme.

Pour commencer par les choses les plus évidentes, je, te demanderai d'abord si tu existes toi-même. Crains-tu de te tromper en répondant à cette question ? Alors tu existes, car autrement il ne te serait pas possible de te tromper.

— E. Passe plutôt et avance.

— A. Il est donc évident que tu existes, et comme cela ne te serait pas évident si tu ne vivais pas, il est évident aussi que tu vis. Comprends-tu que ces deux choses sont très-vraies?

— E. Je lecomprends parfaitement.

— A. Donc, voici une troisième chose évidente : c'est que tu comprends.

— E. Très-évidente.

— A. Laquelle des trois te semble la meilleure?

— E. Comprendre.

— A. Pourquoi penses-tu ainsi.

— E. Parce que je vois que exister, vivre, comprendre, sont trois choses; or, la pierre existe, la bête vit; cependant, à mon avis, ni la pierre n'est vivante, ni la bête intelligente : mais il est très-certain que celui qui a l'intelligence a aussi l'existence et la vie. C'est pourquoi je n'hésite pas à juger meilleur celui qui possède les trois choses que celui à qui il en manque une ou deux. Car, qui a la vie a aussi l'existence, mais il ne s'ensuit pas qu'il ait encore l'intelligence, et telle est, selon moi, la vie de la bête. Quant à l'existence, ce qui la possède n'a point pour cela même la vie et l'intelligence. Car je puis avouer que les cadavres existent, et personne ne dira qu'ils vivent. Enfin ce qui n'a pas la vie a encore moins l'intelligence.

— A . Nous admettons donc que de ces trois choses il en manque deux aux cadavres, une à la bête, aucune à l'homme.

— E. C'est vrai.

— A. Nous admettons de plus gaie la meilleure des trois est celle que l'homme possède avec les deux autres, à savoir, l'intelligence, qui implique dans celui qui la possède l'existence et la vie.

— E. Nous l'admettons certainement.

8. A. Dis-moi maintenant si tu sais que tu possèdes ces sens corporels si connus : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher.

— E. Je le sais.

— A. Quelles sont les choses qui, selon toi, tombent sous le sens de la vue; en d'autres termes, quels objets affectent notre sens lorsque nous voyons?

— E. Tous les objets corporels.

— A. Est-ce aussi par la vue que nous avons le sentiment des corps durs et mous?

— E. Non.

— A. Qu'est-ce donc qui appartient en propre aux yeux et dont nous avons par eux le sentiment?

— E. La couleur.

— A. Et aux oreilles?

— E. Le son.

— A. A l'odorat?

— E. L'odeur.

— A. Au goût?

— E. La saveur.

— A. Et au toucher?

— E. La dureté ou la mollesse, l'uni ou le raboteux, et beaucoup d'autres qualités pareilles.

— A. Mais les formes des corps, le grand, le petit, le carré, le rond et les autres semblables, n'en avons-nous pas le sentiment, tant par le toucher que par la vue, en sorte qu'on ne peut les attribuer exclusivement à la vue ni au toucher, mais bien à tous les deux?

— E. Je le comprends.

— A. Tu comprends donc aussi que les sens saisissent chacun des objets qui leur sont propres et dont ils nous avertissent, et plusieurs d'entre eux certains objets communs?

— E. Je le comprends aussi.

A. Mais, ce qui appartient en propre à chaque sens et ce qui appartient en commun à tous ou à quelques-uns d'entre eux, comment pouvons-nous le distinguer? est-ce par quelqu'un de ces sens?

— E. Non pas; nous le distinguons par un certain sens intérieur.

— A. Ne serait-ce pas là cette raison qui manque aux bêtes? Car, si je ne me trompe, c'est parla raison que nous comprenons ces choses et que nous savons qu'il en est ainsi.

— E. Je crois plutôt que c'est par la raison que nous comprenons l'existence de ce sens intérieur auquel ces cinq sens si connus viennent rapporter tous leurs objets. Car pour la bête, autre est le fait de la vision, autre le sentiment des choses vues qu'elle évite ou recherche; le premier sens est dans les yeux, le second est au dedans même de l'âme, et c'est par ce dernier que les animaux, attirés par le charme ou repoussés, convoitent et saisissent ou évitent et rejettent non-seulement les objets qui tombent sous la vue, mais ceux aussi qui tombent sous l'ouïe et les autres sens du corps. Mais cet autre sens, on ne peut lui donner les noms ni de vue, ni d'ouïe, ni d'odorat, ni de goût, ni de toucher; c'est quelque chose de différent, c'est je ne sais quoi qui préside universellement aux autres sens. Or, quoique nous le saisissions par la raison, comme je l'ai dit, nous ne pouvons toutefois lui donner le nom même de raison, puisqu'il est évident que les bêtes elles-mêmes le possèdent.

9. A. Quel qu'il soit, je l'admets, et je n'hésite pas à l'appeler un sens intérieur. Mais il faut que notre raison surpasse ce sens; autrement, ce qui nous est fourni par les sens du corps ne pourrait devenir l'objet de la science. Car on ne sait une chose quelconque qu'autant qu'on la comprend par la raison. Or, sans parler des autres sens, nous savons que ce n'est pas par l'ouïe que nous avons le sentiment des couleurs, ni par la vue celui des paroles. Et cette science, ce ne sont ni les yeux ni les oreilles qui nous la donnent, ni non plus ce sens intérieur dont les bêtes sont pourvues, car il ne faut pas croire qu'elles sachent que les oreilles ne donnent pas le sentiment de la lumière, ni les yeux celui de la voix, puisque nous ne faisons ce discernement que par l'attention rationnelle et la pensée, [341]

— E. Je ne puis dire que je perçois clairement ce que tu viens d'énoncer. Car au moyen de ce sens intérieur dont les bêtes sont pourvues comme tu l'accordes toi-même, qui sait si elles ne distinguent pas aussi que le sentiment des couleurs ne vient pas par l'ouïe ni celui de la voix par la vue?

— A. Mais crois-tu aussi qu'elles puissent faire la distinction entre la couleur dont elles ont le sentiment, le sens qui est dans l'œil et cet autre sens intérieur qui est dans l'âme et encore la raison qui définit et classe les uns et les autres?

— E. Je ne le crois en aucune façon.

A. Et cette raison pourrait-elle distinguer ces quatre choses l'une de l'autre et les déterminer en les définissant, si toutes ne venaient pas se rapporter à elles: et la couleur par le sens des yeux, et ce sens lui-même par cet autre sens intérieur qui y préside, et celui-ci par lui-même, en supposant qu'il n'y ait pas encore quelqu'autre intermédiaire ? - F,. Je ne vois pas qu'il en puisse être autrement.

— A. Quoi encore? Vois-tu aussi que le sens des yeux perçoit la couleur, mais que ce même sens ne se perçoit pas lui-même ? Car le sens par lequel tu vois la couleur n'est pas le même par lequel tu vois que tu vois.

— E. D'accord.

— A. Tâche encore de distinguer ceci. Tu ne nies pas, je pense, que autre chose est la couleur, autre chose voir la couleur, et autre chose aussi, en l'absence de la couleur, d'avoir le sens au moyen duquel on la verrait si elle était présente.

— E. Je distingue bien encore ces trois choses, et j'accorde qu'elles diffèrent entre elles.

— A. Eh bien ! par tes yeux, tu n'en vois qu'une, n'est-ce pas, et c'est la couleur?

— E. Oui.

— A. Dis-moi donc comment tu vois les deux autres? car tu ne peux les distinguer sans les voir.

— E. Je n'en sais pas davantage, je sais qu'elles existent et rien de plus.

— A. Tu ne sais donc pas encore si c'est la raison ou bien cette vie que nous appelons sens intérieur, bien supérieur aux sens corporels, ou quelque autre chose?

— E. Je ne sais.

— A. Tu sais au moins ceci, que la raison seule peut définir ces choses, et que la raison ne fait cette opération que sur les objets présentés à son examen.

— E. Certainement.

— A. Par conséquent, quelle que soit cette chose par laquelle on a le sentiment de tout ce qu'on sait, elle est au service de la raison, à qui elle présente et rapporte tout ce qu'elle saisit, afin que tous les objets perçus par les sens puissent être discernés, classés et saisis non-seulement par le sentiment, mais encore par la science.

— E. Je l'admets.

— A. Mais quoi? cette raison même qui discerne et ses ministres, et les objets qu'ils lui présentent, qui reconnaît de plus la différence qu'il y a entre eux et elle et qui s'affirme plus puissante qu'eux, peut-elle se saisir autrement que par elle-même , c'est-à-dire par la raison? En d'autres termes, saurais-tu que tu as la raison si la raison ne te le faisait voir?

— E. Tout cela est très-vrai.

A. Concluons : lorsque nous percevons la couleur, cette perception ne nous fait pas percevoir par elle-même ce que nous percevons; lorsque nous entendons le son , nous n'entendons pas notre ouïe; lorsque nous flairons une rose, notre odorat lui-même ne nous donne aucune odeur; lorsque nous goûtons quelque chose, notre goût n'a lui-même aucune saveur dans notre bouche; lorsque nous touchons, nous ne pouvons toucher non plus le sens du tact ; il est donc évident que ces cinq sens ne sont eux-mêmes sentis par aucun d'entre eux, bien que tous les objets corporels soient sentis par eux.

— E. C'est évident.

CHAPITRE IV.LE SENS INTÉRIEUR SENT LE SENTIMENT MÊME; SE DISCERNE-T-IL AUSSI LUI-MÊME?

10. A. Je crois aussi, il est évident que ce sens intérieur a non-seulement le sentiment des objets qu'il reçoit des cinq sens corporels, mais encore le sentiment de ces sens eux-mêmes. Car la bête ne se meuvrait pas soit en recherchant, soit en fuyant un objet si elle ne sentait pas qu'elle sent, et cela non pour arriver à la science qui est le partage de la raison, mais seulement au mouvement; et certainement aucun des cinq sens ne lui donne ce sentiment. Si ce point était encore obscur, il s'éclaircira dés que tu remarqueras ce qui se passe par exemple dans un seul d'entre eux; prenons la vue. Ouvrir l'œil, et le diriger vers l'objet qu'elle veut voir, la bête ne le pourrait en aucune façon si elle ne sentait qu'elle ne voit pas en ayant l'oeil fermé ou sans le diriger ainsi. Or, si elle sent qu'elle ne voit pas lorsqu'elle ne voit pas en effet, il est nécessaire aussi qu'elle sente qu'elle voit lorsqu'en effet elle voit. Car lorsqu'elle voit, elle ne meut pas [342] l'œil avec le même désir que lorsqu'elle ne voit pas, et elle montre ainsi qu'elle sent l'un et l'autre. Quant à savoir si la vie se sent elle-même, elle qui sent qu'elle sent les choses corporelles, il n'est pas aussi facile de s'en rendre compte; cependant quiconque s'examine lui-même trouve que tout être vivant fuit la mort, et comme la mort est contraire à la vie, il est nécessaire que la vie se sente aussi elle-même pour fuir son contraire. Que si ce point n'est pas encore parfaitement éclairci, laissons-le, afin de ne tendre à notre but que par des preuves certaines et manifestes. Or voici ce qui est manifestement prouvé. le sens corporel sent les choses corporelles; mais il ne peut avoir le sentiment de lui-même; le sens intérieur , lui, a le sentiment des choses corporelles par le sens corporel, et le sentiment du sens corporel lui-même; quant à la raison, elle connaît toutes ces choses , elle se connaît elle-même , elle en fait l'objet de la science. Vois-tu autrement?

— E. Non certes.

— A. Eh bien ! maintenant parle à ton tour et reprends la question que nous désirions résoudre et dont nous avons cherché la solution en suivant cette route assez longue.

CHAPITRE V. LE SENS INTÉRIEUR L'EMPORTE SUR LES SENS EXTÉRIEURS DONT IL EST LE MODÉRATEUR ET LE JUGE.

11. E. Si ma mémoire est fidèle, des trois questions que nous avons posées tout à l'heure avant de suivre l'ordre de cette discussion , nous traitons actuellement la première: comment peut-on prouver évidemment ce que nous croyons d'une foi ferme et inébranlable : l'existence de Dieu?

— A. Ta mémoire est fidèle sur ce point. Mais rappelle-toi aussi, je te prie, que quand je t'ai demandé si tu savais que tu existes, la connaissance de ce fait n'est pas venue seule, mais bien accompagnée de deux autres.

— E. Je me le rappelle aussi.

— A. Vois donc maintenant auquel de ces trois faits se rapporte tout ce qui tombe sous les sens corporels, en d'autres termes, dans quelle catégorie penses-tu qu'il faille ranger tout ce qui tombe sous notre sens au moyen des yeux, ou de tout autre organe corporel? est-ce dans la' classe des choses qui ont seulement l'existence, ou de celles qui ont en outre la vie, ou enfin de celles qui ont aussi l'intelligence?

— E. Dans la classe des simples existences.

— A. Mais le selfs lui-même, dans quel ordre le places-tu?

— E. Dans celui des êtres vivants.

— A. Et quel est à ton avis le meilleur des deux, du sens ou de l'objet qui tombe sous le sens?

E. Le sens assurément.

— A. Pourquoi ?

— E. Parce que ce qui vit est meilleur que ce qui n'a que l'existence.

12. A. Et ce sens intérieur que nous avons reconnu plus haut être au-dessous de la rai. son, et commun encore à nous et aux bêtes, hésiteras-tu à le préférer à ce sens qui atteint les corps , et que tu as reconnu tout à l'heure être lui-même préférable ad corps ?

— E. Je n'hésiterai nullement.

— A. Je voudrais aussi savoir de toi pour quel motif tu n'hésites pas. Tu ne pourras pas dire que ce sens intérieur doive être rangé dans celle des trois catégories qui comprend les êtres parvenus jusqu'à l'intelligence; mais seulement dans celle des êtres existants et vivants, à qui l'intelligence manque, car les bêtes qui n'ont pas l'intelligence ont ce sens intérieur. Alors je te demande pourquoi tu préfères le sens intérieur au sens qui perçoit les choses corporelles, puisque tous deux font partie de la classe des êtres vivants. Tu as préféré le sens qui atteint les corps aux corps eux-mêmes, par la raison que ceux-ci font partie des simples existences, tandis que celui-là appartient au genre vivant. Puisque c'est à ce même genre qu'appartient le sens intérieur, dis-moi pour quel motif tu l'estimes supérieur à l'autre ? Si tu me réponds : c'est parce que le premier perçoit le second, cette raison impliquerait que tout être sentant est meilleur que ce qui est senti par lui : règle que tu ne voudrais pas poser, de crainte d'être amené à dire aussi que tout être intelligent vaut mieux que ce qui est perçu par son intelligence. Or ceci est faux, car l'homme a l'intelligence de la sagesse, et il n'est certainement pas meilleur qu'elle. Cherche donc pour quelle raison il t'a paru que le sens intérieur doit être préféré au sens qui perçoit les corps.

E. C'est parce que je sais que le premier est comme le modérateur et le juge du second. Car si le second commet quelque faute en remplissant son office, le premier lui en de. mande raison comme à son serviteur, ainsi que nous l'avons constaté plus haut. Et en effet, le sens des yeux ne voit pas qu'il voit ou qu'il ne voit pas; et pour cela , il ne peut juger [343] s'il lui manque quelque chose ou s'il ne lui manque rien; mais c'est là la fonction du sens intérieur qui avertit l'âme de la bête d'ouvrir l'œil fermé et de suppléer aux manquements dont elle s'aperçoit. Or personne ne doute que celui qui juge ne soit supérieur à celui qui est jugé.

— A. Tu reconnais donc aussi que le sens corporel lui-même porte un certain jugement sur les corps? En effet c'est lui qu'affecte le plaisir et la douleur lorsqu'il est en contact avec un corps dur ou mou. De même que le sens intérieur juge ce qui manque ou ce qui suffit au sens de la vue, de même le sens de la vue juge des couleurs, et voit si elles sont parfaites ou non. De même encore que le sens intérieur juge de l'oreille et sent si elle est ou non assez attentive; ainsi l'ouïe elle-même juge dessous, sentant ceux qui s'insinuent doucement en elle et ceux qui la frappent aigrement. Il n'est pas nécessaire de passer en revue les autres sens ; cela suffit, je pense, pour te faire apprécier ce que je voulais dire, à savoir que le sens intérieur juge des sens corporels, lorsqu'il approuve leur opération et qu'il réclame ce qu'ils lui doivent; comme les sens corporels eux-mêmes jugent des corps en acceptant leur contact agréable et en repoussant le contraire.

— E. Je saisis parfaitement, et j'admets comme très-vrai tout ce que tu as dit.

CHAPITRE VI.LA RAISON DANS L'HOMME L'EMPORTE SUR TOUT LE RESTE , ET CE QUI L'EMPORTE SUR LA RAISON EST DIEU.

13. A. Examine maintenant si la raison à son tour juge le sens intérieur. Je ne te demande pas si tu la juges meilleure que lui, car je n'en doute pas, et même je pense qu'il n'est plus nécessaire de te demander si la raison juge ce sens intérieur. Car toutes ces questions concernant les choses qui sont au-dessous d'elle, les corps, les sens corporels, le sens intérieur, la prééminence des uns à l'égard des autres, et sa propre prééminence, n'est-ce pas elle-même qui les traite? Et pourrait-elle le faire si elle n'en jugeait pas ?

— E. Evidemment non.

— A. Ainsi cette nature qui a simplement l'existence sans être douée de vie ni d'intelligence, comme est un corps inanimé, est inférieure à cette autre nature qui a non-seulement l'existence, mais aussi la vie et l'intelligence, comme est dans l'homme l'âme raisonnable; or penses-tu qu'en nous, c'est-à-dire dans ces trois éléments qui constituent l'homme, on puisse trouver quelque chose de plus noble que celui que nous avons énuméré en troisième lieu ? Car évidemment nous avons d'abord un corps, puis une certaine vie qui anime et développe ce corps : deux choses que nous voyons aussi dans les bêtes; enfin nous en avons une troisième qui est pour notre âme comme sa tête, son oeil et tout ce que tu peux trouver de mieux pour exprimer la raison et l'intelligence, dont les bêtes sont dépourvues. Vois donc, je te prie, s'il t'est possible de trouver dans la nature humaine quelque chose de plus sublime que la raison.

— E. Je n'y vois absolument rien de meilleur.

14. A. Et maintenant si nous pouvions trouver une chose de l'existence de laquelle nous ne pourrions douter, non plus que de sa supériorité sur notre raison elle-même, hésiteras-tu, quelle qu'elle soit, à dire que c'est Dieu?

— E. Je n'appellerai pas immédiatement de ce nom ce que j'aurais trouvé de supérieur à la meilleure partie de ma nature. Car il ne m'agrée pas d'appeler Dieu ce à quoi ma raison est inférieure, mais bien ce qui n'a rien de supérieur à soi.

— A. Très-bien ! et c'est lui qui a donné à ta raison une notion si vraie et si religieuse de lui-même. Mais dis-moi, si tu ne trouves rien de supérieur à notre nature, que l'éternel et immuable, hésiteras-tu à l'appeler Dieu ? Car tu le sais, tes corps sont sujets au changement ; de plus cette vie même qui anime le corps n'en est pas exempte; la variété de ses états le montre manifestement. Enfin la raison ne peut nier qu'elle y soit elle-même soumise, elle qui, tantôt fait des efforts, et tantôt n'en fait pas pour parvenir à la vérité, tantôt y parvient , et tantôt n'y parvient pas. Si donc sans l'aide d'aucun organe corporel, ni du toucher, ni du goût, ni de la vue, ni de l'ouïe, ni de l'odorat, ni d'aucun sens inférieur à elle, cette raison voit par elle-même quelque chose d'éternel et d'immuable, il faut et qu'elle s'avoue inférieure, et qu'elle avoue que ce ne peut être que son Dieu.

— E. Je reconnaîtrai. sans hésitation pour Dieu celui qu'on nie prouvera n'avoir rien de supérieur à lui.

— A. Cela va bien, car il me suffira de te montrer qu'une telle chose existe, et tu avoueras qu'elle est Dieu si elle n'a point de supérieur, ou, si [344] elle en a un, que ce supérieur est Dieu lui-même. Soit donc qu'elle en ait, soit qu'elle n'en ait point, il sera évident que Dieu est, dès que j'aurai montré, comme je l'ai promis, qu'elle est au-dessus de la raison, ce que je ferai avec le secours de Dieu même.

— E. Démontre donc ce que tu as promis.

CHAPITRE VII.LES SENS SONT PARTICULIERS A CHACUN DE NOUS ET PERÇOIVENT DIFFÉREMMENT LES DIVERS OBJETS.

15. A. Je le ferai. Mais auparavant je me demande si mes sens corporels sont les mêmes que les tiens; ou si plutôt les miens sont à moi seul, et les tiens à toi seul; s'il n'en était ainsi, je ne pourrais voir de mes yeux une chose, sans que tu la visses toi-même.

— E. J'accorde absolument que les sens, quoique de même genre , sont personnels à chacun de nous et que nous avons chacun la vue, l'ouïe et les autres sens. Car un homme peut non-seulement voir, mais encore entendre ce qu'un autre n'entendrait pas et percevoir par ses autres sens ce qu'un autre ne perçoit pas. Ainsi il est évident que tes sens sont à toi seul, comme les miens sont à moi seul.

— A. En diras-tu autant du sens intime ou bien est-il différent?

— E. II n'est pas autre. En effet, mon sens intime perçoit mes sensations et le tien perçoit les tiennes, et c'est pour cette raison que souvent quelqu'un me demandera si je vois un objet qu'il voit lui-même, car c'est moi qui sens si je vois ou non, et non pas celui qui m'interroge.

— A. Et la raison? chacun de nous n'a-t-il pas aussi la sienne ? puisqu'il peut arriver que je comprenne une chose sans que tu la comprennes et que tu ne puisses savoir si je comprends, tandis que moi, je le sais.

— E. Il est évident aussi que chacun de nous a son esprit raisonnable.

16. A. Pourrais-tu bien dire aussi que nous avons chacun notre soleil, notre lune, nos étoiles et les autres objets semblables, puisque chacun de nous les voit avec son propre sens?

— E. Quant à cela, il n'est pas possible de le dire.

— A. Nous pouvons donc voir à plusieurs une seule chose, bien que nos sens soient particuliers à chacun de nous, et tous les yeux de chacun de nous perçoivent cet objet unique que nous voyons en même temps; en sorte que, si mon sens est autre que le tien, et réciproquement, l'objet que nous voyons n'est pas pour toi autre que pour moi, c'est le même qui est perçu par nous deux et vu en même temps par chacun de nous.

— E. C'est de toute évidence.

— A. Nous pouvons aussi entendre ensemble un seul son de voix , en sorte que, quoique mon ouïe soit autre que la tienne, et réciproquement, la voix que nous entendons ensemble n'est pas autre pour moi que pour toi, ce n'est pas non plus une partie différente du son émis que saisit l'ouïe de chacun de nous, mais le son unique, tel qu'il a été émis, nous est donné à entendre tout entier à tous deux.

— E. Cela est encore évident.

17. A. En faisant aux autres sens corporels l'application de ce que nous venons de dire, tu peux maintenant remarquer que ces sens, quant au point qui nous occupe, ne sont pas absolument dans les mêmes conditions que la vue et l'ouïe, ni non plus dans des conditions absolument différentes. En effet, nous pouvons toi et moi, remplir d'un seul et même air l'organe de notre respiration et sentir par l'odorat, l'odeur de cet air; nous pouvons également, toi et moi, goûter le même miel ou toute autre nourriture , ou breuvage, et en sentir la saveur, quoique ce miel soit unique, tandis que nos sens sont particuliers à chacun de nous, que le tien est à toi et le mien à moi. Bien que nous percevions alors tous deux la même odeur ou la même saveur, cependant nous ne l'apercevons pas, toi avec mon sens, ni moi avec le tien, ni non plus avec quelque autre sens qui nous serait commun à tous deux, mais mon sens est bien à moi et le tien est bien à toi, quoique une odeur ou une saveur unique soit perçue par nous deux. Et c'est en cela que ces deux sens du goût et de l'odorat ressemblent à ceux de la vue et de l'ouïe. Mais, quant au point qui nous occupe, ils en diffèrent. Il est bien vrai, en effet, que nous aspirons le même air par nos narines et que nous goûtons la même nourriture avec notre palais, mais je n'aspire pas la même partie d'air et je ne prends pas la même partie de nourriture que toi ; j'en prends une et toi une autre. De plus, en aspirant, j'attire à moi, de la totalité de l'air, la partie qui m'est suffisante, et toi de même une autre partie qui te suffit aussi. Et lorsque nous absorbons tous deux un même mets tout entier, il n'est [345]absorbé en totalité ni par moi, ni par toi. Au contraire, une parole que nous entendons est entendue en même temps tout entière par toi comme par moi: une image que nous voyons est vue en même temps aussi grande par l'un et par l'autre de nous, tandis que pour la nourriture et le breuvage, c'est une partie qui passe nécessairement en toi et une autre en moi. Ne comprends-tu qu'imparfaitement ceci ?

— E. Parfaitement au contraire, et je le trouve très-certain.

18. A. Quant au toucher, n'es-tu pas d'avis qu'il peut être assimilé au sens de la vue et de l'ouïe sur le point que nous traitons? Car non-seulement nous pouvons sentir tous deux un seul corps par le tact, mais tu peux toucher la même partie que j'aurais touchée moi-même; et ce ne sera pas seulement le même corps, mais la même partie de ce corps que nous sentirons tous deux par le toucher. Car il n'en est pas du toucher comme de la bouche; nous ne pouvons, toi et moi, en mangeant, prendre chacun en entier le mets qui nous est servi, tandis qu'une chose que j'aurai touchée tout entière , tu peux la toucher de même , et nous la toucherons tous deux, non pas chacun par partie, mais chacun tout entière.

— E. J'avoue que, en cela, le sens du toucher me paraît avoir une très-grande similitude avec les deux premiers dont nous avons parlé; mais je vois qu'il en diffère en un point. C'est que nous pouvons tous deux voir et entendre une même chose entièrement et ensemble, c'est-à-dire en même temps, tandis que nous pouvons bien toucher aussi tous deux un même objet dans son entier en même temps, mais dans des parties différentes; ou la même partie de cet objet, mais dans des temps différents. Car je ne puis approcher mon toucher d'aucune partie que tu touches, si tu n'en écartes d'abord le tien.

19. A. Tu as répondu avec une perspicacité parfaite. Mais il te faut pénétrer plus avant. Après avoir constaté d'une part qu'il est des choses que nous sentons ensemble, et d'autres que nous sentons chacun en particulier; de l'autre, que chacun de nous a seul la perception de son propre sens, en, sorte que je n'ai pas la perception du tien, ni toi celle du mien, il faut remarquer ce qui a lieu pour les choses qui sont perçues par les sens du corps; je veux dire pour les choses corporelles que nous ne pouvons percevoir ensemble, mais chacun en particulier par nos sens. Or nous n'en pouvons percevoir que ce qui devient tellement nôtre , que nous puissions le changer et le transmuer en nous-mêmes, comme la nourriture et la boisson, dont tu ne peux prendre aucune partie que j'aurais prise moi-même. Vois en effet les nourrices qui mâchent les aliments pour les donner aux enfants : tout ce que leur palais dérobe pendant cette opération et transforme ensuite dans l'estomac, ne peut en revenir pour se mêler à la nourriture de l'enfant. Dès que la bouche trouve une saveur agréable à quelque chose, elle s'en approprie irrévocablement une partie, si petite qu'elle soit; et ce sont les aptitudes naturelles du corps qui amènent forcément ce fait. S'il en était autrement, il ne resterait aucune saveur dans la bouche après que les aliments mâchés en seraient sortis.

On peut en dire autant, et avec raison, des parties de l'air que nous aspirons par les narines. Car bien que tu puisses aspirer quelque chose de l'air que j'ai respiré, tu ne peux aspirer cette partie d'air qui a été changée en aliment pour moi, parce que je n'ai pu moi-même la rendre. Les médecins enseignent en effet que nous nous alimentons aussi par le nez; et cet aliment, que je puis seul prendre en aspirant, je ne puis le rendre en respirant, et ainsi tu ne peux l'aspirer à ton tour par tes narines. Restent maintenant les autres choses sensibles que nous ne corrompons pas et que nous ne changeons pas en notre substance corporelle, en les percevant par nos sens. Pour celles-là, nous pouvons les sentir tous deux, soit en même temps, soit tour à tour, de telle sorte que la totalité ou une même partie soit sentie et par moi et par toi : tels sont la lumière , le son, et les corps que notre toucher atteint sans les altérer.

— E. Je comprends.

— A. Evidemment donc, les choses que nous ne transformons pas, tout en les percevant par nos sens corporels, ne sont pas de la nature de nos sens, et pour cela elles nous sont plutôt communes, puisque nous ne les changeons ni ne les transformons en quelque chose qui nous soit propre et qui nous appartienne privément.

— E. J'en suis parfaitement d'accord.

— A. Il faut donc entendre par une chose qui nous est propre et nous appartient comme privément, une chose que chacun de nous possède seul, et par une chose que chacun de nous perçoit seul, une chose qui est de même [346] nature; et au contraire, il faut appeler choses communes et comme publiques, les choses que tous ceux qui les sentent perçoivent sans les corrompre et sans les transformer.

— E. C'est cela.

CHAPITRE VIII.LE RAPPORT DES NOMBRES N'EST PERÇU PAR AUCUN DES SENS CORPORELS. — IL EST UN ET IMMUABLE POUR TOUTES LES INTELLIGENCES QUI LE PERÇOIVENT.

20. A. Avance maintenant, prête attention, et dis-moi s'il se trouve une chose que tous ceux qui raisonnent voient en commun, chacun avec son intelligence et sa pensée; une chose qui soit à la disposition de tous ceux qui la voient, sans que ceux qui l'ont à leur disposition puissent la changer en en faisant usage, comme il arrive pour le manger et le boire; une chose qui demeure inaltérée et entière, soit qu'ils la voient, soit qu'ils ne la voient pas, ou penses-tu qu'il n'y ait rien qui présente ces caractères ?

— E. J'en vois beaucoup, au contraire. Il suffit d'en mentionner une seule : le rapport, la vérité des nombres. Elle est à la disposition de tous ceux qui raisonnent; chaque calculateur s'efforce de la saisir par sa raison et son intelligence; les uns le peuvent plus facilement, les autres plus difficilement, d'autres ne le peuvent pas du tout; cependant elle se montre également à tous ceux qui peuvent la comprendre; lorsque quelqu'un la perçoit, elle n'est ni changée ni transformée en lui, comme il en arrive pour les aliments; si quelqu'un se trompe à son sujet, elle ne subit elle-même aucune défaillance, mais tandis qu'elle demeure dans sa vérité et son intégrité, celui qui s'y trompe est d'autant plus dans l'erreur qu'il la voit moins bien.

21. A. C'est parfaitement dit, en vérité; et je vois que tu as trouvé promptement de quoi répondre, comme un homme qui n'est pas étranger à ces matières. Alors si quelqu'un venait te dire que l'impression de ces nombres dans notre esprit ne résulte pas de leur nature, mais des choses que nous saisissons par les sens corporels , et qu'ils sont en nous comme des images des choses visibles, que répondrais-tu, ou serais-tu toi-même de cet avis.

— E. Jamais je ne serai de ce sentiment. Car si j'avais eu la perception des nombres par bues sens corporels, c'est par ces mêmes sens que j'aurais pu arriver aussi à la perception de la division et de l'addition des nombres. Mais c'est par la lumière de mon esprit que je redresse celui qui, en calculant une addition ou une soustraction, me dénonce un résultat faux. De plus, tout ce que saisissent mes sens corporels, ce ciel, cette terre et tous les corps qu'ils renferment et que perçoivent mes sens, combien de temps dureront-ils? je n'en sais rien. Mais sept et trois font dix, et non-seulement maintenant, mais toujours; il n'y a eu aucune époque où sept et trois n'aient pas fait dix; il ne viendra aucun temps où sept et trois cesseront de faire dix. J'ai donc bien dit que cette inaltérable vérité du nombre est commune à moi et à tous ceux qui raisonnent.

22. A. Je ne conteste pas ta réponse ; elle énonce des choses parfaitement vraies et certaines. Mais en réfléchissant à la formation des nombres eux-mêmes, tu verras facilement que nous n'en avons pas acquis la connaissance au moyen des sens corporels. En effet, tout nombre tire son nom du nombre de fois qu'il contient l'unité. S'il la contient deux fois, il s'appelle deux; trois fois, il s'appelle trois; s'il la renferme dix fois, il s'appelle dix; tous les nombres sans exception tirent leur nom de là, et chacun d'eux se nomme tant de fois l'unité. Mais quiconque fixe sa pensée sur la vraie notion de l'unité, trouve sans difficulté qu'elle ne peut être perçue par les sens corporels. En effet, quelque objet gaie saisissent les sens, toujours il accuse non l'unité, mais la pluralité; car cet objet est un corps, et par conséquent il a d'innombrables parties. Pour éviter de passer en revue les corps les plus petits et les moins articulés, je dis qu'un corps,, si petit qu'il soit, a toujours une partie à droite et une à gauche; haut et bas, devant et derrière, extrémités et milieu; nous sommes forcés d'avouer que tout cela se trouve dans le corps le plus exigu dans ses proportions; c'est pour cela que nous n'accordons pas qu'aucun corps soit vraiment et purement un, tout en remarquant qu'on n'y pourrait compter cette pluralité sans la discerner au moyen de la connaissance de l'unité même. Et vraiment lorsque je cherche l'unité dans un corps, et que je suis sûr de ne l'y pas trouver, je connais certainement ce que je cherche, ce que je n'y trouve pas, ce qu'on ne peut y trouver; disons mieux, ce qui n'y est absolument pas. Donc, dès que je sais qu'il n'existe pas de corps un, je sais ce que c'est [347] que l'unité; car, si je ne connaissais pas l'unité, je ne pourrais compter les nombreuses parties de ce corps. Mais partout où je connais l'unité, ce n'est certainement pas au moyen des sens corporels, puisque par ces sens je ne connais que le corps qui, nous l'avons vu, n'est pas vraiment et purement un. Or, si nous n'avons pas acquis la perception de l'unité au moyen des sens corporels, nous n'avons pas pu, par ces mêmes sens, acquérir celle d'aucun nombre, je veux dire de ces nombres que nous voyons par l'intelligence. Car il n'en est pas un seul qui ne tire son nom du nombre de fois qu'il contient l'unité, et la perception de ce fait n'a pas lieu au moyen des sens corporels. La moitié d'un corps a elle-même une moitié égale aux deux, dont se compose la totalité de la première. Et ainsi, les deux moitiés d'un corps y sont de telle sorte, qu'elles ne sont pas elles-mêmes deux unités indivisibles. Au contraire, ce nombre qu'on appelle Deux parce qu'il contient deux fois l'unité, sa moitié, c'est-à-dire ce qui est un absolument, ne peut être une seconde fois divisé en demi, tiers, quart, etc., parce qu'il est vraiment et simplement un (1).

23. De plus, en suivant l'ordre des nombres, après 1 nous voyons 2, nombre qui, comparé au premier, se trouve en être le double. Mais le double de 2 ne vient pas immédiatement; 3 est interposé avant 4, qui est le double de 2. Et ce rapport se poursuit à travers toute la série des nombres, en vertu d'une loi aussi parfaitement claire qu'immuable. Ainsi après 1, c'est-à-dire après le premier de tous les nombres, le premier qui vient en ne comptant pas le précédent, en est le double; car c'est 2 qui suit 1. Après le second nombre, c'est-à-dire après 2, toujours sans compter celui-ci, le second qui vient en est le double. En effet, après 2, le premier est 3, et le second 4, double du second nombre. Après le troisième nombre, c'est-à-dire 3 , toujours sans le compter, le troisième en est encore le double. En effet, après le troisième nombre, c'est-à-dire 3, le premier qui vient est 4, le second 5 et le troisième 6, qui est le double du troisième nombre, Puis, après le quatrième nombre, toujours sans compter celui-ci, le quatrième qui vient en est le double. En effet, après le quatrième nombre, soit 4, le premier qui vient est 5, le second 6, le troisième 7 et le quatrième 8, qui est le double du quatrième, et ainsi de suite. Tu trouveras dans toute la série des nombres ce que tu as trouvé dans la première addition des nombres, c'est-à-dire dans un et deux, à savoir que dans toute la série, à partir du commencement, après un nombre donné , le nombre cardinal correspondant amène le double du premier nombre. Cette loi immuable, fixe et inaltérable qui préside à tous les nombres, comment la saisissons-nous? Personne ne peut assurément, au moyen des sens corporels, saisir tous les nombres, puisqu'ils sont innombrables. Comment donc connaissons-nous cette loi qui les embrasse tous? En vertu de quelle imagination ou de quelle image une vérité mathématique aussi certaine nous apparaît-elle si constiinté à travers l'innombrable série des nombres? N'est-ce pas au contraire en vertu de la lumiére intérieure, que les sens corporels ne connaissent pas?

24. Ces preuves et beaucoup d'autres semblables forcent les hommes à qui Dieu a départi le génie de la discussion et qui ne l'ont point obscurci par leur entêtement, à reconnaître que le rapport ou la vérité des nombres ne ressortit pas des sens corporels, qu'elle subsiste invariable et sans altération, qu'elle appartient en commun et qu'elle est visible à tous ceux qui raisonnent. Bien d'autres choses peuvent se présenter à l'esprit qui appartiennent aussi en commun à tous ceux qui font usage du raisonnement, sont comme publiquement à leur disposition, et visibles à l'oeil de l'intelligence et de la raison de chacun de ceux qui les considèrent, tout en demeurant inaltérées et immuables. Toutefois , j'ai vu sans regret que ce rapport ou vérité des nombres s'est présentée tout d'abord à ta pensée, lorsque tu as entrepris de répondre à la question que je t'avais posée. Car ce n'est pas en vain qu'on voit dans les saints Livres le nombre joint à la sagesse, à l'endroit où il est dit : « J'ai exploré mon coeur lui-même, pour connaître, examiner et scruter la sagesse et le nombre. (1) »

CHAPITRE IX.EN QUOI CONSISTE LA SAGESSE, SANS LAQUELLE PERSONNE N'EST HEUREUX.— EST-ELLE LA MÊME DANS TOUS LES SAGES ?

25. Maintenant je te demande ce qu'il faut, selon toi, penser de la sagesse elle-même. Es-tu d'avis que chaque homme a sa sagesse à lui ? ou bien crois-tu qu'il n'y en a qu'une et qu'elle est en commun à la disposition de tous, telle enfin que plus on y participe, plus on est sage?

— E. Je ne sais pas encore ce que tu appelleras sagesse. Je vois en effet les hommes apprécier diversement le nom et la chose. Les uns embrassent l'état militaire et croient agir sagement, les autres méprisant cet état pour consacrer tous leurs soins et leurs occupations à l'agriculture, louent de préférence ce parti qu'ils prennent et l’attribuent à la sagesse. Les hommes habiles à inventer des moyens de gagner de l'argent se croient sages, ceux qui négligent toutes ces choses ou qui les rejettent, aussi bien que toutes les affaires temporelles, pour reporter toute leur ardeur à la recherche de la vérité dans le but de connaître Dieu et de se connaître eux-mêmes, jugent que c'est en cela que consiste la grande fonction de la sagesse. D'autres ne veulent point se livrer à cette contemplation et recherche de la vérité, mais préfèrent les charges et les emplois les plus laborieux pour être utiles aux hommes, et s'occupent à diriger et gouverner les choses humaines; ceux-là aussi s'estiment sages. D'autres enfin prennent à la fois ces deux derniers, et partagent leur vie entre la contemplation de la vérité et les travaux qu'ils estiment profitables à la société humaine; ces derniers croient tenir dans leurs mains la palme de la sagesse. Je ne parle pas de ces innombrables sectes, dont pas une ne se fait faute de préférer ses partisans à tous les autres, et de prétendre qu'ils sont les seuls sages. Puis donc qu'il est convenu entre nous que nos réponses doivent rouler, non sur ce que nous croyons, mais sur ce que nous saisissons clairement par l'intelligence, je ne pourrai aucunement répondre à ta question avant de me rendre compte de ce que je crois, par l'examen et la lumière de la raison, avant de savoir en quoi consiste cette sagesse dont nous parlons.

26. A. Penses-tu que la sagesse soit autre que la vérité, où se contemple et se possède le souverain bien? En effet, tous les hommes que tu viens d'énumérer, et qui sont à la poursuite de tant d'objets, désirent le bien et fuient le mal; mais ils recherchent des objets différents, parce qu'ils ont des idées différentes sur le bien. Ainsi, quiconque désire ce qui n'était pas à désirer, ne le désirerait pas s'il ne croyait y voir le bien; toutefois il est dans l'erreur. Ceux-là seuls ne peuvent errer qui ne désirent rien, ou qui désirent ce qu'ils doivent désirer. Les hommes n'errent donc pas en tant qu'ils désirent tous la vie bienheureuse; ils errent seulement en tant qu'ils ne suivent pas le chemin de la vie qui conduit au bonheur, tout en avouant et en proclamant qu'ils n'ont pas d'autre volonté que d'y parvenir. Car errer, c'est suivre un chemin qui ne nous conduit pas où nous voulons aller. En outre, plus on erre dans le champ de la vie, moins on est sage; puisqu'alors on est d'autant plus éloigné de la vérité, où l'on trouve la connaissance et la possession du souverain Bien. Or, l'acquisition et la possession du souverain Bien donnent le bonheur, que nous voulons tous sans conteste. Si donc il est certain que nous voulons être heureux, il est certain aussi que nous voulons être sages, parce que personne ne peut être heureux sans la sagesse. En effet, personne n'est heureux que par le souverain Bien dont la vue et la possession se trouvent dans cette vérité que nous appelons la sagesse. De même donc que, avant d'être heureux, la notion du bonheur est imprimée dans nos esprits, puisque c'est elle qui nous fait savoir et dire avec confiance et sans ombre de doute que nous voulons être heureux; de même aussi avant d'être sages, nous avons, imprimée dans nos esprits, la notion de la sagesse, et c'est à cause de cette notion que tout homme à qui l'on demande s'il veut être sage répond de même et sans ombre de doute, qu'il veut l'être.

27. Ainsi nous sommes maintenant d'accord sur la nature de la sagesse; et ce sont les paroles seulement qui te manquaient pour l'expliquer toi-même; car ton esprit la comprenait en quelque manière, autrement tu n'aurais pas pu savoir et que tu as la volonté d'être sage, et que tu dois avoir cette volonté, deux choses que tu ne nieras certainement pas. Il est [349] donc temps que tu me dises si tu crois que cette sagesse, comme le rapport et la vérité des nombres, est commune à tous ceux qui raisonnent, et si elle se présente à eux avec ce caractère; ou bien, comme il y a autant d'esprits humains qu'il y a d'hommes, ce qui est cause que je ne perçois rien par ton esprit, ni toi par le mien, penserais-tu qu'il y ait autant de sagesses qu'il peut y avoir de sages ?


— E. Si le souverain Bien est unique, et le même pour tous, il faudra aussi que la vérité qui le montre et le donne, c'est-à-dire, la sagesse, soit une et commune à tous.

— A. Douterais-tu que le souverain Bien, quel qu'il fût, soit le même pour tous les hommes?

— E. J'en doute vraiment, parce que je vois les hommes mettre leur joie dans des choses très-diverses, dont chacun fait comme son souverain bien.

A. Je voudrais qu'on ne doutât pas plus de ce caractère du souverain Bien, qu'on ne doute que lui seul, quel qu'il soit, puisse rendre l'homme heureux. Mais comme c'est une grande question, et qui exigerait peut-être un long discours, supposons qu'il y a autant de souverains biens qu'il y a de choses diverses recherchées par les hommes à titre de souverains biens : la sagesse elle-même en sera-t-elle moins unique et commune à tous, quoique ces biens que les hommes voient et choisissent en elle, soient nombreux et divers? Autrement, tu pourrais douter aussi que la lumière du soleil soit une, puisque les objets que nous voyons en elle sont nombreux aussi et divers. Parmi cette multitude d'objets, chacun choisit ceux qui lui plaisent pour en jouir par le sens des yeux. L'un considère volontiers la hauteur d'une montagne, et jouit ale cette vue; l'un aime la plaine unie, l'autre les contours de la vallée, l'autre les vertes forêts, l'autre la surface mobile de la mer; l'autre enfin compare toutes ces beautés à la fois ou quelques-unes d'entre elles pour s'en réjouir la vue. Donc, bien que ces objets que les hommes voient dans la lumière du soleil et parmi lesquels ils choisissent pour jouir, soient nombreux et divers, la lumière elle-même n'en est pas moins unique, dans laquelle chaque regard voit et saisit celui dont il veut jouir. De même aussi, quoique chacun choisisse parmi les nombreux objets divers celui qui lui plaît, et que, en le voyant et le saisissant pour en jouir, il en fasse positivement et réellement son souverain bien; il peut néanmoins se faire que la lumière même de la sagesse, dans laquelle ces objets peuvent être vus et saisis, soit unique et commune à tous les sages.

E. J'avoue que cela peut se faire, et rien n'empêche que la sagesse soit une et commune à tous, lors même que les souverains biens seraient nombreux et divers; mais je voudrais savoir s'il en est ainsi en réalité. Car, accorder que cela peut être, ce n'est pas accorder que cela est.

— A. En attendant, la sagesse existe: voilà ce que nous savons. Est-elle unique et commune à tous, ou chacun a-t-il sa sagesse à lui, comme il a son âme et son esprit à lui? voilà ce que nous ne savons pas encore.

CHAPITRE X.LA LUMIÈRE DE LA SAGESSE EST UNE ET COMMUNE A TOUS LES SAGES.

28. Mais quoi? Ces maximes : il existe une sagesse, des sages; tous les hommes veulent être heureux, où les voyons-nous? Car tu les vois, et tu en vois la vérité; je ne me permettrai certainement pas d'en douter. Mais vois-tu ces vérités comme tu vois ta pensée, ta pensée que j'ignore absolument tant que tu ne me l'as pas énoncée ? ou bien les vois-tu, ces vérités, de telle sorte que tu comprends que je puisse les voir aussi, lors même que tu ne me les dirais pas ?

— E. Assurément; et il y a plus; je sens que tu peux les voir même quand je ne le voudrais pas, sans aucun doute.

— A. Eh bien ! une vérité unique, que nous voyons tous deux chacun avec notre propre esprit, n'est-elle pas commune à nous deux?

— E. Cela est de toute évidence.

A. Avançons. Il faut s'appliquer à la sagesse, tu ne le nieras pas non plus, je pense, et tu m'accorderas que c'est là aussi une vérité.

— E. Assurément.

— A. Et de plus, cette vérité est une, et en même temps commune et visible à tous ceux qui la savent; on la perçoit non avec mon esprit, ni avec le tien, ni avec celui d'un tiers, mais chacun avec le sien, puisque ce qui est ici l'objet de la perception est à la disposition de tous ceux qui le perçoivent. Pourras-tu nier cela?

— E. En aucune façon.

A. Continuons. Il faut voir les choses selon la justice, préférer les meilleures aux moindres, [350] comparer entre elles les semblables, rendre à chacun ce qui lui est dû. Tout cela n'est-il pas de la plus haute vérité, et en même temps ces axiomes ne sont-ils pas communs à toi et à moi et à tous ceux qui les voient? ne sont-ils pas à la disposition de chacun ?

— E. Assurément.

A. Et encore : l'inaltérable vaut mieux que le corruptible, l'éternel que le temporel, la force que la faiblesse; pourrais-tu le nier?

— E. Qui le pourrait?

— A. Est-il quelqu'un qui puisse dire encore que cette vérité lui est propre, et au contraire n'apparaît-elle pas immuable à l'œil contemplateur de tous les esprits qui peuvent la considérer?

— E. Personne au monde ne pourrait dire avec, raison que cette vérité est sa propriété, puisqu'elle est aussi une et commune à tous qu'elle est vraie.

A. Poursuivons. Il faut détourner son âme de la corruption, et la tourner vers la pureté, en d'autres termes, ce qu'il faut aimer, c'est la pureté, et non la corruption. Qui le niera? ou, en l'admettant, qui ne comprendra en même temps que cette vérité est immuable aussi, et ne verra qu'elle est commune à tous les esprits qui peuvent la saisir?

— E. Personne, assurément.

A. Enfin; la conduite de l'homme qu'aucune adversité ne détourne de la voie droite et honnête, est préférable à celle de l'homme que les maux temporels brisent et renversent aisément. Est-ce encore une vérité incontestable ?

— E. Indubitable.

29. A. Je ne poursuivrai pas davantage ce thème. Il suffit que tu voies avec moi et que tu admettes comme très-certain que ce sont là comme autant de règles, autant de flambeaux des vertus; que ces maximes sont à la fois vraies et immuables, et que toutes et chacune d'elles apparaissent communes à l'œil intellectuel de tous et de chacun de ceux qui peuvent les saisir par leur raison et leur esprit. Mais c'est ici le lieu de te demander s'il te paraît que ces maximes font partie de la sagesse. Car pour ce qui est de savoir quel est l'homme sage, tu es d'avis, je pense, que c'est celui qui est en possession de la sagesse.

— E. J'en suis parfaitement d'avis.

— A. Eh bien ! celui qui vit selon la justice, pourrait-il vivre de cette sorte, s'il ne voyait pas quelles sont les choses inférieures et les choses supérieures pour subordonner les unes aux autres, les choses égales pour les mettre sur le même rang, les choses propres à chacun pour rendre à chacun ce qui lui est dû?

— E. Il ne le pourrait pas sans cette vue. — A. Celui qui voit ainsi les choses, nieras-tu qu'il les voie sagement?

— E. Je ne le nie pas.

— A. Et celui qui vit selon la prudence, ne choisit-il pas les choses incorruptibles, pour les préférer à la corruption ?

— E. Evidemment.

— A. Lors donc qu'il choisit, pour diriger son âme, ce qu'il doit choisir de l'aveu de tout le monde, peut-on nier qu'il choisisse sagement?

— E. Pour moi, je ne songe pas à le nier. — A. Et lorsqu'il dirige son âme vers l'objet qu'il a sagement choisi, il la dirige sagement : cela est clair aussi?

— E. Très-clair.

— A. Maintenant, celui que ni les menaces ni les tourments ne peuvent détourner de l'objet qu'il a sagement choisi et vers lequel il se dirige sagement, agit avec sagesse sans doute?

— E. Sans aucun doute.

— A. Il est donc parfaitement évident que ces maximes que nous avons appelées les règles et les flambeaux des vertus font partie de la sagesse. Car plus on les applique à la conduite de la vie et plus on s'y conforme, plus on vit et l'on agit sagement. Or on ne pourrait dire sans déraisonner que tout ce qui se fait sagement soit en dehors de la sagesse.

— E. C'est très-juste.

— A. Concluons. Autant les règles des nombres, dont la raison et la vérité, comme tu l'as dit, apparaissent immuables et communes à tous ceux qui les voient, sont vraies et inaltérables, autant sont vraies et inaltérables aussi les règles de la sagesse, puisque, interrogé tour à tour sur quelques-unes d'entre elles, tu as répondu qu'elles sont vraies et évidentes, et puisque tu admets qu'elles sont communes à tous ceux qui peuvent les saisir et à la disposition de ceux qui peuvent les considérer.

CHAPITRE XI.LA SAGESSE ET LE NOMBRE SONT-ILS UNE MÊME CHOSE, OU BIEN EXISTENT-ILS INDÉPENDAMMENT L'UN DE L'AUTRE, OU L'UN DES DEUX EST-IL RENFERMÉ DANS L'AUTRE?

30. E. Je n'en puis douter. Mais je désirerais beaucoup savoir si ces deux choses, la sagesse et le nombre, sont contenues dans un seul et même genre, puisque, comme tu l'as rappelé, les saintes Ecritures elles-mêmes les réunissent [351] en les mentionnant ; ou bien l'une des deux existe-t-elle par l'autre, ou subsiste-t-elle dans l'autre? je veux dire: le nombre existe-t-il par la sagesse, ou subsiste t-il dans la sagesse? Car que la sagesse existe par le nombre ou subsiste dans le nombre , c'est ce que je n'oserais pas dire. Je ne sais pourquoi; mais j'ai tant connu de calculateurs, d'arithméticiens, ou n'importe comme on les nomme , sachant parfaitement et admirablement compter,, et d'autre part j'ai rencontré si peu de sages , et peut-être point , que- la sagesse m'apparaît beaucoup plus digne de respect que le nombre.

A. Tu dis une chose qui d'ordinaire m'étonne moi-même. En effet, si je réfléchis en moi-même à l'inaltérable vérité des nombres, si je considère ce que j'appellerai la retraite , le sanctuaire, la région sublime , je voudrais trouver un nom plus exact, pour désigner l'habitation et le siège des nombres; alors je me sens bien éloigné du monde corporel, et si je trouve des pensées, je n'ai pas des paroles pour suffire à les exprimer. Et je reviens , comme fatigué, dans notre sphère , pour pouvoir parler, et dire les choses visibles à nos yeux comme on a coutume de les dire.

Il m'en arrive autant lorsque je pense à la sagesse, selon mon pouvoir, avec toute l'attention et tout le soin dont je suis capable. C'est pour cela que je m'étonne beaucoup à la pensée de ces deux choses habitant ensemble dans le profond sanctuaire de l'indubitable vérité, comme le confirme le témoignage des Ecritures, qui les unissent en les citant, comme je l'ai rappelé; je m'étonne beaucoup, dis-je, de ce que le nombre est de si vil prix, et la sagesse de si haute valeur aux yeux de la multitude. Mais bien certainement, ce sont comme une seule et même chose. Toutefois, comme il est dit de la sagesse dans les Livres divins « qu'elle atteint d'une extrémité à l'autre avec force, et qu'elle dispose tout avec douceur (1), » j'incline à penser que la puissance par laquelle elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre, est le nombre, tandis que celle par laquelle elle dispose tout avec suavité serait proprement la sagesse, quoique les deux opérations appartiennent à une même et unique sagesse.

31. Mais elle a donné les nombres à toutes choses, même aux plus infimes et à celles qui sont placées aux limites de l'existence ; et tous les corps, bien que les plus bas dans l'échelle des êtres, ont leurs nombres; au contraire, elle n'a point donné d'être sages ni aux corps ni même à toutes les âmes, mais seulement aux âmes raisonnables, dans lesquelles elle semble avoir établi son trône, pour de là disposer toutes ces choses, même les plus infimes auxquelles elle a donné les nombres. Aussi, parce que nous jugeons facilement des corps, comme de choses ordonnées au-dessous de nous-mêmes, et parce que nous y voyons les nombres imprimés au-dessous de nous, nous estimons peu ces nombres. Mais si nous relevons nos yeux abaissés, pour regarder en haut, nous trouvons que les nombres surpassent même notre esprit, et que, inaltérables, ils font leur résidence dans la vérité elle-même.

D'un autre côté , comme peu d'hommes savent être sages., et que les sots eux-mêmes ont le don de calculer, les hommes admirent la sagesse, et méprisent les nombres. Mais il n'en est pas ainsi des doctes et des studieux: plus ils s'élèvent au-dessus de la boue terrestre, plus ils contemplent le nombre et la sagesse tout ensemble dans la vérité elle-même ; et l'un et l'autre leur sont également chers; et en comparaison de cette vérité, ce n'est pas seulement l'or, l'argent et toutes ces autres choses que se disputent les hommes , c'est eux-mêmes qui deviennent vils à leurs propres yeux.

32. Tu ne devrais pas t'étonner de voir les nombres méprisés des hommes, et la sagesse estimée d'eux, parce qu'on peut plus facilement calculer qu'être sage. Car tu les vois de même estimer plus l'or que la lumière d'une lampe, à laquelle on n'oserait comparer l'or sans rire, mais celle des deux choses qui est bien inférieure à l'autre est tenue en honneur, parce que le mendiant lui-même allume sa lampe, tandis que l'or est aux mains d'un petit nombre. Ce n'est pas que je veuille qu'on trouve la sagesse inférieure au nombre, puisque c'est la même chose; mais elle demande des yeux qui puissent la voir. Dans un feu unique, les sens perçoivent la lumière et la chaleur qui sont consubstantielles, pour ainsi parler; et cependant la chaleur n'arrive qu'aux objets qu'on en approche, tandis que la lumière s'étend au loin et au large. Il en est de même de la sagesse et du nombre. Par la puissance de l'intelligence inhérente à la sagesse, on voit entrer comme en ébullition les êtres les plus rapprochés d'elle, je veux dire les âmes raisonnables ; tandis que les êtres plus éloignés, comme sont [352] les corps, ne sont pas atteints par sa chaleur, mais seulement inondés de la lumière des nombres. Peut-être cela te semble-t-il obscur. C'est qu'il n'y a point de comparaison prise des choses visibles qui puisse parfaitement s'adapter aux choses invisibles. Mais contente-toi du résultat suivant, qui suffit à la question posée , et qui est évident même pour des esprits inférieurs, tels que nous sommes; bien que nous ne puissions voir clairement si le nombre existe par la sagesse ou subsiste en elle, ou réciproquement si c'est la sagesse qui existe par le nombre ou qui subsiste en lui , il n'en demeure pas moins de toute évidence que l'une et l'autre sont vrais et d'une vérité inaltérable.

CHAPITRE XII.LA VÉRITÉ EST UNE ET INALTÉRABLE DANS TOUTES LES INTELLIGENCES, ET ELLE EST SUPÉRIEURE A NOTRE ESPRIT.

33. Tu ne songerais donc point à le nier; il est une vérité inaltérable, dans laquelle sont contenues toutes ces choses inaltérablement vraies; et tu ne peux dire d'elle qu'elle est à toi ou à moi, ni à aucun homme en particulier; mais par des modes merveilleux, comme une lumière à la fois secrète et publique, elle se présente et s'offre en commun à tous ceux qui voient les vérités inaltérables. Or, une chose quelconque qui se présente en commun à tous ceux qui usent de leur raison et de leur intelligence, peux-tu dire qu'elle appartient en propre à la nature de quelqu'un d'entre eux? Tu te souviens, je pense, de ce que nous avons dit en traitant des êtres corporels : les objets que nous percevons en commun par les sens de la vue et de l'ouïe, comme les sons et les couleurs, que nous voyons et entendons ensemble, toi et moi , n'appartiennent pas à la nature de nos yeux ni de nos oreilles; mais elles nous sont communes par rapport à la perception de nos sens. De même donc aussi, ces objets que nous voyons en commun, toi et moi, chacun avec notre esprit, ne peuvent, tu l'avoueras, appartenir à la nature de l'esprit de l'un de nous deux, car l'objet vu simultanément par les yeux de deux personnes, tu ne peux dire qu'il soit les yeux de l'un ou de l'autre, mais c'est une chose tierce vers laquelle convergent les regards de tous les deux.

— E. Cela est très-clair et très-vrai.

34. A. Maintenant, qu'en penses-tu ? cette vérité, dont nous parlons depuis déjà longtemps, et qui , unique , nous fait voir tant de choses en elle, est-elle supérieure, égale ou inférieure à nos esprits? D'abord, si elle, lent était inférieure, nous ne jugerions pas d'après elle, mais nous la jugerions elle-même, comme nous jugeons des corps, parce qu'ils nous sont inférieurs, en disant d'eux : ils sont ou ne sont pas de telle ou telle manière, mais ils devraient être de telle ou telle autre. Et il en est de même pour nos âmes. Nous disons de notre âme, non-seulement qu'elle est de telle manière, mais souvent qu'elle devrait être de telle autre. Nous jugeons ainsi des corps lorsque nous disons, par exemple : tel corps n'est pas assez blanc ou assez carré, etc.; et des âmes, en disant : celle-ci n'est pas aussi capable qu'elle devrait l'être; ou aussi douce, ou aussi courageuse, suivant la raison qui doit nous conduire. Et nous prononçons ces jugements d'après les règles intérieures de la vérité, que nous voyons les uns et les autres.

De ces règles, au contraire, personne ne se fait juge en aucune façon, En effet, lorsqu'on dit que les choses éternelles sont préférables aux temporelles, ou que sept et trois font dix, personne ne dit qu'il en devait être ainsi, mais chacun, connaissant qu'il en est ainsi en réalité, ne vient pas, comme un examinateur, redresser ces maximes , mais s'en réjouir comme ferait un inventeur.

De plus, si cette vérité était égale à nos esprits, elle serait changeante comme eux. En effet, nos âmes la voient tantôt plus, tantôt moins, et elles se déclarent ainsi changeantes, tandis que la vérité demeurant en elle-même n'augmente pas quand nous la voyons plus, ni ne diminue quand nous la voyons moins; niais toujours entière et inaltérée, elle réjouit de sa lumière ceux qui se tournent vers elle, et punit de la cécité ceux qui se détournent d'elle. Bien plus, c'est d'après elle que nous jugeons nos propres esprits, sans que jamais nous puissions la juger elle-même; car nous disons : tel esprit ne comprend pas autant qu'il faut, ou il comprend autant qu'il doit. Or, un esprit comprend autant qu'il doit comprendre, lorsqu'il s'approche aussi près et qu'il adhère autant que possible à la vérité. Donc si elle n'est ni inférieure, ni égale à nos esprits, elle leur est supérieure et meilleure qu'eux. [353]

CHAPITRE XIII. EXHORTATION A EMBRASSER LA VÉRITÉ, QUI SEULE DONNE LE BONHEUR.

35. Je t'avais promis, si tu t'en souviens, de te montrer quelque chose plus sublime que notre esprit et notre raison. Or, voici devant toi la vérité elle-même : embrasse-la, si tu le peux, et jouis d'elle; mets tes délices dans le Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton coeur (1). Que demandes-tu, sinon d'être heureux 1 Et quel plus grand bonheur que de jouir de l'inébranlable, inaltérable et très-excellente vérité? Voilà que des hommes s'écrient qu'ils sont heureux, lorsqu'ils serrent dans leurs bras de beaux corps, désirés avec une grande ardeur, soit ceux de leurs épouses, soit même, ceux des filles perdues. Et nous, douterons-nous de notre bonheur dans les embrassements de la vérité? Des hommes s'écrient qu'ils sont heureux, lorsque , le gosier desséché par la chaleur, ils rencontrent une source aux eaux saines et abondantes, ou quand, pressés par la faim, ils trouvent le repas de midi ou du soir préparé et copieusement servi. Et nous ne dirions pas que nous sommes heureux lorsque nous nous abreuvons et que nous nous repaissons de la vérité? On en entend fréquemment se proclamer heureux d'être couchés sur les roses et les autres fleurs, ou encore de jouir des parfums les plus odorants. Et quoi de plus parfumé et de plus doux que le souffle de la vérité? Hésiterons-nous à nous dire heureux, lorsque nous le respirons? Un grand nombre mettent le bonheur de la vie à entendre la musique des voix humaines, des instruments à cordes et à vent; lorsqu'elle leur manque, ils se trouvent misérables; lorsqu'ils l'entendent, ils sont tout joyeux. Et nous, quand nous sentons le silence harmonieux et éloquent de la vérité, s'il m'est permis de parler ainsi, pénétrer sans bruit dans nos âmes, nous chercherions un autre bonheur dans la vie, au lieu de jouir de celui-ci, à la fois si certain et tout en notre pouvoir ! L'éclat de l'or et de l'argent, l’éclat des pierres précieuses et de tout ce que colore la lumière, l'éclat de cette lumière elle-même qui appartient à nos yeux, soit qu'elle jaillisse des feux de la terre, des étoiles, de la lune ou du soleil, réjouit les hommes par sa joyeuse clarté; lorsque aucun chagrin, aucun besoin ne les dérobe à cette joie, ils s'en estiment heureux et voudraient toujours vivre. Et nous, nous craindrions de placer le bonheur de notre vie dans la lumière de la vérité?

36. Il y a plus : n'est-ce pas dans la vérité que nous connaissons et que nous saisissons le souverain bien, et cette vérité n'est-elle pas la sagesse? Fixons donc sur elle nos regards pour y saisir le souverain bien et en fouir. Heureux, certes, est celui qui jouit du souverain bien. Or, c'est la vérité qui montre tous les biens qui sont vrais; et les hommes suivant le degré de leur intelligence, en choisissent un ou plusieurs pour en jouir. Cependant, parmi ceux qui choisissent à la lumière du soleil quelque objet pour le contempler plus volontiers et se réjouir de sa vue, s'il s'en trouve quelques-uns dont les yeux soient plus puissants, plus sains et plus vigoureux, ils ne regardent aucun objet plus volontiers que le soleil lui-même; le soleil, dont la lumière éclaire les autres objets dans lesquels les yeux plus infirmes trouvent leur joie. De même, lorsqu'un oeil intelligent, fort et puissant, a considéré la multitude des choses inaltérablement vraies dans la certitude de sa raison, il se tourne ensuite vers la vérité elle-même, à la lumière de laquelle il les a toutes vues, il s'attache à elle, et, les oubliant toutes en quelque sorte, il jouit en elle de toutes à la fois. Car ce qui nous charme dans les choses vraies, ne nous charme que par la vérité elle-même.

37. Telle est notre liberté, lorsque nous nous soumettons à cette vérité; et c'est notre Dieu lui-même qui nous délivre de la mort, c'est-à-dire de l'état de péché. Car c'est la vérité elle-même, homme conversant avec les hommes, qui a dit à ceux qui croient en elle : « Si vous gardez ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres (1). » En effet, l'âme ne jouit de rien avec liberté, si elle n'en jouit avec sécurité.

CHAPITRE XIV.ON POSSÈDE LA VÉRITÉ AVEC SÉCURITÉ.

Personne n'est en sécurité au milieu de ces biens qu'on peut perdre malgré soi. Mais personne ne perd malgré lui la vérité et la sagesse. Aucun espace ne peut séparer d'elle, et s'il existe une séparation de la sagesse et de la vérité, on ne doit l'entendre que de la volonté pervertie, qui s'en va aimant au lieu d'elle les choses inférieures. D'un autre côté, personne ne veut quoi que ce soit en ne le voulant pas. Nous avons donc en elle une chose dont nous jouissons tous également et en commun; en elle, on n'est point à l'étroit; en elle, point de défaillance. Elle reçoit tous ses amans sans les rendre aucunement jaloux les uns des autres; elle se livre également à tous, et elle demeure chaste en se donnant à chacun. Aucun ne dit à l'autre : ôte-toi, pour que je puisse m'approcher à mon tour; écarte tes bras, pour que je puisse, moi aussi, l'embrasser. Tous s'attachent à elle, tous la tiennent en même temps. Le mets qu'elle offre ne se divise point en parts, et ce que tu prends de son breuvage, je puis moi-même le boire. En la recevant, tu ne transformes rien d'elle en quelque chose qui te soit propre; et ce que tu en goûtes, demeure entier pour moi. Tu l'aspires, et je n'ai pas besoin d'attendre que tu respires pour l'aspirer à mon tour. Il n'arrive jamais que rien d'elle devienne la propriété exclusive d'un seul ou de plusieurs; elle est tout entière à la fois et commune à tous.

38. Cette vérité a donc moins d'analogie avec les objets du sens du toucher, du goût et de l'odorat, qu'avec les objets qui tombent sous les sens de la vue et de l’ouïe.

En effet, une parole est entendue à la fois tout entière par tous les auditeurs, et tout entière par chacun d'eux. Une image placée devant nos yeux est vue telle qu'elle est par chacun de nous en même temps. Toutefois, ces analogies sont loin d'être parfaites. Car un son ne retentit pas tout entier à la fois; une partie en résonne d'abord, une autre ensuite, parce qu'il se mesure et se prolonge dans le temps; de même une image visible s'étend en quelque sorte dans le lieu , et elle n'est pas tout entière partout. D'ailleurs il est certain que toutes ces choses peuvent nous être enlevées malgré nous, et nous sommes à l'étroit ou bien empêchés pour en jouir. S'il pouvait y avoir un concert harmonieux qui durât toujours, et que les amateurs s'empressassent à l'envi pour venir l'entendre, plus ils seraient nombreux, plus ils seraient à l'étroit; ils se disputeraient les places pour approcher plus près des chanteurs ; de plus ils ne pourraient rien garder de ce
qu'ils entendraient, et leur oreille ne serait frappée que de sons fugitifs. Ce soleil lui-même, si je voulais fixer sur lui mes yeux, et que je pusse le faire avec persévérance , son coucher me l'enlèverait, un nuage me le voilerait, bien d'autres obstacles me feraient perdre malgré moi le plaisir de le voir. Enfin y eût-il une douce lumière que je pusse toujours voir et un chant harmonieux que je pusse toujours entendre, quelle gloire en retirerais-je, puisque ces choses me sont communes avec les bêtes.

Mais il n'en est pas de même de cette beauté de la Vérité et de la Sagesse. Il suffit d'une volonté persévérante d'en jouir; alors en vain se pressera la foule des auditeurs, elle n'éconduira pas les survenants; cette vérité ne se développe pas dans le temps, elle ne se déplace pas dans le lieu; ni la nuit n'interrompt, ni l'ombre n'intercepte son rayonnement; elle est indépendante des sens corporels. Que ceux qui l'aiment se tournent vers elle de tous les points du monde, elle est auprès de tous, et elle y est toujours. Elle n'est dans aucun lieu, et elle n'est nulle part absente; elle avertit du dehors, et elle instruit au dedans. Elle change tous ceux qui la voient en les améliorant, et aucun d'eux ne peut la changer ni la détériorer; personne ne la juge elle-même, personne ne peut bien juger sans elle. Et ainsi il est évident qu'il faut sans hésitation, la déclarer supérieure à nos esprits, qui, chacun, ne deviennent sages que par elle seule, qui ne sont point ses juges, et jugent toutes choses par elle.

CHAPITRE XV.LES RAISONNEMENTS PRÉCÉDENTS PROUVENT L'EXISTENCE DE DIEU.

39. Tu m'avais concédé que tu reconnaîtrais l'existence de Dieu, si je te montrais une chose supérieure à nos esprits, pourvu qu'il n'y en eût pas d'autre qui fut supérieure à celle-là. J'avais accepté cette concession en disant qu'il suffisait que je fisse la démonstration promise. Car, disais-je, s'il est encore une chose supérieure à celle-là, elle sera Dieu; et s'il n'y en a pas, la Vérité même est Dieu. Qu'il y ait donc ou non rien de supérieur à la vérité, tu ne pourras nier que Dieu soit. Telle était la question que nous avions résolu de discuter et [355] de traiter. Maintenant, si tu te troublais de ce que l'enseignement sacré du Christ nous a fait admettre comme un point de foi que Dieu est le Père de la Sagesse, rappelle-toi que nous admettons aussi par la foi que la Sagesse engendrée du Père éternel est égale à lui. Ainsi il n'y a rien à discuter ici, mais c'est un article de foi inébranlable. Dieu est, et il est vraiment et souverainement. Et il me semble que ce n'est plus seulement la foi qui nous le fait tenir comme indubitable, mais que nous le comprenons aussi sûrement quoique bien faiblement. Or, cela suffit pour la question proposée, et nous pouvons développer le reste de notre thème, à moins que tu n'aies quelque objection à faire.

— E. Je suis inondé d'une joie vraiment incroyable, en écoutant ce que tu me dis, et je ne pourrais l'exprimer en paroles; mais je proclame la certitude parfaite de tes raisonnements. Je la proclame au dedans de moi-même, et en poussant ce cri, que je désire être entendu de la Vérité elle-même, comme je désire m'attacher à elle. Et j'accorde qu'elle est, non-seulement un bien, mais le souverain bien, et celui qui donne le vrai bonheur.

40. A. Très-bien ! et je m'en réjouis beaucoup moi-même. Mais, dis-moi, sommes-nous dès maintenant sages et heureux? ou marchons-nous encore vers ce but que nous devons atteindre?

— E. J'incline à croire que nous y tendons encore.

— A. D'où vient alors que tu saisis ces vérités et ces certitudes, où tu proclames trouver ta joie, et comment admets-tu qu'elles font partie de la sagesse? Est-ce qu'un insensé peut connaître la sagesse?

— E. Tant qu'il est insensé, il ne le peut.

— A. Donc, ou déjà tu es sage, ou tu ne connais pas encore la sagesse.

— E. Je ne suis pas encore sage, et je ne voudrais plus me dire insensé, en tant que je connais la sagesse, puisque les choses que je connais sont certaines, et que je ne puis nier qu'elles fassent partie de la sagesse.

— A. Dis-moi donc, je te prie, refuseras-tu de reconnaître que celui qui n'est pas juste, est injuste, que celui qui n'est pas prudent est imprudent, celui qui n'est pas tempérant, intempérant? Cela laisse-t-il l'ombre d'un doute?

— E. J'avoue que, tant qu'un homme n'est pas juste, il est injuste; et j'en dis autant de la prudence et de la tempérance.

— A. Pourquoi donc en serait-il autrement de la sagesse? tant qu'un homme n'est pas sage, n'est-il pas insensé?

— E. Je l'avoue aussi.

— A. Eh bien ! maintenant dans quelle catégorie es-tu?

— E. Appelle-moi comme il te plaira; mais, je n'ose pas encore me dire sage; et, d'un autre côté, les concessions que j'ai faites semblent me forcer à admettre comme conséquence que je suis évidemment un insensé.

— A. Alors l'insensé connaît la sagesse. Et en effet, comme nous l'avons dit, il ne serait pas certain qu'il veut être sage, ni qu'il faut l'être, si la notion de la sagesse n'était pas imprimée dans son esprit, aussi bien que les notions de ces autres choses sur lesquelles tu as répondu en détail à mes questions, et que tu as reconnues avec joie faire partie de la sagesse.

— E. Il en est comme tu le dis.

CHAPITRE XVI.AUX AMES ZÉLÉES QUI LA CHERCHENT, LA SAGESSE SE MONTRE PARTOUT, AU MOYEN DES NOMBRES IMPRIMÉS SUR CHAQUE CHOSE.

41. A. Lorsque nous nous étudions à être sages, faisons-nous autre chose que de ramasser, pour ainsi parler, notre âme tout entière, avec tout l'empressement dont nous sommes capables, pour la transporter dans l'objet que notre esprit a saisi, et l'y fixer d'une manière durable? Nous l'empêchons ainsi de jouir de son moi qu'elle a embarrassé dans les choses passagères; et la voilà, dépouillée de toutes les afflictions du temps et de l'espace, qui s'attache à celui qui est un et toujours le même; car comme toute la vie du corps, c'est l'âme, ainsi la vie heureuse de l'âme, c'est Dieu. Occupés à ce travail, nous sommes dans la voie tant que nous ne l'avons pas achevé. Et quant à cette concession qui nous est faite de jouir des biens vrais et certains, dont l'éclat illumine ce chemin, tout ténébreux qu'il est, vois si ce n'est pas d'elle que parle l'Ecriture, en nous faisant connaître la conduite de la sagesse à l'égard de ceux qui l'aiment, lorsqu'ils viennent à elle et qu'ils la cherchent. Il est écrit en effet : « Elle se montrera à eux sur les chemins avec un visage riant, et elle ira à leur rencontre avec le cortége de sa Providence (1). » Et vraiment, de quelque côté que tu portes tes regards, elle te parle, comme au moyen de ces vestiges dont elle a laissé l'empreinte sur ses oeuvres; et tandis que tu retombes dans les choses extérieures, elle te rappelle au dedans de toi-même par les formes mêmes des choses extérieures. Tout ce qui te délecte dans les corps, tout ce qui t'attire par tes sens corporels, elle te le fait voir plein de nombres, elle t'invite à en rechercher l'origine, à rentrer en toi-même et à comprendre que tu ne pourrais rien approuver ni désapprouver de ce que tu saisis par tes sens extérieurs, si tu n'avais pas près de toi certaines règles du beau, pour apprécier toutes les beautés extérieures dont tu as le sentiment.

42. Contemple le ciel, et la terre et la mer, tout ce qui brille en haut, tout ce qui rampe en bas, tout ce qui vole et nage : il y a là des formes, parce qu'il y a là des nombres. Ote ceux-ci, celles-là ne sont plus rien. Qui donc est leur auteur sinon l'auteur du nombre? d'autant plus que l'être qui est en elle est en raison du nombre qui s'y trouve. Vois encore les artistes qui travaillent sur les formes corporelles, ils ont aussi les nombres dans leur art, pour organiser leurs ouvrages. Ils meuvent leurs mains et manient leurs outils, jusqu'à ce que l'objet d'art qu'ils travaillent atteigne autant que possible la perfection d'une forme extérieure qui corresponde à la vue lumineuse qu'ils ont intérieurement des nombres; jusqu'à ce que cet objet obtienne, au moyen du truchement des sens, l'agrément du juge intérieur qui a les yeux fixés sur les nombres supérieurs. Cherche ensuite le moteur des bras de l'artiste lui-même : c'est le nombre; car ses membres se meuvent avec calcul; si tu lui ôtes des mains l'ouvrage qu'il fait et de l'esprit l'intention de le faire; si néanmoins il veut encore mouvoir ses membres par plaisir, cette action s'appellera la danse. Cherche donc aussi ce qui fait plaisir dans la danse; le nombre te répondra encore : c'est moi. Dans un corps, regarde la beauté de la forme : ce sont les membres occupant le lieu; regarde la beauté du mouvement : ce sont les nombres opérant dans le temps. Pénètre dans l'art d'où ils procèdent, cherche dans cet art le temps et le lieu : tu n'y trouveras jamais l'un, ni nulle part l'autre. Cependant le nombre est vivant dans l'art; mais sa région n'est point celle des espaces, ni sa durée celle des jours. Considère enfin ceux qui veulent devenir artistes et qui font l'apprentissage d'un art. Ils meuvent leurs corps dans les lieux et les temps, et leur âme dans le temps seulement, puisque c'est avec le temps qu'ils deviennent habiles. Elève-toi donc encore au-dessus de l'âme de l'artiste, si tu veux voir le nombre éternel. Alors la sagesse t'apparaîtra sur son siège intérieur, et du fond même du sanctuaire de la vérité tu verras briller son éclat. Et si ton regard est encore trop faible pour le refléter, reporte l'oeil de ton esprit dans la voie où elle se montrait à toi avec un visage joyeux. Souviens-toi pourtant que tu ne fais que différer ta contemplation, et que tu y reviendras, lorsque ton regard sera plus sain et plus vigoureux.

43. Malheur à ceux qui t'abandonnent, ô guide ! pour s'égarer sur tes traces. Malheur à ceux qui prenant tes signes pour toi-même, les aiment au lieu de t'aimer, et oublient ce que tu veux leur faire entendre, ô sagesse, suave lumière de l'âme purifiée ! Car tu ne cesses de nous signifier et ta nature et ta grandeur; et tes signes sont la beauté même de toutes les créatures. Eh ! l'artiste humain lui-même fait signe au spectateur qui contemple la beauté de son ouvrage, de ne pas s'y arrêter tout entier, mais de parcourir du regard sa statue pour le reporter affectueusement sur celui qui l'a sculptée. Ceux qui aiment tes oeuvres au lieu de t'aimer sont semblables à ces auditeurs d'un sage éloquent. qui écoutant avec avidité le doux son de sa voix et l'harmonieux arrangement des mots qu'il prononce, perdent le sens magistral des pensées, dont ces mots ne sont que le signe retentissant. Malheur à ceux qui se détournent de la lumière, et qui croupissent mollement dans leurs ténèbres. Ils te tournent le dos, et s'enfoncent dans l'ouvrage charnel comme dans leur ombre, sans s'apercevoir que cela même qui les y délecte, est un rayon échappé de la sphère lumineuse de ta beauté ! Cependant tandis qu'ils aiment l'ombre, l'ombre rend leurs yeux plus faibles, et plus impuissants à jouir de ta vue. Ainsi l'homme s'enténèbre de plus en plus, à mesure qu'il poursuit plus volontiers les objets qui blessent plus doucement sa faiblesse. Dès lors il commence à ne pouvoir plus voir les sommités de l'être, et à regarder comme un mal tous les mécomptes de son imprudence, toutes les séductions de son indigence et les tourments de son esclavage. Cependant ces peines qu'il souffre, il les a méritées par sa perversion, et ce qui est justice ne peut être un mal. [357]

44. De tous les objets changeants que tu vois, il n'en est donc pas un seul que tu puisses saisir soit par les sens du corps, soit par l'attention de l'esprit, s'il ne subsiste dans une forme numérique, à tel point, que, si cette forme lui est ôtée, l'objet retombe dans le néant. Par conséquent, pour que toutes ces choses changeantes ne disparaissent pas, et qu'elles puissent, par leurs mouvements mesurés et la trame variée de leurs formes, accomplir ce que j'oserai appeler leurs poèmes dans le temps, il faut, n'en doute pas, qu'il y ait une forme éternelle et. Immuable, qui ne soit pas elle-même étendue et comme répandue dans l'espace, ni prolongée et variable dans le temps. C'est par elle que toutes ces choses peuvent être formées, et, chacune selon son genre, occuper les nombres de l'espace et traverser les nombres de la durée.

CHAPITRE XVII.TOUT BIEN ET TOUTE PERFECTION VIENNENT DE DIEU.

45. En effet, tout ce qui est susceptible de changement est nécessairement susceptible de forme. Or, comme nous appelons muable ce qui peut être changé, laisse-moi appeler formable ce qui peut prendre une forme. Mais aucune chose ne peut se former elle-même; parce qu'aucune chose ne peut se donner ce qu'elle n'a pas, et que pour arriver à sa forme, une chose quelconque doit être formée. Si donc un objet donné a une forme, il n'a pas besoin de recevoir ce qu'il a; si au contraire il n'en a pas, il ne peut prendre en lui-même ce qu'il n'a pas. Il n'est donc rien qui puisse, comme nous le disions, se former soi-même. Car il est inutile de revenir sur la mutabilité du corps et de l'âme : nous en avons assez parlé plus haut. Ainsi, est-il nécessaire que le corps et l'âme reçoivent leur forme d'une autre forme immuable et permanente. C'est à celle-ci qu'il a été dit : « Tu les changeras, et ils oseront changés. Pour toi, tu es toujours le même, et tes années sont sans défaillance (1). » Par cette locution, années sans défaillance, le prophète exprime l'éternité. Il a été dit encore de cette forme que, « demeurant en elle-même a elle renouvelle toutes choses (2).»

Par là on comprend aussi que la Providence gouverne toutes choses. Car si toutes les choses qui sont perdaient leur être en étant dépouillées de leurs formes, c'est que cette forme immuable, par laquelle tous les êtres sujets au changement subsistent et sont en état d'occuper et de parcourir les nombres de leurs formes, est elle-même leur providence : car ils ne seraient pas, si elle n'était pas. Ainsi, tout homme qui regardant et considérant l'universalité des êtres créés, chemine vers la sagesse, voit la sagesse se montrer à lui sur lé chemin avec un visage joyeux, et venir à sa rencontre avec le cortége de sa Providence; et alors il désire avec une ardeur d'autant plus vive d'achever son voyage, que le chemin lui-même emprunte toute sa beauté à la sagesse, qu'il brûle d'atteindre.

46. Pour toi, si, outre les créatures douées de l'existence et non de la vie ni de l'intelligence, celles qui ont reçu l'existence et la vie, et celles qui réunissent à la fois l'existence, la vie et l'intelligence, tu en trouves de quelque autre espèce, je te permettrai de dire qu'il y a des biens qui ne viennent pas de Dieu. Du reste, ces trois genres peuvent être désignés par deux noms seulement : on peut les appeler corps et vie. Car à la créature qui a la vie sans avoir l'intelligence, comme la bête, et à celle qui a l'intelligence aussi, comme l'homme, s'applique parfaitement le mot vie. Or ces deux choses, le corps et la vie, qui sont communiquées, à la création (la vie est aussi au créateur, et c'est la vie suprême) : ces deux créatures, dis-je, le corps et la vie, étant formables comme nous l'avons reconnu, et retombant dans le néant si elles perdaient entièrement leurs formes, montrent bien qu'elles subsistent par cette forme qui est toujours la même. Donc tous les biens, grands ou petits, ne peuvent venir que de Dieu. Car que peut-il y avoir de plus grand dans les créatures, sinon la vie intelligente, et de moindre, sinon les corps? Quoiqu'ils soient sujets à la défaillance, et qu'ils tendent au néant , ils conservent néanmoins toujours une certaine forme, en sorte qu'ils ont toujours un certain mode d'existence. Or le moindre degré de forme qui reste dans un être défaillant vient de cette forme qui ne peut défaillir, et qui ne permet jamais aux mouvements mêmes des choses qui défaillent et s'en vont, de sortir de la loi des nombres. Donc tout ce que les créatures renferment d'admirable, et quel que soit le degré de beauté que nous [358] admirions dans les plus grandes ou dans les moindres, tout doit être rapporté à la louange incomparable et ineffable du Créateur. Aurais-tu quelque chose à ajouter?

CHAPITRE XVIII.QUOIQU'ON PUISSE ABUSER DE LA VOLONTÉ LIBRE, ELLE DOIT ÊTRE COMPTÉE PARMI LES BIENS.

47. E. C'en est assez, je l'avoue, pour être persuadé; l'évidence est faite, autant qu'elle peut l'être en cette vie et pour des esprits tels que nous sommes; je reconnais que Dieu est, et que tous les biens viennent de Dieu; car toutes les créatures, qu'elles aient à la fois l'intelligence, la vie et l'être, ou seulement l'être et la vie, ou seulement l'être, sont de Dieu. Maintenant abordons la troisième question et voyons si l'on peut la résoudre et compter la volonté libre parmi les biens. Quand ce point sera démontré, j'avouerai que c'est Dieu qui nous l'a donnée et qu'il a dû nous la donner.

A. Tu te rappelles fort bien l'état de la discussion, et ta perspicacité a saisi que la seconde question est maintenant résolue. Mais tu as dû remarquer de même que la troisième l'est également. En effet, la raison pour laquelle il te paraissait que le libre arbitre de la volonté n'aurait pas dû être donné, c'est qu'on s'en sert pour pécher. A cette assertion, je t'ai répondu qu'on ne pouvait faire le bien sans ce même libre arbitre (1), et j'assurais que c'était plutôt pour cela que Dieu l'avait donné. Tu répliquas que la volonté libre aurait dû nous être donnée de la même manière que la justice, dont personne ne peut se servir que pour le bien. Cette réplique a engagé la discussion dans ces détours multipliés , qui m'ont fait aboutir à te prouver que les biens supérieurs et les biens inférieurs n'ont pas d'autre auteur que Dieu. Mais pour mettre ce point suffisamment en lumière, il a été nécessaire de combattre les opinions de la sottise impie qui fait dire à l'insensé dans son coeur : « Il n'y a point de Dieu (2) ; » et nous avons raisonné sur ce grave sujet selon notre pouvoir et de manière à y répandre de la clarté, avec l'aide de ce même Dieu qui nous a secourus dans ce périlleux trajet. Mais ces deux points, Dieu est, et il est l'auteur de tous les biens, que nous admettions auparavant avec une foi inébranlable , ont été néanmoins traités de telle sorte, que le troisième en est lui-même éclairci avec une évidence manifeste.

48. La dernière discussion a démontré, ce dont nous sommes convenus ensemble, que la nature du corps est inférieure à la nature de l'âme, et, par conséquent, que l'âme est un plus grand bien que le corps. Or, quand nous trouvons dans le corps des biens dont l'homme peut abuser, nous ne disons pas pour cela qu'ils n'auraient pas dû lui être donnés, puisque nous reconnaissons que ce sont des biens; mais alors est-il étonnant qu'il y ait aussi dans l'âme des biens dont nous pouvons de même abuser, et qui cependant ne peuvent nous avoir été donnés que par l'auteur de tous les biens, puisque ce sont des biens. En effet, tu vois quel grand bien manque à un corps lorsqu'il n'a pas de mains, et cependant on abuse des mains, lorsqu'on s'en sert pour commettre des actions cruelles ou honteuses. Si tu voyais un homme sans pieds, tu reconnaîtrais que l'intégrité de son corps est privée d'un bien considérable ; et cependant celui qui se sert de ses pieds pour aller nuire à quelqu'un ou se déshonorer lui-même, abuse de ses pieds, tu ne pourrais le nier. Avec les yeux, nous voyons cette lumière et nous distinguons les formes des corps; et c'est une grande beauté de notre corps que ces organes y soient placés comme en un lieu noble et élevé; de plus, ils servent à nous défendre contre ce qui pourrait nous nuire, et ils ont d'autres utilités nombreuses ; cependant la plupart des hommes abusent souvent des yeux pour des actions honteuses, et ils les forcent à faire le service de leurs passions. Et tu vois quel grand bien manquerait à un visage d'où les yeux seraient absents ! mais puisqu'ils y sont à leur place, qui donc les a donnés, si ce n'est le dispensateur de tous les biens? Tu approuves ces biens dans le corps, et sans faire attention à ceux qui en abusent, tu loues Celui qui nous les a donnés. Tu dois raisonner de même sur la volonté libre, sans laquelle personne ne peut vivre avec droiture; tu dois avouer qu'elle est un bien et un bienfait de Dieu, et qu'il faut condamner ceux qui abusent de ce bien pour faire le mal, plutôt que de prétendre que Celui qui nous en a dotés n'aurait pas dû la donner.

49. E. J'aimerais mieux t'entendre me prouver que la volonté libre est un bien; je t'accorderais [359] ensuite volontiers que c'est Dieu qui nous l'a donnée, puisque je reconnais que tous les biens viennent de Dieu.

A. Encore ! Mais enfin ne te l'ai-je pas prouvé dans tout le cours de cette laborieuse discussion ? N'as-tu pas admis que toutes les images et les formes corporelles existent en vertu de la forme suprême de toutes choses, et n'as-tu pas avoué qu'elles sont des biens? Il n'est pas jusqu'à nos cheveux qui n'aient été comptés c'est la Vérité elle-même qui parle ainsi dans l'Evangile (1). As-tu oublié ce que nous avons dit de la sublimité du nombre, et de cette puissance qui atteint d'une extrémité à une autre extrémité. Quel incroyable égarement d'esprit ! Compter parmi les biens jusqu'à nos cheveux, un bien si mince et si inférieur, ne pas trouver d'autre auteur à leur assigner que Dieu même, le Créateur de tous les biens, parce que les moindres comme les plus grands biens sont de Lui, qui est l'auteur de tout ce qui est bon; et avoir encore des doutes sur la volonté libre, indispensable pour vivre avec droiture, de l'aveu même de ceux qui mènent la vie la plus abjecte ! Eh bien ! réponds-moi maintenant, je t'en prie : Quelle est, à ton sens, la chose la meilleure en nous, celle, sans laquelle on peut vivre honnêtement, ou celle sans laquelle on ne peut vivre honnêtement ?

— E. Pardonne-moi, je t'en supplie; j'ai honte moi-même d'y voir si peu. Mais personne n'hésiterait pour te répondre. La chose de beaucoup la meilleure est évidemment celle sans laquelle il n'y aurait pas de vie honnête.

— A. Maintenant me nieras-tu qu'un homme qui louche puisse vivre avec honnêteté?

— E. Loin de moi une aussi incroyable folie.

— A. Eh bien ! puisque tu accordes que c'est un bien du corps, que cet oeil dont la perte n'empêche pas de vivre honnêtement, croiras-tu encore que ce n'est pas un bien que la volonté libre, sans laquelle personne ne vit avec droiture ?

50. Tu t'arrêtes à considérer la justice, dont personne ne se sert pour le mal. Il faut la compter parmi les biens les plus élevés qui sont dans l'homme, aussi bien que toutes les vertus de l'âme dont se compose la vie droite et honnête. Car personne ne mésuse ni de la prudence, ni de la force d'âme, ni de la tempérance : elles sont toutes, comme la justice elle-même que tu as citée, animées par la droite raison, sans laquelle il ne peut y avoir de vertus. Et personne non plus ne peut mésuser de la droite raison.

CHAPITRE XIX TROIS SORTES DE BIENS : LES GRANDS, LES PETITS, ET LES MOYENS; LA LIBERTÉ EST DU NOMBRE DE CES DERNIERS.

Ce sont là les grands biens. Mais, tu dois te le rappeler, non-seulement les grands biens , mais encore les petits ne peuvent venir que de l'auteur de tous les biens, c'est-à-dire- Dieu c'est un fait dont la récente discussion t'a persuadé; et combien de fois n'y as-tu pas adhéré joyeusement? Les vertus qui sont le fond de la vie honnête, sont donc les grands biens ; et toutes les formes du monde corporel, sans lesquelles on peut vivre dans la justice, sont les moindres biens: mais les puissances de l'âme, sans lesquelles on ne peut vivre avec droiture sont les biens moyens. Personne ne mésuse des vertus: pour les autres biens;savoir les moyens et les petits, chacun peut non-seulement en bien user, mais encore en mal user. On ne peut mésuser de la vertu, parle que l'oeuvre de la vertu consiste précisément dans le bon usage des biens, dont nous pouvons aussi ne pas bien user. Mais personne, en usant bien, ne mésuse. Ainsi la bonté de Dieu, dans son abondance et sa grandeur, nous a départi non-seulement les grands biens, irais encore les moyens et les petits. Nous devons louer cette bonté pour les grands biens, plus que pour les moyens, et plus pour les moyens que pour les moindres ; mais nous devons la louer pour tous ensemble, plus que si elle ne nous les avait pas tous donnés.

51. E. D'accord. Mais voici qui me préoccupe : Il s'agit de la volonté libre, et c'est elle qui use bien ou mal des autres choses; comment alors la compter elle-même parmi les choses dont nous usons?

— A. Tout comme la -raison; nous connaissons, par la raison, tous les objets de la science; et cependant, la raison elle-même est comptée au nombre des choses que nous connaissons par elle. Lorsque nous recherchions plus haut quels sont les objets de la connaissance rationnelle, l'aurais-tu oublié? Tu as admis que la raison elle-même est connue par la raison. Si donc nous usons des autres choses au moyen de la volonté libre, il ne faut pas pour cela trouver [360] étrange que nous usions de la volonté libre, par elle-même. La volonté qui use des autres choses use d'elle-même, comme la raison, qui connaît tout le reste, se connaît elle-même. Il faut en dire autant de la mémoire. Non-seulement elle saisit toutes les choses dont nous nous souvenons, mais elle subsiste en nous de telle sorte que nous n'oublions pas que nous avons la mémoire; ainsi elle se souvient, non-seulement du reste, mais aussi d'elle-même; ou, pour mieux parler, c'est nous qui nous souvenons de tout le reste et d'elle-même, par elle-même.

52. Lors donc que la volonté s'attache au bien immuable, commun et non propre à elle, telle qu'est cette vérité dont nous avons tant parlé, sans rien dire qui fût digne d'elle, alors l'homme possède la vie heureuse, et la vie heureuse elle-même, c'est-à-dire l'affection de l'âme attachée au bien immuable, est un bien propre à l'homme et le premier de tous. Il renferme aussi toutes les vertus, dont personne ne peut mésuser. Car bien que ce soient là les grands biens et les premiers pour l'homme, on comprend assez qu'ils ne sont pas communs, mais propres à chacun. C'est par la vérité, en effet, c'est par la sagesse, commune à tous, que tous deviennent sages et heureux, en s'attachant à elles. Mais un homme ne devient pas heureux par le bonheur d'un autre homme. Lors même qu'un homme en prend un autre pour modèle, afin de devenir heureux, que veut-il, sinon être heureux par le moyen qu'il voit procurer le bonheur à un autre, c'est-à-dire par la vérité, bien commun et inaltérable? Personne non plus ne devient prudent par la prudence d'un autre, ni fort, ni tempérant, ni juste, par la force, la tempérance ni la justice d'autrui; mais bien en accommodant son âme aux règles immuables et aux lumières des vertus, qui sont vivantes et incorruptibles dans la vérité et la sagesse communes; on cherche à y conformer et à y fixer son âme, comme on l'a vu faire à l’homme vertueux qu'on s'est proposé pour modèle.

53. Ainsi la volonté, en s'attachant au bien commun et immuable, obtient les premiers et les plus grands biens de l'homme, quoiqu'elle ne soit elle-même qu'un bien moyen. Elle pèche, au contraire, lorsqu'elle se détourne du bien commun et immuable, pour se tourner soit vers son bien particulier, soit vers un bien extérieur ou inférieur. Or elle se tourne vers son bien particulier, lorsqu'elle veut être maîtresse d'elle-même; vers les biens extérieurs, lorsqu'elle veut rechercher ce qui appartient à autrui ou qui ne lui appartient pas à elle-même; enfin elle se tourne vers les biens inférieurs, lorsqu'elle aime les voluptés du corps. C'est ainsi que l'homme superbe, curieux et impur tombe dans cette autre vie, qui, en comparaison de la première, est une mort. Cependant cette vie inférieure est encore régie par le gouvernement de la Providence divine, qui organise et met toutes choses à leur place, et traite chacun selon ses mérites. Et c'est ainsi encore que les biens recherchés par les pécheurs ne sont pas des choses mauvaises, non plus que la volonté libre, que nous avons classée, avec raison, parmi les biens moyens. Mais le mal consiste dans la perversion de la volonté qui se détourne du bien immuable, pour se tourner vers les biens changeants. Et, comme cette perversion n'est pas forcée, mais volontaire, il est convenable et juste que la misère la suive comme châtiment.

CHAPITRE XX.DIEU N'EST PAS L'AUTEUR DU MOUVEMENT PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTOURNE DU BIEN IMMUABLE.

54. Tu vas probablement me poser une question et me dire : Lorsque la volonté s'éloigne du bien immuable pour se tourner vers le bien changeant, elle est mue; d'où lui vient donc ce mouvement? Il est assurément mauvais, bien que la volonté libre, sans laquelle on ne peut vivre avec droiture, doive être comptée parmi les biens. Or si ce mouvement, par lequel la volonté s'éloigne du Seigneur Dieu, est indubitablement le péché, pourrons-nous dire que Dieu soit l'auteur du péché? Ce mouvement n'a donc pas Dieu pour auteur. Encore une fois d'où vient-il?

A cette question, si je réponds que je ne le sais pas, tu en seras peut-être affligé. Cependant je dois te parler ainsi, pour te répondre selon la vérité. Car ce qui n'est rien ne peut être su. Contente-toi de tenir religieusement et fermement à cette doctrine : Il ne se présente à tes sens, à ton intelligence ni à ta pensée, aucun bien qui n'ait Dieu pour auteur. En effet, il ne peut se rencontrer aucun être qui n'ait Dieu pour auteur. Car toutes les fois [361] que tu verras dans une chose la mesure, le nombre et l'ordre, n'hésite pas à l'attribuer à Dieu, suprême ordonnateur. Si, au contraire, tu les retranches, il rie te restera plus rien. Car en vain il te semblera qu'il reste un commencement de forme, là où tu ne rencontres ni la mesure, ni le nombre, ni l'ordre ; partout où ils sont, la forme est parfaite; où ils ne sont pas, il ne faut pas supposer même un commencement de forme , qui semblerait être là comme la matière soumise au travail de perfectionnement de l'Ordonnateur. Car si la perfection de la forme est bonne, le commencement de la forme ne sera pas déjà sans quelque bonté. Par conséquent, si tu retranches d'une chose tout bien, il ne restera pas une certaine petite chose, mais il y aura le néant absolu. Or tout bien vient de Dieu. Donc tout être aussi vient de Dieu. Mais ce mouvement de la volonté qui s'éloigne du Dieu suprême, et que nous appelons le péché, est défectueux; d'un autre côté, toute défectuosité vient du néant; vois donc à quoi se rattache ce mouvement, et reconnais sans hésiter qu'il ne se rattache pas à Dieu.

Cependant comme il est volontaire, il est par là même en notre puissance. Si donc tu le crains, il faut ne pas le vouloir. Et si tu ne le veux pas, il n'aura pas lieu. Quoi de plus rassurant qu'une vie où il ne t'arrivera rien sans que tu le veuilles? Toutefois, parce que l'homme, tombé de lui-même, ne peut pas de lui-même se relever (1), saisissons cette main droite de Dieu qu'il veut bien nous tendre d'en haut, je veux dire Notre-Seigneur Jésus-Christ, saisissons-le d'une foi ferme, attendons-le avec une espérance certaine, désirons-le d'une charité ardente.

Quant à l'origine du péché, peut-être penses-tu qu'il convient de l'examiner davantage; je crois, pour moi, que cela n'est nullement nécessaire; mais si tu es d'un autre avis, nous remettrons cette discussion à un autre moment.

E. Je veux bien, avec toi, remettre à un autre temps la question soulevée. Mais je ne t'accorde pas qu'elle soit épuisée.



LIVRE TROISIÈME


Etait-il convenable que Dieu nous donnât le libre arbitre, puisqu'il devait être la source de tous les péchés? — Saint Augustin démontre ici que malgré tous les maux qu'il devait produire, le libre arbitre est un bienfait divin et qu'il concourt à la beauté de l'univers.

CHAPITRE PREMIER.D'OU VIENT LE MOUVEMENT QUI SÉPARE LA VOLONTÉ DU BIEN IMMUABLE?

1. E. Je vois assez clairement que la liberté doit être comptée parmi les biens et parmi les biens qui ne sont pas les derniers; ce qui nous oblige de reconnaître qu'elle vient de Dieu et que Dieu a dû nous la donner. Maintenant donc, si tu le juges opportun, daigne me faire connaître d'où vient le mouvement qui sépare la volonté du bien général et immuable pour l'attacher aux biens privés, si indignes et si bas qu'ils soient, et à tout ce qui est muable.

— A. Mais qu'est-il besoin de résoudre cette question ?

— E. Parce que, si ce mouvement est naturel à la volonté telle qu'elle nous a éte donnée, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces choses muables; et quelle faute lui reprocher quand elle obéit à la nature et à la nécessité?

A. Ce mouvement te plaît-il ou est-ce le contraire?

— E. Il me déplaît.

— A. Donc tu le blâmes?

— E. Certainement.

— A. Ainsi tu désapprouves dans l'âme un mouvement où il n'y a pas de faute ?

— E. Je ne désapprouve pas dans l'âme un mouvement où il n'y a pas de faute; mais j'ignore s'il n'y a pas faute à quitter le bien immuable pour les choses muables.

— A. Ainsi tu condamnes ce que tu ignores?

— E. Ne presse pas sur les mots. Quand j'ai dit: J'ignore s'il n'y a pas faute, je voulais faire comprendre qu'il y a faute sans aucun doute; car cette expression j'ignore montrait suffisamment qu'en une chose aussi évidente le doute me semble ridicule.

— A. Vois combien est certaine la vérité qui te fait oublier si vite ce que tu viens de dire.

En effet, si le mouvement dont nous parlons vient de la nature et de la nécessité, il ne peut être coupable. Cependant tu es si sûr qu'il est coupable que le doute seul te semble ridicule. Pourquoi alors avoir affirmé ou au moins avoir exprimé avec quelque doute ce dont tu démontres toi-même l'évidente fausseté? Si ce mouvement est naturel à la volonté telle qu'elle nous a été donnée, as-tu dit en effet, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces choses muables; et quelle faute lui reprocher quand elle obéit à la nature et à la nécessité? Mais puisque à tes yeux ce mouvement est sûrement condamnable, tu dois être sûr aussi qu'il ne vient pas de la nature telle qu'elle nous a été donnée.

— E. Oui, j'ai appelé ce mouvement coupable; voilà pourquoi j'ai dit aussi qu'il me déplaît et que sans aucun doute je le regarde comme condamnable: mais quand l'âme obéissant à ce mouvement se détourne du bien immuable pour s'attacher aux choses muables, je soutiens qu'elle n'est pas coupable, si par nature elle ne peut résister à cet entraînement.

2. A. D'où vient ce mouvement que tu [363] reconnais être certainement coupable?

— E. Je le vois dans l'âme, mais je ne sais à qui l'attribuer.

— A. Nies-tu qu'il agisse sur l'âme ?

— E. Je ne le nie pas.

— A. Tu nies alors que le mouvement qui agit sur une pierre soit le mouvement de cette pierre ? Je ne parle pas du mouvement que nous lui imprimons ou que lui imprime une force étrangère, lorsque, par exemple, cette pierre est lancée vers le ciel; mais du mouvement qui l'entraîne par son propre poids et la fait tomber à terre.

— E. Je ne nie pas que le mouvement dont tu parles, celui qui l'entraîne et l'attire en bas, soit le mouvement de la pierre; mais je dis qu'il est naturel. Et s'il est dans l'âme un mouvement semblable, sûrement aussi il est naturel; et l'on ne saurait blâmer l'âme de le suivre, car le suivit-elle pour sa ruine, elle ne fait qu'obéir à la nécessité de sa nature. Mais nous n'hésitons pas à déclarer coupable ce même mouvement; il faut donc nier absolument qu'il soit naturel, et en conséquence il ne ressemble pas au mouvement naturel de la pierre.

A. Avons-nous fait quelque chose dans les discussions précédentes?

— E. Certainement.

— A. Tu t'en souviens, je -crois, nous avons constaté dans la première qu'il n'y a que la volonté propre pour asservir l'esprit à la passion (1). Car cette ignominie ne peut lui être infligée ni par un être meilleur ou égal, puisque ce serait une injustice, ni par un être inférieur, parce que celui-ci n'en aurait pas la puissance. Il en résulte donc que de l'âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateur pour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement est coupable, et le doute seul t'a semblé ridicule, il n'est pas naturel, mais volontaire. Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu'il est le mouvement propre de l'esprit, comme l'autre est le mouvement propre du projectile; il en diffère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui la précipite, tandis que l'âme en résistant n'est point forcée d'abandonner les biens supérieurs pour les choses d'en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre est naturel, et celui de l'âme volontaire. De là vient encore que si l'on accusait de péché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu'on serait plus brute qu'elle ne l'est, mais l'on aurait assurément perdu le sens; et cependant nous reconnaissons que l'âme pèche lorsque nous la voyons abandonner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des choses inférieures. Qu'est-il donc besoin de chercher ce qui produit l'ébranlement qui la détache du bien immuable et l'attache aux biens muables ? N'avions-nous pas vu qu'il vient de l'esprit, qu'il est volontaire et par là même coupable? Et toutes les règles utiles que l'on donne sur cette matière, n'ont-elles pas pour effet de condamner, de réprimer ce mouvement, et de nous porter à relever notre volonté lorsqu'elle s'est laissée tomber dans les choses temporelles qui nous échappent, pour la fixer dans la jouissance du bien éternel (1)?

3. E. Je vois, je touche en quelque sorte et je comprends la vérité de ce que tu dis. Je sens en effet que j'ai une volonté, qu'elle me porte à jouir de quelque chose; rien n'est pour moi si sûr et si intime que cette perception. Mais qui est à moi, sinon cette volonté que je donne ou refuse à mon gré ? et si j'en fais mauvais usage, à quel autre qu'à moi faut-il l'attribuer? Car puisque je suis l'oeuvre du Dieu essentiellement bon et que je ne saurais faire aucun bien que par la volonté, il est clair que c'est plutôt pour le bien qu'elle m'a été donnée. D'ailleurs, si ce mouvement qui porte la volonté çà et là, n'était volontaire et en notre dépendante, faudrait-il nous louer ou nous blâmer, selon que nous en faisons jouer le ressort en haut ou en bas? Pourquoi nous avertirait-on de négliger le temps pour l'éternité, de vouloir toujours bien vivre sans consentir jamais à vivre mal? Estimer qu'on ne doit point donner à l'homme ces avertissements, c'est mériter de ne plus compter parmi les hommes.

CHAPITRE II.BEAUCOUP SONT TOURMENTÉS DE L'IDÉE QUE LA PRESCIENCE DIVINE DÉTRUIT LE LIBRE ARBITRE.

4. Cela étant ainsi, je me demande avec une ineffable surprise comment il peut se faire, d'une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver, et d'autre part, que nous péchions sans y être contraints. Dire, en effet, que rien puisse arriver autrement que Dieu ne l'a prévu, c'est travailler à détruire la prescience divine avec autant de folie que d'impiété. Si donc Dieu a su d'avance que le premier homme pécherait, et quiconque admet avec moi la divine prescience ne saurait le contester; si donc Dieu l'a su d'avance, je ne prétends pas qu'il n'aurait pas dû créer le premier homme; ne l'a-t-il pas fait bon, et le péché de cet être créé bon par Dieu pouvait-il faire obstacle à l'action de Dieu ? Que dis-je ? Non content d'avoir glorifié sa bonté en le créant, Dieu n'a-t-il pas aussi glorifié sa justice en le punissant et sa miséricorde en le délivrant? Je ne prétends donc pas qu'il n'aurait pas dû le créer, mais je dis : Puisqu'il savait qu'il pécherait, il était nécessaire qu'il péchât, conformément à cette divine prescience. Et comment croire que la volonté soit libre quand elle est sous l'empire d'une aussi inévitable nécessité?

5. A. Tu viens de frapper avec violence. Daigne la miséricorde divine nous assister et ouvrir à nos instances ! Je présume toutefois que si la plupart des hommes se tourmentent de cette question , c'est uniquement parce qu'ils ne l'examinent pas avec piété et qu'ils sont plus prompts à s'excuser qu'à s'accuser de leurs fautes.

Les uns, en effet, admettent volontiers qu'il n'y a pas de Providence divine pour diriger les choses humaines, et en abandonnant aux hasards et leur âme et leur corps, ils se livrent aux coups et aux désastres des passions; ils nient la justice de Dieu, trompent celle des hommes et croient se justifier contre leurs accusateurs, en invoquant le patronage de la fortune. Ne la représentent-ils pas néanmoins, ne la peignent-ils pas aveugle, et ne semblent-ils pas dire ainsi qu'ils valent mieux que cette même fortune par laquelle ils se prétendent dirigés, ou qu'ils forment et expriment leur opinion d'une manière aussi aveugle qu'elle? Et quand ils ne font que des faux pas, n'est-on pas autorisé à penser que comme elle ils marchent au hasard? Mais cette erreur, où l'oeil ne peut distinguer que démence et folie, a été suffisamment réfutée, je crois, dans notre premier entretien.

Il en est d'autres qui n'osent nier que la providence de Dieu s'occupe de la vie humaine; mais dans leur indicible égarement, ils aiment mieux croire à l'impuissance, ou à l'injustice, ou à la perversité de cette Providence, que de confesser leur faute avec une piété suppliante. Ah ! si tous consentaient à se laisser convaincre que la bonté, la justice et la puissance de ce Dieu, qu'ils considèrent comme le meilleur, le plus juste et le plus puissant de tous les êtres, sont bien élevées au-dessus de tout ce qu'ils peuvent concevoir; si, se contemplant eux-mêmes, ils comprenaient qu'ils devraient encore des actions de grâces à Dieu, lors même qu'il leur aurait donné un être inférieur à celui qu'ils ont; s'ils criaient de tout leur coeur et de toutes les forces de leur conscience: « J'ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi, prenez soin de mon âme, car j'ai péché contre vous (1);» la divine miséricorde les mènerait à la sagesse par des chemins si sûrs, que sans s'enorgueillir d'avoir découvert et sans se troubler d'ignorer encore, ce qu'ils sauraient les rendrait plus capables de voir, et ce qu'ils ignoraient, plus calmes pour chercher.

Pour toi qui ne doutes, je pense, d'aucune de ces vérités, considère avec quelle facilité je résous une aussi importante question. Réponds d'abord à quelques demandes préliminaires que je vais t'adresser.

CHAPITRE III.LA PRESCIENCE DE DIEU NE NOUS OTE POINT LA LIBERTÉ DE PÉCHER.

6. Ce qui te surprend, ce qui t'étonne, c'est qu'il n'y ait ni contradiction ni opposition à admettre, d'une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver; et d'autre part, que nous ne péchions pas nécessairement, mais volontairement. Si Dieu sait qu'un homme doit pécher, dis-tu, il est nécessaire qu'il pèche; mais s'il est nécessaire qu'il pèche, il n'est donc pas libre en péchant, il est sous l'empire d'une inévitable et immuable nécessité. Et ce que tu crains, c'est que ce raisonnement n'entraîne à nier la prescience divine, ce qui ne peut se faire sans impiété, ou bien s'il est impossible de la nier, à avouer que les péchés ne sont pas l'oeuvre de la volonté, mais de la nécessité, Y a-t-il autre chose qui t'embarrasse ?

— E. Rien pour le moment.

A. Tu crois donc que c'est la nécessité et non la volonté qui fait tout ce que Dieu sait d'avance? — E. Je le crois certainement.

— A. Réveille-toi enfin, étudie-toi un peu. Es-tu ca. pable de me dire quelle volonté tu auras de. main, si c'est la volonté de bien faire ou de mal faire ?

— E. Je l'ignore.

— A. Et Dieu ? l'ignore-t-il également?

— E. Je ne le pense pas du tout.

— A. Mais s'il connaît quelle volonté tu auras demain, s'il connaît aussi les volontés futures de tous les hommes présents ou à venir, il sait bien mieux encore ce qu'il fera des justes et des impies,

— E. Très-certainement, si Dieu connaît mes oeuvres d'avance, j'admets avec bien plus de confiance encore qu'il sait d'avance ses propres oeuvres et qu'il prévoit avec une complète certitude, ce qu'il fera lui-même.

— A. Ne crains-tu pas alors de t'entendre adresser l'objection suivante : Si tout ce que Dieu sait d'avance s'accomplit nécessairement et non pas volontairement, il s'en suit que .lui-même doit tout faire par nécessité et non avec t liberté?

— E. En disant que tout ce que Dieu connaît d'avance s'accomplit nécessairement, je n'avais en vue que ce qui se fait dans ses créatures et non ce qui se fait en lui ; car rien ne se fait en lui, tout y est éternel.

— A. Dieu ne fait donc rien dans ses créatures?

— E. Il a établi i une fois pour toutes quelle doit être la marche régulière de l'univers formé par lui; car il ne conduit rien en vertu de dessein nouveau.

— A. Ne rend-il personne heureux?

— E. C'est lui au contraire qui rend heureux.

— A. Donc en rendant un homme heureux il fait quelque chose.

— E. Oui.

— A. Si par conséquent tu dois être heureux dans un an, Dieu dans un an te rendra heureux ?

— E. Oui.

— A. Et il sait aujourd'hui ce qu'il fera dans un an ?

— E. Toujours il l'a su , et si cela doit arriver j'accorde qu'il le sait aujourd'hui aussi.

7. A. Dis-moi, je te prie: n'es-tu pas sa créature, et ton bonheur ne se fera-t-il pas en toi?

— E. Oui, je suis sa créature et mon bonheur se fera en moi.

— A. Ainsi, puisque Dieu fera en toi ce bonheur, ce bonheur ne sera point pour toi volontaire, mais nécessaire?

— E. Sa volonté est pour moi une nécessité.

— A. Alors tu seras heureux malgré toi ?

— E. Si j'avais le pouvoir d'être heureux, déjà sûrement je le serais. Je voudrais l'être dès aujourd'hui et je ne le suis pas, parce que ce bonheur ne dépend pas de moi, mais de lui.

A. Voilà bien le cri de la vérité. Rien sans doute n'est en notre pouvoir que ce que nous faisons quand nous le voulons ; et conséquemment rien ne dépend de nous comme la volonté même, car elle est à nos ordres aussitôt que nous voulons (1). Si donc nous pouvons dire : ce n'est pas volontairement, c'est nécessairement que nous vieillissons ; ce n'est pas volontairement, c'est nécessairement que nous mourons et qu'il nous arrive d'autres choses : quel homme, fût-il en délire, oserait avancer que ce n'est pas volontairement que nous voulons? Aussi, quoique Dieu sache d'avance quelles seront nos volontés, il n'en résulte pas que nous voulions involontairement. Tu as dit de ton bonheur, comme si je l'avais nié, qu'il ne dépend pas de toi ; mais ce que j'affirme, c'est que, si tu deviens heureux, ce ne sera pas malgré toi, ce sera de ton plein gré; et quoique Dieu connaisse quel sera pour toi ce bonheur, quoique rien ne puisse arriver en dehors de ses prévisions, autrement il ne faudrait plus parler de prescience, nous ne sommes pas contraints d'admettre, pour ce motif, que tu seras heureux involontairement : car y aurait-il rien de plus absurde , de plus étranger à la vérité ? Or, de même que la prescience divine qui sait avec certitude, et aujourd'hui comme toujours, quel sera ton bonheur, ne t'empêchera pas de le vouloir lorsqu'il commencera à se réaliser; de même, si tu dois avoir une volonté coupable, cette volonté ne cessera point d'être volonté, parce que Dieu l'a prévue.

8. Considère en effet, je te prie, quel aveuglement porte à dire: si Dieu a prévu que j'aurais cette volonté, comme rien ne peut arriver autrement qu'il l'a prévu, il est nécessaire que je veuille ce qu'il sait d'avance: or si cela est nécessaire, ce n'est plus la volonté, il faut le reconnaître, c'est la nécessité qui me fait vouloir. O incomparable folie ! Comment rien ne peut-il arriver autrement que Dieu l'a prévu, si l'on ne doit pas avoir la volonté qu'il a prévue ?

Je ne parle pas de cette autre affirmation également monstrueuse que je viens de rapporter, quand j'ai rappelé ce que dit ce même homme qui suppose l'empire de la nécessité pour essayer de supprimer la volonté. Il est nécessaire que je veuille cela, dit-il. S'il est nécessaire qu'il veuille, comment voudra-t-il puisqu'alors il n'y aura pas de volonté?

Mais ce n'était peut-être pas là son idée et en disant qu'il est nécessité à vouloir, il veut faire entendre que sa volonté ne dépend pas de lui. On peut le réfuter par ce que tu as dit toi-même. Je te demandais si tu seras heureux malgré toi ; tu as répondu que dès maintenant tu serais heureux si le bonheur dépendait de toi ; tu as dit que tu voudrais l'être , mais que tu ne le pouvais encore. Voilà bien le cri de la vérité, ai-je ajouté; car il est impossible de le nier, le pouvoir ne nous manque que quand nous n'avons pas ce que nous voulons. Or, sûrement, ce n'est pas vouloir que de vouloir sans volonté; et s'il est impossible de vouloir sans vouloir, ceux qui veulent ont certainement la volonté et rien n'est en leur pouvoir que ce qu'ils ont quand ils le veulent. Ainsi donc notre volonté ne serait pas même une volonté, si elle n'était sous notre dépendance. Mais étant sous notre dépendance elle est libre, puisque notre liberté s'étend uniquement et nécessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir.

Voilà comment, sans ôter à Dieu la prescience de tout ce qui doit arriver, nous voulons vraiment ce que nous voulons. Dès qu'il a prévu notre volonté, elle sera comme il l'a prévue ; elle sera même parce qu'il l'a prévue. D'un autre côté cette volonté ne saurait être volonté si elle n'est en notre pouvoir. Il prévoit donc aussi ce pouvoir, et sa prescience ne me l'ôte pas; je l'aurai même d'autant plus sûrement qu'il est prévu par lui et que sa prescience ne saurait se tromper. — E. Maintenant je ne nie plus que la nécessité de ce qu'a prévu Dieu et sa prescience de nos péchés laissent à notre volonté toute sa liberté et la conservent sous notre dépendance.

CHAPITRE IV.LA PRESCIENCE DE DIEU NE FORCE PAS AU PÉCHÉ, ET CONSÉQUEMMENT C'EST AVEC JUSTICE QUE DIEU PUNIT LES PÉCHEURS.

9. A. Qu'y a-t-il donc encore qui t'embarrasse? Oublierais-tu ce qui a été démontré dans notre première discussion, et nierais-tu que sans être forcée par aucun être, soit supérieur, soit inférieur, soit égal, c'est la volonté qui pèche en nous?

— E. Je n'ose rien nier de tout cela; je l'avouerai cependant , je ne vois pas encore comment il n'y a pas contradiction entre la prescience divine connaissant nos péchés, et notre libre arbitre les commettant. Nous devons reconnaître en même temps que Dieu est juste et qu'il sait l'avenir. Mais comment sa justice peut-elle punir des péchés qui doivent se commettre nécessairement ? Comment ce qu'il a prévu peut-il ne pas arriver? Comment enfin n'attribuer pas au Créateur tout ce qui doit se faire nécessairement dans sa créature ? Voilà ce que je voudrais savoir.

10. A. D'où te semble venir cette opposition prétendue entre notre libre arbitre et la prescience de Dieu ? Est-ce de la prescience même ou de ce que cette prescience est la prescience de Dieu?

— E. C'est plutôt de ce que cette prescience est la prescience de Dieu.

— A. Si donc tu savais d'avance qu'un homme doit pécher, il ne serait pas nécessaire qu'il péchât?

E. Il serait à coup sûr nécessaire qu'il péchât ; car je ne le saurais vraiment pas si la chose n'était pas certaine.

— A. Ainsi donc, si ce qui est prévu doit s'accomplir nécessairement, ce n'est point parce que Dieu même l'a prévu, c'est parce que la chose est prévue, prévision dont il ne faudrait pas tenir compte si elle n'était certaine.

— E. Je l'accorde ; mais pourquoi ces réflexions ?

— A. Parce que, si je ne me trompe, pour savoir que cet homme doit pécher tu ne le forcerais pas à pécher, il devrait pécher, sans aucun doute, puisqu'autrement tu ne le saurais véritablement pas; mais ta prescience ne l'y contraindrait point. De même donc qu'il n'y a aucune contradiction à admettre que tu puisses connaître d'avance ce qu'un autre doit faire volontairement, ainsi Dieu, sans pousser personne au péché, distingue ceux qui pécheront volontairement.

11. Pourquoi alors sa justice ne châtierait-elle point les crimes que ne nécessite pas sa prescience? Ta mémoire n'impose aucune violence aux faits accomplis : ainsi Dieu dans sa prescience ne force point d'accomplir ce qui doit arriver. Et comme tu te rappelles des actions que tu as faites sans avoir fait tout ce que tu te rappelles, ainsi Dieu sait d'avance tout ce qu'il doit faire, sans devoir faire tout ce qu'il sait d'avance. Pourquoi donc sa justice ne punirait-elle point les oeuvres perverses dont il n'est pas l'auteur?

Ainsi comprends maintenant comment Dieu peut châtier les péchés avec justice: c'est qu'il ne fait pas ce qu'il sait devoir se faire. Si d'ailleurs il ne peut condamner les pécheurs aux supplices parce qu'il a prévu leurs péchés, il ne doit pas non plus récompenser les justes, parce qu'il a également prévu leurs bonnes oeuvres. Avouons plutôt que sa prescience ne peut rien ignorer de ce qui doit se faire, et que le péché étant volontaire sans être nécessité par sa prescience, sa justice ne saurait le laisser impuni. [367]

CHAPITRE V.ON DOIT MÊME LOUER DIEU D'AVOIR PRODUIT LES CRÉATURES EXPOSÉES AU PÉCHÉ ET A LA SOUFFRANCE.

12. Tu as demandé en troisième lieu comment il est possible de n'attribuer pas au Créateur ce qui arrive inévitablement à ses créatures. Cette objection trouvera facilement une réponse dans cette règle de piété dont nous devons nous souvenir et qui nous oblige à rendre à notre Créateur des actions de grâces.

La justice nous obligerait encore à louer son immense bonté, s'il nous avait placés à un rang inférieur dans la création. En effet, quoique notre âme soit souillée par le péché, elle est toutefois d'une nature plus élevée et meilleure que si elle devenait cette lumière qui éclaire nos yeux. Et pourtant combien d'âmes même attachées aux sens, louent Dieu de la beauté de cette lumière? Donc ne t'étonne pas si on blâme celles qui pèchent et ne dis pas en ton coeur que mieux vaudrait qu'elles ne fussent pas. On les blâme en les comparant avec elles-mêmes, parce qu'on voit ce qu'elles seraient si elles avaient résisté au péché. Mais leur Créateur divin doit être cependant béni avec transport, autant que l'homme en est capable, non-seulement parce que sa justice les fait rentrer dans l'ordre quand elles pèchent, mais encore parce que, toutes souillées qu'elles soient, la nature qu'il leur a donnée les élève bien au-dessus de cette lumière corporelle pour laquelle, néanmoins, on le loue à juste titre.

13. Prends garde encore de dire, sinon que mieux vaudrait qu'elles ne fussent pas , du moins qu'elles devraient être autrement. Sache en effet que le divin auteur de tout bien a fait tout ce que suppose de mieux une idée véritable. Or rie vouloir rien à des degrés inférieurs quand on voit des créatures d'un rang plus élevé, ce n'est pas une idée vraie, c'est une infirmité jalouse. Ainsi ne serait-il pas bien injuste, quand on voit le ciel, de regretter que la terre fût faite ? Tu pourrais le regretter si tu voyais une terre et point de ciel; tu pourrais dire que cette terre aurait dû être semblable à ton ciel imaginaire. Mais puisque tu vois en réalité ce ciel à l'idée duquel tu aurais voulu voir formée la terre, quoiqu'il n'en porte pas le nom, dois-tu trouver mauvais qu'au-dessous de ce ciel dont tu ,jouis, il y ait une création d'un rang inférieur que l'on nomme la terre? Sur cette terre même il y a entre ses parties des variétés si multiples, qu'on n'y peut imaginer aucun ordre de beauté que n'ait réalisé dans toute son étendue le Dieu qui a tout fait. Depuis la terre la plus féconde et la plus agréable à l'œil, jusqu'à la terre la plus desséchée et la plus stérile, combien de terrains intermédiaires et dont on ne saurait mépriser aucun si ce n'est en le comparant à un meilleur? Tu peux ainsi t'élever jusqu'à Dieu par différents degrés de louanges, et tu regretterais même qu'il n'y eût que la meilleure espèce de terrain.

Mais entre la terre et le ciel quelle distance ! J'y vois les éléments liquides et gazeux; et les quatre éléments réunis se diversifient en des espèces et des formes si multipliées, que le nombre, connu de Dieu, ne saurait nous être connu à nous-mêmes. Il est donc possible qu'il y ait, dans une variété si grande, ce que ne suppose pas ta raison ; mais il est impossible qu'il n'y ait pas ce que se représente une idée vraie. Pourrais-tu imaginer parmi les créatures une amélioration qui ait échappé au Créateur ? L'âme humaine est unie naturellement aux idées éternelles dont elle dépend, et quand elle dit: Ceci vaudrait mieux que cela, si elle dit vrai, si elle voit réellement ce qu'elle dit, elle le voit dans ces idées auxquelles elle est unie. Donc elle doit croire que Dieu a fait ce que la vérité lui démontre qu'il a dû faire, quand même elle ne le distinguerait point parmi les êtres. Admettons qu'un homme ne puisse voir le ciel; si une raison fondée sur la vérité lui prouve que Dieu a dû faire quelque chose de semblable, il doit se persuader que Dieu l'a fait , quoiqu'il ne le voie pas. Verrait-il en effet que le ciel a dû être fait, si ce n'est dans ces idées éternelles d'après lesquelles tout a été fait? Et ce qui n'est point dans ces idées est aussi impossible à comprendre réellement qu'il est dépourvu de vérité.

14. Ce qui trompe la plupart des hommes, c'est qu'en se figurant des choses meilleures , ils ne cherchent pas à les voir à la place qui leur convient. Ainsi, par exemple, voici un homme qui se fait une idée exacte de la rondeur, et il se fâche de ne la point trouver dans une noix, parce qu'en fait de corps rond, il n'a jamais vu que ce fruit. Ainsi en est-il qui [368] après avoir compris avec beaucoup de justesse qu'une créature libre est meilleure quand elle demeure toujours unie à Dieu sans pécher jamais, considèrent les péchés des hommes et gémissent, non pour y mettre un terme, mais pour déplorer que ces hommes aient été créés et pour dire: Dieu n'aurait-il pas dû, en nous formant, nous accorder de vouloir être toujours attachés à son immuable vérité sans vouloir jamais pécher? Qu'ils ne crient pas, qu'ils ne critiquent pas. Les a-t-il contraints à pécher quand en les créant il leur adonné simplement la puissance de le vouloir? Et n'y a-t-il pas des anges qui, tout libres qu'ils soient, n'ont jamais péché et ne pécheront jamais? Si donc tu aimes une créature dont la volonté affermie dans le bien ne pèche pas, tu as raison sans aucun doute de la préférer à celle qui pèche; et si tu l'élèves, dans ta pensée au-dessus des autres, Dieu aussi l'a placée en réalité au-dessus d'elles. Crois donc qu'il y en a de pareilles dans les trônes supérieurs et au haut des cieux. Ah 1 si le Créateur a déployé tant de bonté en formant celles dont il prévoyait les péchés, n'est-il pas absolument impossible qu'il en ait moins déployé à produire celle dont il savait d'avance qu'elle éviterait toute faute?

15. Cette créature sublime trouve en effet, dans la jouissance perpétuelle de son Créateur, un perpétuel bonheur qu'elle ne cesse de mériter par la constante volonté de demeurer toujours dans la justice. Vient ensuite celle qui a péché, qui a perdu le bonheur sans perdre le pouvoir de le recouvrer. Elle surpasse en dignité celle qui s'est abandonnée à la volonté de pécher toujours; entre elle néanmoins et cette première qui demeure attachée à la justice, il y a encore un certain milieu: il est indiqué par l'âme qui s'est relevée dans l'humilité de la pénitence.

Dieu en effet ne s'est même pas abstenu , dans sa munificence, de créer celle qu'il savait devoir non-seulement pécher, mais encore vouloir pécher éternellement. Tout vicieux qu'il soit, un cheval vaut mieux qu'une pierre; car si celle-ci ne bronche point , c'est qu'elle n'a ni sentiment ni mouvement propre. Ainsi , la créature qui pèche librement est d'une nature plus élevée que celle qui ne pèche pas, faute de la liberté nécessaire. Je fais l'éloge d'un vin qui est bon considéré en lui-même, et je blâme l'homme qui en a pris jusqu'à s'enivrer. S'ensuit-il que je ne préfère pas cet homme ivre que j'ai blâmé, au vin dont j'ai fait l'éloge et dont il a bu avec excès? Ainsi, considérées dans le rang qui leur est assigné, les créatures corporelles ont droit à nos éloges , et l'on doit censurer ceux qui en usent désordonnément et s'éloignent ainsi de la connaissance de la vérité. Il ne s'ensuit pas toutefois que ces derniers, déjà corrompus et comme enivrés, ne doivent pas en considération de l'excellence de leur nature et non de ce que méritent leurs vices, être préférés à ces mêmes créatures qui sont bonnes en elles-mêmes et dont l'amour excessif les a fait tomber.

16. Une âme quelconque est donc préférable à un corps quel qu'il soit; si bas qu'elle soit descendue en péchant, quelque changement qu'elle ait subi , jamais elle ne devient corps, jamais elle ne perd sa nature d'âme ; jamais, par conséquent, ce qui l'élève au-dessus des corps, dont le premier en dignité est la lumière. Il en résulte que la dernière des âmes l'emporte sur ce premier des corps.

Il est possible qu'un autre corps l'emporte sur le corps auquel est unie l'âme elle-même. Pourquoi alors ne pas louer Dieu? Pourquoi ne le pas louer avec d'ineffables transports, de ce qu'après avoir créé les âmes dont il prévoyait l'incorruptible fidélité aux lois de la justice, il en a créé d'autres aussi tout en sachant qu'elles pécheraient, qu'elles persévéreraient même dans l'iniquité? Ces dernières en effet sont préférables encore à celles qui ne peuvent pécher parce qu'elles n'ont ni raison ni libre arbitre. Celles-ci à leur tour valent mieux que les corps les plus brillants, que les corps dont quelques hommes, à grand tort il est vrai , prennent le splendide éclat pour la nature de Dieu même. Mais si dans le monde corporel il y a, depuis les choeurs des astres jusqu'au nombre compté de nos cheveux, une hiérarchie si harmonieuse de bontés et de beautés; s'il faudrait n'avoir aucune expérience pour dire: Qu'est-ce que ceci? ou : Pourquoi cela? car tout a été créé dans l'ordre qui lui convient: combien plus il faudrait être dépourvu de sens pour parler ainsi d'une âme quelconque; puisque sans aucun doute elle surpassera toujours en dignité tous les corps, quoiqu'elle ait perdu de sa beauté particulière ?

17. Autre en effet est l'appréciation que l'on fait au point de vue de la raison, et autre celle qui se fait au point de vue de l'utilité. La raison juge à la lumière de la vérité et [369] subordonne justement les choses moindres aux plus grandes. L'utilité au contraire s'inspire presque toujours de la pensée des avantages que procure habituellement une chose, et elle estime plus ce qui en réalité est moins estimable.

Ainsi la raison met les corps célestes bien au-dessus des corps terrestres : quel est cependant l'homme charnel qui n'aimerait mieux voir manquer au ciel plusieurs étoiles qu'un seul arbuste à son jardin ou une seule bête à son troupeau? A l'exception des personnes dont l'amour fait leur bonheur, les enfants préfèrent la mort de n'importe quel homme, quand surtout il est d'un aspect effrayant, à la mort de leur passereau, principalement quand- il a beau chant et beau plumage ; mais les hommes plus âgés méprisent absolument ces jugements des enfants ou attendent avec patience qu'ils deviennent plus raisonnables. Telle doit être aussi la conduite des esprits qui se sont élevés jusqu'à la sagesse : lorsqu'ils voient des juges ineptes louer Dieu pour ces moindres créatures qui sont plus à la portée de leurs sens, et quand il s'agit des créatures d'un ordre plus élevé et par conséquent meilleur, ne pas le louer , ou le louer moins, essayer même de le blâmer, de le corriger ou ne pas croire qu'il en soit l'auteur, ils doivent mépriser absolument ces appréciations s'ils ne peuvent les réformer, ou en attendant qu'ils le puissent, les tolérer, les supporter en paix.

CHAPITRE VI. DIRE QU'ON PRÉFÈRE LE NÉANT A LA MISÈRE, C'EST N'ÊTRE PAS SINCÈRE.

18. Ceci établi , et quoique les prévisions divines doivent s'accomplir nécessairement, il est entièrement faux que l'on puisse attribuer au Créateur les fautes de la créature.

Je ne vois point, as-tu dit, comment ne pas rejeter sur lui ce qui arrive nécessairement à son oeuvre : et moi au contraire je ne vois pas, je ne puis voir, et je certifie qu'il est impossible de voir comment on peut lui imputer tout ce qui se fait nécessairement dans sa créature, mais par la volonté de ceux qui pèchent. Si en effet un homme vient à me dire: J'aimerais mieux n'être pas que d'être malheureux: Tu mens, lui répondrai-je; n'es-tu pas malheureux maintenant? Néanmoins tu neveux pas mourir, et c'est uniquement pour avoir l'existence; ainsi tu la veux, quoique tu ne veuilles pas être malheureux. Rends donc grâces de ce que tu es volontiers , pour être délivré de ce que tu es malgré toi ; car c'est volontiers que tu existes et malgré toi que tu es malheureux. Mais si tu montres de l'ingratitude pour ce que tu es volontiers, tu seras justement condamné à être ce que tu ne veux pas. Aussi quand je considère que malgré ton ingratitude tu as ce que tu désires, je loue la bonté du Créateur; et quand je constate qu'en punition de cette même ingratitude tu souffres ce qui te déplaît, je bénis la justice du suprême Ordonnateur.

19. Si cet homme ajoute : Quand je n'aime pas la mort, ce n'est point que je préfère la souffrance au néant , c'est dans la crainte d'être plus malheureux au delà du tombeau; je répliquerai : Est-il injuste que tu sois plus malheureux? Tu ne le seras pas. La chose est-elle juste? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites.

Et comment saurai-je, poursuit-il, que si la chose est injuste je ne serai pas plus malheureux? Je reprends : Si tu ne dépends que de toi-même, tu seras heureux, ou bien en te conduisant injustement tu seras malheureux justement. Ou bien encore en voulant, sans le pouvoir, vivre suivant la justice, tu ne dépendras pas de toi; alors donc tu ne relèveras de personne ou tu relèveras d'un autre.

Si tu ne relèves de personne , ce sera volontiers ou malgré toi. Mais. tu ne peux rien être malgré toi sans être dominé par une force quelconque; et nulle force ne saurait dominer qui ne relève de personne. Et si c'est volontiers que tu ne relèves dé personne, la raison exige encore que tu ne relèves que de toi; en vivant alors dans l'iniquité tu seras justement malheureux, ou bien possédant tout ce que tu désires tu devras rendre grâce à la bonté de ton Créateur.

Si tu ne dépends pas de toi-même, tu seras soumis à plus puissant où à plus faible que toi ; si c'est à plus faible, ce sera par ta faute et pour ton juste malheur, car tu pourras quand tu le voudras triompher de sa faiblesse. Si c'est à plus puissant, jamais tu ne pourras regarder comme injuste cette sage disposition. Il était donc souverainement exact de dire : La chose est elle injuste? Tu ne seras pas plus malheureux. Est-elle juste? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites. [370]

CHAPITRE VII.LES MALHEUREUX MÊMES CHÉRISSENT L'EXISTENCE, PARCE QU'ILS VIENNENT DE CELUI QUI EXISTE SOUVERAINEMENT.

20. Si l'on objecte encore: Ce qui fait que je préfère être malheureux plutôt que de n'être pas du tout, c'est que j'existe ; ah 1 si j'avais pu être consulté avant d'exister, j'aurais choisi le néant plutôt qu'une existence malheureuse. Il est vrai, tout misérable que je suis maintenant, je crains de n'être plus; mais c'est le fait de ma misère elle-même, c'est elle qui me pousse à vouloir ce que je devrais ne vouloir pas, car je devrais plutôt vouloir n'être pas que d'être malheureux. Aujourd'hui sans doute je préfère la misère au néant, mais ce désir est d'autant moins raisonnable qu'il est plus déplorable, et je dois le déplorer d'autant plus que je vois avec plus d'évidence combien je devrais en être exempt.

Je répondrai: Prends garde plutôt d'être dans l'erreur là où tu crois voir la vérité. Si en effet tu étais heureux, tu préférerais l'existence à la non-existence, et maintenant que tu es misérable malgré toi, tu préfères encore exister même malheureux plutôt que de n'exister pas du tout. Considère donc, avec toute l'application dont tu es capable, quel bien est l'existence elle-même, puisque heureux et malheureux la recherchent en même temps ! Si tu regardes bien tu découvriras que ton malheur est proportionné à ton éloignement de l'être souverain; que si la non-existence te semble préférable à l'existence malheureuse , c'est que tu ne contemples point ce même souverain Etre ; et qu'enfin s'il te reste un désir d'exister, c'est qu'encore tu dois l'être à ce même Etre souverain.

21. Veux-tu donc échapper à la misère ? Aime en toi ce désir même de l'être. Car en voulant être de plus en plus tu te rapprocheras de Celui qui est absolument. Rends-lui grâces aussi de ce que maintenant tu existes. Si en effet tu es au-dessous de ceux qui sont heureux, tu es au-dessus de ceux qui n'ont pas même le désir du bonheur et dont un si grand nombre est célébré par les malheureux eux-mêmes. Tous les êtres néanmoins méritent des éloges en tant qu'ils sont, parce qu'ayant l'existence, par là même ils sont bons. Car plus tu aimeras l'être, plus aussi tu désireras la vie éternelle et tu aspireras au bonheur de n'avoir plus ces affections temporelles qu'imprime si profondément dans l'âme l'attachement aux choses de la vie présente. Ces choses temporelles en effet ont ce triste caractère de n'être pas avant d'avoir été créées, de s'évanouir quand elles sont et de n'être plus après s'être évanouies. Ainsi elles n'ont pas l'existence avant de l'avoir reçue, et après avoir passé elles ne l'ont plus. Comment donc les arrêter afin de les rendre permanentes, puisque pour elles commencer à exister c'est courir vers la non-existence ?

Mais l'homme qui aime à être véritablement se contente de les approuver en tant qu'elles sont et réserve son amour pour ce qui subsiste à jamais. Il était inconstant en aimant les choses temporelles, il s'affermira par l'attachement à l'être éternel; son âme se dissipait en aimant ce qui passe, en aimant ce qui demeure elle se recueillera, se fortifiera et parviendra à cet être qu'elle souhaitait quand elle craignait de le perdre et qu'entraînée par l'amour des ombres fugitives elle ne pouvait le retenir.

Ainsi donc ne t'afflige pas, réjouis-toi plutôt avec transport de ce que tu préfères exister, même malheureux, plutôt que de n'être pas malheureux en n'existant plus. Ah ! si tu développais de plus en plus ce commencement d'amour de l'être, comme tu t'élèverais vers l'être souverain! comme tu éviterais de te souiller au contact immodéré de ces êtres infimes qui courent à la non-existence et accablent de leurs ruines la vigueur de qui s'attache à eux ! C'est en effet pour ce motif qu'en préférant le néant pour échapper à la souffrance on continuera à exister pour souffrir. Mais si l'amour de l'être surpasse l'horreur de la souffrance, qu'on ajoute encore à cet amour et qu'on bannisse cette haine; car il n'y aura plus de souffrance dès que chacun sera parfait dans son genre.

CHAPITRE VIII.NUL NE CHOISIT LE NÉANT, PAS MÊME CEUX QUI SE DONNENT LA MORT.

22. Considère en effet combien il est absurde et incompréhensible de dire: j'aimerais mieux n'être pas que d'être malheureux. Dire: j'aimerais [371] mieux ceci que cela, c'est choisir quelque chose. Or le néant n'est pas quelque chose, il n'est rien. Comment donc choisir quand le choix ne peut tomber sur aucun objet? Quoique malheureux, dis-tu, je veux exister, mais ce vouloir n'est pas légitime. Qu'est-ce donc que tu devrais vouloir? Plutôt lé néant, réponds-tu. Si c'est là ton devoir, le néant est donc meilleur. Mais comment- appeler meilleur ce qui n'est pas? Non, tu ne dois pas vouloir le néant, et le sentiment qui te porte à n'en vouloir pas vaut mieux que la réflexion qui te porte à en regarder le désir comme obligatoire. Si d'ailleurs le désir est bon, on doit devenir meilleur en en possédant l'objet. Mais comment- être meilleur si l'on n'existe plus ? Il n'est donc pas bon de désirer le néant.

Qu'on ne s'inquiète pas du jugement porté par ceux qui se sont donné la mort, sous le poids de l'infortune. De deux choses l'une: ou ils cherchaient à être mieux et leur opinion, quelle qu'elle soit, n'offre rien de contraire à notre raisonnement; ou ils croyaient arriver véritablement au néant: comment alors se préoccuper d'un choix trompeur qui ne tombe sur rien? Comment me mettre à la suite d'un homme qui fait un choix et qui me répond, quand je lui en demande l'objet, qu'il iîe choisit rien? N'est-ce pas ne rien choisir que de choisir le néant? Refusât-on d'en faire l'aveu, la vérité ne crie-t-elle pas assez haut?

23. Mais je veux exprimer ici toute ma pensée, autant du moins que j'en serai capable. La voici donc: parmi ceux qui se tuent ou veulent finir d'une manière quelconque, il n'en est aucun qui me paraisse avoir le sens intime qu'après la mort il n'existera plus, quoiqu'il en ait l'idée jusqu'à un certain point. L'idée vient en effet de l'erreur ou de l'exactitude, soit dans le raisonnement soit dans la foi; le sentiment aù contraire est inspiré par l’habitude ou par la nature. Or il est possible que l'idée dise autre chose que le sentiment: c'est ce qu'il est facile de remarquer en observant que maintes fois le devoir nous parle autrement que le plaisir.

Parfois, en effet, lorsque l'idée vient d'une erreur déraisonnement ou d'autorité et qua le sentiment vient de la nature, le sentiment est plus vrai que l'idée. Tel est le cas d'un malade qui aime l'eau froide et qui y trouverait un soulagement réel, malgré la persuasion où il est qu'il ne pourrait en boire sans danger. D'autres fois cependant l'idée est plus vraie que le sentiment; ce qui arrive, par exemple, lorsque le malade croit, sur la parole éclairée du médecin, que l'eau froide lui fera du mal et que néanmoins il prend plaisir à en boire. Tantôt encore l'idée et le sentiment sont également dans la vérité ou également dans l'erreur: dans la vérité, lorsqu'on croit utile ce qui l'est réellement et que de plus on l'aime; dans l'erreur, quand on croit avantageux ce qui est nuisible et que nonobstant on y prend plaisir.

Or l'idée, quand elle est juste, corrige l'habitude mauvaise, et quand elle est fausse elle déprave la bonne nature : tant il y a de force dans l'autorité et l'empire de la raison ! Par conséquent lorsqu'avec la pensée qu'il n'y a plus rien au delà du tombeau, un homme est poussé par d'insupportables chagrins à appeler là mort de toute son âme, lorsqu'il prend la résolution de -se la donner et qu'il se la donne en effet, je vois dans son idée la pensée trompeuse qu'il périra tout entier et dans son sentiment le désir naturel du repos. Mais ce qui est en repos n'est pas sans exister, il existe même plus que ce qui est dans le trouble. Le trouble en effet secoue dans l'âme des dispositions qui se détruisent l'une l'autre; tandis que le repos assure cette noble constance où l'œil distingue principalement ce qui mérite le nom d'être. Ainsi tous ces désirs de la mort ont moins pour objet l'anéantissement que le repos; et si l'idée porte à croire contre toute vérité que l'on ne sera plus, la nature soupire après la paix, c'est-à-dire après un être plus complet. De même donc qu'il est impossible de n'aimer pas l'existence, ainsi est-il impossible que l'on ne soit pas reconnaissant, pour ce que l'on est, à la bonté du Créateur.

CHAPITRE IX. L'ÉTAT MISÉRABLE DES PÉCHEURS CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

24. On dira encore : mais il n'était ni difficile ni pénible à la toute-puissance divine de disposer tellement ce qu'elle a fait qu'aucune de ses créatures ne tombât dans la misère. Dieu l'a pu, puisqu'il est tout-puissant; il a dû le vouloir puisqu'il est bon.

Je répondrai : depuis la créature la plus élevée jusqu'à la plus basse, il y a une [372] hiérarchie si belle, qu'il y aurait également une sorte de jalousie à dire : celle-ci devrait n'exister pas; celle-là devrait être autrement. Voudrais-tu qu'elle fût égale à la créature la plus élevée? Mais observe que celle-ci existe, et qu'étant parfaite, il ne faut y rien ajouter 1 Dire donc : cette autre devrait être comme elle, c'est vouloir ajouter à cette première qui est parfaite, conséquemment manquer de réserve et de justice; ou bien vouloir détruire la seconde, ce qui serait méchanceté et noire envie. Dire au contraire : cette créature inférieure ne devrait pas exister, c'est être aussi méchant et aussi envieux, puisque c'est ne vouloir pas l'existence d'un être quand on est forcé de louer encore ceux qui sont moins parfaits. Ne serait-ce pas comme si l'on disait : point de lune, quand on reconnaît, quand on ne peut nier sans faire preuve de folie ou d'esprit de chicane, qu'une lampe même est belle dans son genre, quoiqu'elle soit bien au-dessous de l'astre des nuits; que cette lampe est utile au milieu des ténèbres, qu'elle aide aux travaux de la nuit, et que pour ces motifs on doit l'apprécier dans une mesure convenable ? Comment donc oser dire que la lune ne devrait pas exister, quand on se croirait ridicule, si l'on blâmait l'existence d'une simple lampe?

Et si l'on dit, non pas que la lune n'aurait pas dû être créée, mais qu'elle aurait dû être comme le soleil, ne voit-on pas que c'est demander l'existence de deux soleils? Mais c'est un double égarement, c'est vouloir ajouter en même temps et retrancher à la perfection de l'univers, y ajouter un autre soleil, en retrancher le flambeau de la nuit.

25. Je ne me plains pas pour la lune, dira-t-on peut-être, parce que tout moindre que soit son éclat, elle n'en est pas malheureuse; je ne me plains pas même de l'obscurcissement des âmes, mais de leur misère.

Réfléchis donc que si la pâleur de la lune est sans souffrance, l'éclat du soleil est aussi sans bonheur. Tout célestes qu'ils sont, ces deux astres sont des corps, considérés au moins comme foyers d'où rayonne cette lumière qui frappe nos regards. Or, aucun corps en tant que corps n'est heureux ni malheureux; ce sont les esprits qui les animent qui peuvent souffrir ou jouir. Voici néanmoins ce que rappelle la comparaison empruntée à ces astres : quand on considère les différences des corps et l'inégalité de leur rayonnement, il y aurait injustice à demander que les moins éclatants fussent supprimés ou égalés aux plus brillants. Comme on doit tout rapporter à la beauté de l'univers, l'oeil ne voit-il pas d'autant mieux chaque chose que lés nuances sont plus variées, et pourrait-on concevoir la perfection dans l'ensemble si ce qui est moins grand ne relevait la présence de ce qui est plus grand? Ainsi dois-tu juger des différences des âmes, et tu comprendras que la misère que tu déplores a pour effet de montrer combien s'harmonise avec la beauté de l'univers l'existence de ces âmes qui ont dû devenir malheureuses pour avoir voulu pécher. Loin d'avoir dû ne les pas créer, Dieu mérite nos hommages pour avoir fait des créatures qui leur sont bien inférieures.

26. Mais on semble comprendre encore trop peu ce que je viens de dire et l'on réplique puisque notre misère donne le dernier trait à la perfection de l'univers, donc il lui manquerait quelque chose si nous étions toujours heureux; donc encore, si l'âme ne tombe dans la misère qu'en péchant, nos péchés mêmes sont nécessaires à l'oeuvre de Dieu. Comment alors, punit-il ces péchés sans lesquels sa créature n'eût été ni accomplie ni parfaite?

Je réponds: ni les péchés ni les souffrances ne sont nécessaires à la beauté du monde, mais, à proprement parler, les âmes elles-mêmes qui pèchent si elles veulent et qui deviennent malheureuses après avoir péché. Si elles étaient malheureuses après avoir été délivrées de leurs péchés ou avant de les commettre, on pourrait dire qu'il y a désordre dans l'ensemble et la direction du monde; il y aurait aussi injustice et par conséquent désordre si les péchés commis restaient sans châtiment. Mais le bonheur accordé aux innocents et le malheur réservé aux coupables, n'est-ce pas ce qui convient à l'ordre universel? Et s'il y a des âmes à qui sont départies où les souffrances quand elles pèchent ou là béatitude quand elles font bien, n'est-ce pas pour que l'univers soit rempli et embelli par toutes sortes de natures? Car ni le péché ni le châtiment du péché ne sont des natures; ce sont des accidents dont le premier est volontaire et le second forcé. Le péché est un accident honteux; il faut lui appliquer la peine pour le faire rentrer dans l'ordre, pour le jeter où il convient qu'il soit, pour le faire servir de [373] quelque manière à la beauté de l'univers; il faut enfin que la peine du péché en répare la honte.

27. De là vient qu'un être supérieur qui prévarique doit être puni par le moyen des êtres inférieurs : ceux-ci, en effet, sont si infimes, qu'ils peuvent être relevés même par les âmes d'ignominie et contribuer à l'harmonie générale. Qu'y a-t-il dans une maison d'aussi grand qu'un homme, d'aussi abject et d'aussi vil que l'égoût? Lors néanmoins qu'un esclave est surpris commettant une faute pour laquelle il mérite d'être condamné à le nettoyer, n'y a-t-il pas, dans cette condamnation humiliante, une certaine convenance? et en rapprochant de l'acte ignominieux imposé à cet esclave l'indignité de sa faute, ne voit-on pas une sorte de beauté qui s'harmonise parfaitement avec l'ordre parfait qui règne dans toute la maison? Si néanmoins l'esclave n'eût pas voulu faillir à son devoir, l'administration domestique n'eût pas manqué d'autres moyens de faire exécuter ce qu'il fait.

Qu'y a-t-il aussi dans la nature de plus infime que notre corps de boise? A ce corps de boue néanmoins convient si bien notre âme, même quand elle pèche, qu'elle lui communique, outre le mouvement et la vie une beauté parfaitement en rapport avec sa nature. Cette âme, à cause du péché, ne doit pas habiter au ciel, elle doit habiter en terre à cause du châtiment qu'elle mérite. Ainsi , quelque choix quelle fasse, l'univers restera beau dans chacune de ses parties; on verra que le Créateur le gouverne toujours. Si les âmes vertueuses habitent parmi les êtres infimes, elles n'y jettent point d'éclat par leurs souffrances, puisqu'elles n'y sont pas condamnées, elles y en jettent par le bon usage qu'elles en font. Mais il ne serait pas beau de permettre aux âmes coupables de demeurer au séjour de la gloire; elles ne conviennent pas dans ces régions célestes où elles ne peuvent ni faire le bien, ni répandre aucun éclat.

28. Aussi, quoique ce bas monde soit réservé aux choses corruptibles, il reflète autant qu'il en est capable l'image du monde supérieur, il ne cesse de nous offrir des enseignements et des exemples. Je suppose que nous voyions un homme de bien et de grand caractère laisser dévorer son corps par les flammes pour obéir au devoir et à l'honneur; nous ne dirions point que c'est un châtiment, mais un témoignage de force et de patience; malgré l'horreur de ses plaies nous l'aimerions plus que s'il n'avait rien à endurer de semblable, car nous considérerions avec admiration comment le changement produit dans son corps ne fait paraître aucun changement dans son âme. Mais si c'est un brigand cruel que nous voyons en proie à un pareil supplice, nous applaudissons à la justice des lois, en sorte que dans les tourments de ces deux hommes, il y a quelque chose de beau; dans les uns, la beauté de la vertu et dans les autres la beauté du châtiment.

Je suppose encore qu'après ou avant d'avoir passé par le feu, cet homme de bien nous apparaisse transformé comme il faut l'être pour habiter au ciel et que sous nos yeux il s'élève vers les astres, ne serions-nous pas dans la joie ? Qui d'entre nous au contraire ne serait blessé si nous voyions le scélérat monter au ciel soit après soit avant son supplice, et tout en conservant la même perversité de volonté ? Au lieu donc que tous deux peuvent jeter quelqu'éclat dans ce bas monde, à un seul d'entre eux il convient d'habiter le monde supérieur.

Remarquons en cet endroit que si cette chair condamnée à mort convenait au premier homme en punition de sa faute, elle convenait aussi à Notre-Seigneur pour nous en délivrer dans sa miséricorde. Néanmoins si le juste en demeurant fidèle à la justice a pu être revêtu d'un corps mortel, il ne s'ensuit pas que le pécheur en restant pécheur puisse parvenir à l'immortalité des saints, en d'autres termes à l'immortalité de la gloire et des anges, non de ces anges dont l'Apôtre a dit. « Ignorez-vous que nous devons juger les anges (1)?» mais de ceux dont le Seigneur parle dans ce passage : « Ils seront égaux aux anges de Dieu (2). » Ceux en effet qui par vanité désirent cette égalité avec les anges, veulent plutôt que les anges leur deviennent semblables que de devenir eux-mêmes semblables aux anges. Aussi en demeurant dans de telles dispositions ils partageront les supplices de ces anges prévaricateurs qui aiment mieux être leurs propres maîtres que de relever de Dieu tout-puissant; car ils seront placés à la gauche, pour n'avoir pas cherché Dieu en passant par l'humilité que Notre-Seigneur Jésus-Christ a montrée en sa personne, pour avoir vécu sans compassion et avec orgueil, puis il leur sera dit: « Allez au feu éternel qui a été préparé, au diable et à ses anges (1). »

CHAPITRE X.DE QUEL LE DÉMON RÉGNAIT-IL SUR L'HOMME? — DE QUEL DROIT DIEU NOUS A-T-IL DÉLIVRÉS ?

29. En effet le péché a deux principes: la pensée propre et la persuasion- étrangère. C’est à cela sans doute que fait allusion le prophète quand il dit : «Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes secrètes et préservez votre serviteur des fautes étrangères (2). » Ces deux sortes de péchés sont volontaires ; car s'il y a nécessairement volonté dans les fautes produites par la propre pensée, on ne peut non plus consentir sans la volonté aux mauvais conseils d'autrui. Toutefois, lorsque non content de pécher par soi-même sans y être excité par personne, on porte les autres au péché par envie et par fourberie, on est plus coupable que de s'y laisser aller à la persuasion d'autrui. Aussi le Seigneur, a observé la justice en punissant le péché du démon et le péché de l'homme.

Celui-ci effectivement a été pesé aussi dans la balance de l'équité souveraine et après s'être laissé prendre aux conseils pervers du démon, l'homme a été justement livré à sa puissance; il eût été injuste que le démon ne fût pas le maître de l'homme pris par lui. D'ailleurs il est absolument impossible que cette justice sans tache du Dieu suprême et véritable qui s'étend partout, n'ait pas soin de mettre l'ordre jusques dans les ruines produites par le péché.

Cependant, parce que l'homme était moins coupable que le démon, il retrouva un moyen de salut dans son asservissement jusqu'à la mort,au prince de ce monde,ou plutôt au prince de la partie mortelle et infime de ce monde, je veux dire au prince de tous les pécheurs et au chef de la mort. Car avec cette crainte de la mort, avec la peur d'avoir à souffrir, de périr même sous la dent des animaux les plus vils, les plus abjects, les plus petits, et avec l'incertitude de l'avenir, l'homme s'habitua à réprimer les joies coupables, surtout à briser cet orgueil dont les inspirations l'avaient fait tomber et dont la présomption seule repousse le remède offert par la miséricorde. A qui en effet la miséricorde est-elle plus nécessaire qu'au misérable, et qui en est plus indigne que lui, s'il est orgueilleux ?

30. C'est pourquoi ce même Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites et en qui tous les anges jouissent du bonheur suprême, étendit sa clémence jusques sur notre misère: « Et le Verbe se fit chair et il habita parmi nous (1).» Puisque le pain des anges daignait ainsi s'égaler aux hommes, l'homme pouvait donc avant d'être égalé aux anges manger le pain des anges. Mais en descendant jusqu'à nous le Verbe divin ne les délaissait point. Tout entier avec eux et tout entier avec nous, il les nourrissait intérieurement de sa divinité et nous instruisait extérieurement par son humanité, afin de nous disposer par la foi à pouvoir vivre comme eux de la claire vue.

En effet, ce Verbe éternel est l’incomparable aliment de toute créature raisonnable; or, l'âme humaine est raisonnable : mais enchaînée dans les liens de la mort en punition du péché, elle était réduite à faire de grands efforts pour s'élever en présence des choses visibles à (intelligence des choses invisibles. C'est- pourquoi l'aliment divin de l'âme raisonnable s'est rendu visible, non en changeant sa propre nature, mais en se revêtant de la nôtre; il voulait qu'attachés aux choses visibles, nous revinssions à notre invisible aliment; et l'âme qui par orgueil l'avait abandonné à l'intérieur, le vit humble dans le monde: elle devait; en prenant pour modèle l'humilité qu'elle voyait, se rapprocher de la grandeur qu'elle ne voyait pas.

31. Ce Verbe de Dieu, ce Fils unique de Dieu, après s'être revêtu de notre humanité, soumit même à l'homme ce diable que toujours il a tenu comme il le tiendra. toujours sous sa loi, et sans lui arracher rien parla violence, il a triomphé de lui par la justice. En séduisant la femme et en abattant l'homme par le moyen de la femme, le démon prétendait soumettre à l'empire de la mort toute la postérité d'Adam comme ayant péché avec lui : animé de l'inique désir de nuire, il se fondait néanmoins sur un droit de parfaite équité. Mais la justice voulait qu'il ne jouît de son pouvoir que jusqu'au moment où il mettrait à mort le Juste lui-même, le Juste en qui il ne pouvait rien montrer qui fût digne de mort; car non-seulement il a été condamné sans être coupable, mais encore il est né sans le concours [375] de cette passion d'ignominie à laquelle le démon avait assujéti tous ses captifs, afin de pouvoir réclamer tout ce qui en naîtrait, comme les fruits de l'arbre planté par lui son désir était désordonné, son droit pourtant était légitime.

Il est donc souverainement juste aussi qu'il soit forcé d'échapper ceux qui croient en Celui qu'il a mis à mort avec tant d'iniquité; et s'ils meurent dans le temps c'est pour payer ce qu'ils doivent; s'ils vivent toujours , c'est en Celui qui a payé pour eux ce qu'il ne devait pas. Quant aux hommes à qui le démon aurait persuadé de demeurer dans l'infidélité, ils partageront justement avec lui l'éternelle damnation. Admirable rapprochement ! L'homme ne devait point être enlevé à la tyrannie du diable par la violence, parce que le diable lui-même n'avait point vaincu l'homme parla force mais par la persuasion; et après avoir été avec justice humilié profondément sous le joug du diable qu'il avait cru pour le mal, l'homme devait avec la même justice être délivré par le Rédempteur qu'il avait cru pour le bien; d'ailleurs il s'était rendu moins coupable en croyant le mal que le démon en l'inspirant.

CHAPITRE XI.QU'ELLE DOIVE PERSÉVÉRER DANS LA JUSTICE OU PÉCHER, TOUTE CRÉATURE CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

32. Dieu donc a fait toutes les natures, celles qui devaient demeurer dans la vertu et la justice, et celles qui devaient pécher; il a fait celles-ci, non pour qu'elles péchassent, mais pour que, consentant à pécher ou repoussant le péché, elles servissent à la beauté de l'univers. S'il n'y avait pas, pour être la clef de voûte de l'ordre universel, des âmes qui auraient tout ébranlé et troublé tout en consentant à l'iniquité, quelle privation pour le monde 1 il y manquerait ce dont l'absence mettrait en péril la paix et l'harmonie générales.

Telles sont les grandes et saintes âmes, les hautes puissances des cieux et d'au-dessus des cieux, dont Dieu seul est le roi et dont tout l'univers est l'empire, cet univers qui ne pourrait exister sans l'action juste et efficace de ces puissances. Si, d'un autre côté, n'existaient pas ces autres âmes . dont le péché ni la justice ne peuvent rien sur l'ordre général, ce serait encore une grande privation. Car ces âmes aussi sont raisonnables : inégales aux premières sous le rapport des fonctions, elles ont une nature semblable; et sous elles combien encore de créatures différentes et admirables que Dieu a produites !

33. Elle a donc des fonctions plus relevées, cette nature dont l'absence ou le péché jetterait du trouble dans l'ordre général. Elle exerce des fonctions moindres, celle dont l'absence seule et non le péché ôterait quelque chose à l'univers. A l'une a été donné le pouvoir de tout maintenir par une action particulière dont ne saurait se passer l'ordre universel; si sa volonté persévère dans le bien, ce n'est point parce qu'on lui a confié ces hautes fonctions, mais elles lui ont été confiées parce que le distributeur suprême a prévu sa persévérance.

Ne croyons pas toutefois qu'elle maintienne tout par sa propre autorité; c'est au contraire en s'attachant à la majesté et en obéissant avec ardeur aux ordres de Celui de qui, par qui, et en qui toutes choses ont reçu l'existence. A l'autre aussi quand elle ne pèche pas a été confié également le puissant emploi de tout maintenir; mais elle ne le peut seule, elle doit s'unir à la première, et cela, parce qu'il a été prévu qu'elle pécherait. Les êtres spirituels peuvent en effet s'unir sans se rien ajouter, et se séparer sans rien diminuer. Ainsi l'union de la créature inférieure ne devait point accroître la facilité d'action de la créature supérieure, comme elle ne devait point la diminuer si elle venait à pécher en quittant son emploi. Car lors même que les créatures spirituelles auraient des corps, ce n'est ni dans les lieux ni parles corps qu'elles peuvent s'unir ou se désunir, c'est par la ressemblance ou la diversité des dispositions.

34. L'âme attachée depuis le péché à un corps faible et mortel, le gouverne non pas, entièrement selon sa volonté, mais comme le permettent les lois générales. Il ne s'ensuit pas toutefois que cette âme soit inférieure aux corps célestes auxquels sont soumis nos corps de boue. Les haillons d'un esclave condamné sont loin de valoir le costume de l'esclave dont son maître est content et qu'il se plaît à honorer ; mais cet esclave même , en tant qu'homme, ne vaut-il pas mieux que les plus riches vêtements ?

La créature supérieure demeure donc unie à Dieu ; et dans un corps céleste, avec la puissance donnée aux anges, elle sait embellir et gouverner les corps de terre [376] comme le commande Celui dont elle comprend la volonté d'une manière ineffable. L'âme inférieure, au contraire, demeure chargée d'organes mortels, elle a peine à conduire du dedans ce fardeau qui l'accable, et cependant elle l'embellit autant qu'elle le peut. Quant aux autres corps qui l'environnent, tout en déployant ses forces, elle peut agir sur eux beaucoup plus faiblement encore.

CHAPITRE XII.QUAND MÊME TOUS LES ANGES AURAIENT PÉCHÉ, ILS N'AURAIENT APPORTÉ AUCUN TROUBLE DANS LE GOUVERNEMENT DU MONDE.

35. De là nous concluons quand même l'homme n'aurait pas péché, les dernières créatures, les créatures corporelles n'auraient pas manqué de l'embellissement qui leur convient. En effet, qui peut mener le tout peut aussi mener la partie, mais qui peut moins ne peut pas toujours davantage. Voici un excellent médecin pour guérir les maladies de peau; mais de ce qu'il guérisse celles-ci s'ensuit-il qu'il soit également capable de guérir toutes les autres?

Sans doute, si une raison certaine, manifeste, me fait voir avec évidence que Dieu a dû créer des natures qui n'ont jamais péché, qui ne pécheront jamais, je vois aussi à la lumière de la raison que ces mêmes natures s'abstiennent du péché librement, spontanément et sans être violentées. Mais quand même elles pécheraient, et elles n'ont pas péché, ainsi que Dieu l'a prévu; quand même cependant elles pécheraient, l'ineffable puissance de la majesté divine suffirait pour gouverner le monde, et en rendant à chacun ce qui lui convient et ce qui lui est dû, il ne laisserait dans tout son empire rien de désordonné, rien de déplacé.

Ou bien en effet, dans cette hypothèse de la défection coupable de tous les anges, il dirigerait tout avec magnificence et avec gloire par la seule volonté de sa majesté suprême, sans établir pour cela de nouvelles puissances; et s'il s'abstenait d'en créer, ce ne serait point comme par un principe de jalousie. N'a-t-il pas en effet créé les êtres corporels, si bas placés au-dessous des esprits même infidèles? Ne les a-t-il pas créés avec un tel déploiement de bonté que nul ne peut fixer le regard de l’intelligence sur le ciel et la terre, sur tous ces corps qui ont dans leur genre tant d'ordre, de proportion et de beauté, sans reconnaître que Dieu seul en est l'auteur et qu'on doit le louer avec transport?

Ou bien encore, si la plus grande beauté de l'univers demandait que la puissance angélique régnât en quelque sorte au-dessus de toutes les oeuvres divines, par l'excellence de sa nature et la. rectitude de sa volonté, cette même défection des anges n'aurait causé à leur Créateur aucun embarras dans l'administration de son empire. Est-ce que sa bonté se serait lassée, est-ce que sa toute-puissance se serait fatiguée de créer de nouveaux anges pour les placer sur les trônes abandonnés par les anges prévaricateurs? Et si grand qu'eût été le nombre de ces esprits infidèles, eût-il gêné l'ordre? L'ordre par sa nature même ne se prête-t-il pas convenablement à la condamnation de tous ceux qui méritent d'être condamnés?

Ainsi de quelque côté que se portent nos considérations, toujours nous recors naissons que Dieu mérite d'ineffables louanges pour avoir tout créé avec tant de bonté et pour gouverner tout avec tant de justice.

36. Mais abandonnons à ceux que la grâce divine en rend capables la contemplation de la beauté des choses, n'essayons point par des paroles d'amener ceux qui en . sont incapables à comprendre ce qui ne peut s'exprimer. Toutefois, en considération de ceux qui aiment à parler, des faibles ou des sophistes, résumons cette question aussi brièvement que possible.

CHAPITRE XIII.LA CORRUPTION MÊME DE LA CRÉATURE ET LE BLAME JETÉ SUR SES VICES EN FONT ÉCLATER LA BONTÉ.

Toute nature est bonne quand elle peut le devenir moins et c'est en se corrompant qu'elle perd de sa bonté. Car la corruption l'atteint ou ne l'atteint pas: si elle ne l'atteint pas, cette nature ne se corrompt point; elle se corrompt au contraire si la corruption l'atteint. Or si elle l'atteint c'est en lui ôtant de sa bonté, c'est en la rendant moins bonne.

En effet si la corruption ne laissait plus rien de bon en elle, ce qui pourrait y rester ne pourrait plus se corrompre , puisqu'il n'y aurait plus aucun bien qui pût donner prise à la corruption; et conséquemment cette nature ne [377] se corromprait pas. Dira-t-on que ce qui ne se corrompt pas étant incorruptible, on verra ainsi une nature devenue incorruptible par sa corruption même? Ce serait la plus grande absurdité.

Il est donc indubitablement vrai que toute nature est bonne, en tant que nature. Car si elle est incorruptible, elle vaut mieux que si elle pouvait se corrompre, et si elle est corruptible, c'est un témoignage certain qu'elle est bonne, puisqu'elle ne se corrompt qu'en perdant de sa bonté. Et comme toute nature est nécessairement corruptible ou incorruptible, il s'ensuit que toute nature est bonne. J'appelle ici nature ce qu'ordinairement on nomme substance. Par conséquent toute substance comprend Dieu lui-même et tout ce qui vient de Dieu, parce qu'il n'y a de bon que Dieu et ce qu'il a fait.

37. Ces principes une fois établis et prouvés, sois aussi attentif que si nous commencions à argumenter. On doit assurément louer toute nature raisonnable créée avec le libre arbitre, si elle demeure attachée à jouir du bien souverain et immuable, ou si elle fait effort pour y parvenir :,on doit au contraire blâmer celle qui n'y est pas attachée en la considérant comme n'y étant pas attachée, et celle qui ne poursuit pas ce but en la considérant comme ne le poursuivant pas. Si donc on loue une créature raisonnable, qui doute qu'on ne doive louer aussi son Auteur? Et si on la blâme, qui ne voit que dans ce blâme même il y a une louange pour Celui qui l'a faite?

Pourquoi effectivement la blâmons-nous ? Parce qu'elle ne veut point jouir de son bien suprême et immuable, c'est-à-dire de son Créateur. N'est-ce donc pas louer celui-ci? Et combien il est bon, combien toutes les langues et toutes les pensées devraient louer et bénir, même dans le silence, ce Dieu qui a tout créé et qu'on ne peut se dispenser de louer, soit en nous louant, soit en nous blâmant? Comment en effet nous reprocher de rie lui être pas unis, sinon parce que dans cette union même consiste notre grand, notre souverain et notre premier bien? Or cette union aurait-elle ces caractères si Dieu n'était le bien ineffable? Comment alors la censure de nos péchés rejaillirait-elle sur lui, puisqu'on ne peut les condamner sans le louer?

38. Et si nous considérions que dans tout ce qu'on blâme on ne blâme que le vice, et qu'on ne peut blâmer le vice sans louer la nature? En effet, ou bien ce que tu condamnes est conforme à la nature; ta censure alors n'est pas méritée, et c'est toi qu'il faut corriger plutôt que ce que tu as tort de blâmer; ou bien si c'est un vice et qu'on ait raison de le condamner, il est nécessairement contraire à la nature. Car tout vice lui est opposé par là même qu'il est vice. En effet s'il n'endommage pas la nature, il n'est pas vice, et s'il est vice parce qu'il l'endommage, évidemment il est vice parce qu'il lui est contraire.

Supposons maintenant qu'une nature soit corrompue, non par son vice propre mais par le vice d'une autre; on aurait tort de jeter le blâme sur la première, il faut plutôt examiner si ce n'est point par son vice propre que s'est corrompue la nature corruptrice. Or être vicié, est-ce autre chose que d'être corrompu par le vice ? Une nature est sans vice quand elle n'est point viciée, mais n'en a-t-elle pas sûrement lorsque par le vice elle corrompt une autre nature ? Ainsi donc la première, celle qui corrompt l'autre, est vicieuse, corrompue par son vice propre.

Concluons de là que tout vice est contraire à la nature, à la nature même de l'objet qu'il altère ; et puisqu'en rien on ne blâme que le vice , puisque tout vice est essentiellement ennemi de la nature qu'il attaque, on ne saurait condamner aucun vice sans louer la nature qu'il endommage. Rien en effet ne peut te déplaire dans le vice, que l'action de vicier ce qui te plaît dans la nature.

CHAPITRE XIV.TOUTE CORRUPTION N'EST PAS CONDAMNABLE.

 

39. Examinons encore une chose, savoir si l'on peut dire avec vérité qu'une nature se corrompe par le vice d'une autre sans être viciée elle-même.

Si la nature viciée qui cherche à en corrompre une autre ne trouve dans celle-ci rien de corruptible, elle ne la corrompt pas à coup sûr ; et si elle y trouve quelque chose de corruptible, la corruption ne s'opère point sans le concours de cette dernière. En effet si une nature plus puissante résiste à une nature plus faible, la corruption n'a pas lieu; et si elle n'y résiste pas, c'est qu'elle commence à être gâtée par son propre vice avant de l'être par le vice étranger. [378] Est-ce une nature égale qui résiste aux assauts d'une égale nature ? La corruption est encore impossible; car dès qu'une nature viciée cherche à corrompre une nature qui ne l'est pas, elle n'est plus de force égale, son vice la rend plus faible. Est-ce enfin une nature plus puissante qui corrompt une nature qui l'est moins? Le fait doit être attribué à toutes deux, s'il y a eu passion de part et d'autre; ou à la plus puissante, lorsque malgré sa corruption elle l'emporte encore sur la plus faible qu'elle parvient à vicier. Eh 1 qui aurait droit de condamner les fruits de la terre, lorsque les hommes en mésusent et que corrompus eux-mêmes par leur propre faute ils les corrompent en en abusant pour enflammer leurs passions? Ne faudrait-il pas néanmoins avoir perdu la raison pour douter que l'homme, même vicieux, est d'une nature plus excellente et plus forte que les fruits de la terre lors même qu'ils ne sont point gâtés ?

40. Il peut arriver encore qu'une nature plus forte corrompe une moindre nature, sans qu'il y ait vice d'aucun côté; nous entendons toujours par vice ce qui est digne de blâme. Qui oserait effectivement jeter le blâme soit sur l'homme frugal qui ne cherche dans les aliments que l'indispensable soutien de la nature, soit sur les fruits qui se corrompent quand il les mange?

Ici même on n'emploie pas ordinairement le mot de corruption; il sert surtout à désigner. le vice. Car, il est facile de le remarquer dans ce qui arrive continuellement . ce n'est pas toujours pour satisfaire à ses propres besoins qu'une nature plus élevée corrompt une nature inférieure. C'est tantôt pour faire justice, pour venger des crimes; et pour ce motif l'Apôtre a dit : « Si quelqu'un corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrompra (1); » c'est tantôt en vertu même de l'ordre établi parmi les choses muables qui doivent fléchir l'une devant l'autre, selon les degrés de force accordés à chacune par les sages lois qui régissent l'univers. Si par la force même de sa lumière, le soleil corrompt des yeux trop faibles pour en soutenir l'éclat, s'imaginera-t-on qu'il l'a fait pour ajouter à son insuffisance ou parce qu'il y a en lui quelque défaut? Ou bien encore jettera-t-on le blâme sur les yeux pour avoir obéi à leur maître en s'ouvrant en face de la lumière, ou enfin sur là lumière pour les avoir brûlés?

Ainsi, de toutes les corruptions, il n'y a pour mériter proprement le nom de corruption que celle qui est vicieuse; pour les autres, il ne faut pas les appeler ainsi, ou bien n'étant pas vicieuses elles ne sauraient mériter de blâme. Le blâme en. effet ne convient, n'est réservé qu'au vice, et l'on croit que le mot latin correspondant, vituperatio, vient de vitio parata, préparé au vice.

41. Mais j'avais commencé à le dire: le vice est un mal, uniquement parce qu'il est contraire à la nature qu'il attaque. N'est-ce pas une preuve manifeste que la nature dont on blâme le vice est digne d'éloge, et que cette censure des vices est la gloire des natures qu'ils dégradent? Car les vices étant contraires à la nature, ne sont-ils pas d'autant plus vices qu'ils lui ôtent davantage? et les blâmer n'est-ce pas exalter l'objet que l'on voudrait voir intact dans sa nature? Quand, en effet, une nature est parfaite, elle est, dans son genre, digne d'éloge, non de blâme; et si l'on. appelle vice ce qui manque à sa perfection, si on blâme l'imperfection de cette nature parce qu on voudrait la voir parfaite, n'est-ce pas un témoignage suffisant qu'on la trouve belle, considérée en elle-même?

CHAPITRE XV. DÉFAUTS COUPABLES ET DÉFAUTS NON COUPABLES.

42. Si donc la condamnation des. vices est en quelque sorte la glorification des natures mêmes qu'ils affectent, combien plus doivent-ils exciter à louer Dieu, le Créateur de toutes les natures ! N'est-ce pas de lui qu'elles tiennent l'existence? Leurs défauts ne sont-ils pas en proportion de leur éloignement de. l'art divin sur lequel elles sont faites? Peut-on les blâmer sans voir cet art, puisqu'on ne blâme en elles que ce qui s'en écarte? Et si cet art, d'après lequel tout a été fait, c'est-à-dire la souveraine et immuable sagesse de Dieu, a une existence véritable et suprême, comme on n'en peut douter, considère la direction que prend tout ce qui s'en éloigne.

Ce défaut néanmoins ne serait pas condamnable, s'il n'était volontaire. Car, je te le demande, blâme-t-on ce qui est comme il doit être? Je ne crois pas; le blâme, au contraire, est réservé à ce qui n'est point comme il doit. Or personne ne doit ce qu'il n'a pas reçu, [379] et quand on doit, à qui doit-on sinon à celui de qui on a reçu avec obligation de rendre? A qui renvoie-t-on, si ce n'est à qui avait envoyé? et quand on restitue à des héritiers légitimes, n'est-ce pas en quelque sorte aux créanciers mêmes dont ils sont de droit les successeurs? Autrement ce serait une cession, un don ou toute autre chose semblable.

De là il suit qu'on ne peut dire, sans la plus grande absurdité, que les choses temporelles ne devraient pas finir. Telle est, en effet, la place qu'elles occupent dans l'ordre universel, que si elles ne disparaissent, l'avenir ne saurait succéder au passé, ni la beauté des siècles se développer comme elle le doit. Et ne font-elles pas ce qu'elles doivent? ne rendent-elles pas ce qu'elles ont reçu à Celui qui leur a donné d'être ce qu'elles sont? Quiconque en effet, se plaint de leur défaillance peut étudier simplement- le langage qui exprime sa plainte; si juste et si prudent qu'il lui paraisse, qu'il l'examine sous le rapport des sons qu'il produit; et s'il s'attache de préférence à une syllabe, s'il ne veut point la laisser passer pour faire place aux autres dont la suite et la succession doivent former la trame du discours, de quelle étrange démence ne méritera-t-il pas d'être accusé ?

43. Par conséquent, lorsqu'il s'agit des choses qui viennent à défaillir parce qu'il ne, leur a pas été donné d'exister plus longtemps, et cela afin que tout vienne à son époque, on aurait tort de les blâmer.

Nul en effet, ne peut dire qu'elles auraient dû rester, puisqu'elles ne pouvaient dépasser le moment fixé. Mais quand il s'agit des créatures raisonnables lesquelles, fidèles ou infidèles; sont comme le magnifique couronnement de la beauté de l'univers, que dire? Qu'il n'y a en elle aucun péché? Quelle absurdité, puisqu'il y a au moins péché dans celui qui condamne comme péché ce qui ne l'est pas ! Que leurs péchés. ne méritent pas le blâme? Ce serait également absurde. Dès lors, en effet, on ne louera plus les belles actions, et ce sera rompre le nerf de l'âme humaine, tout bouleverser dans la vie. Qu'on doit blâmer ce qui a été fait comme il devait l'être? Mais ce serait une exécrable démence, ou bien, pour user de termes plus doux, l'erreur la plus malheureuse. Si donc, comme il est vrai, la raison même oblige de condamner tout ce qui est péché, et de le condamner précisément parce qu'il n'est pas ce qu'il doit être, cherche ce que doit la nature qui pèche et tu découvriras qu'elle doit bien faire; examine à qui elle doit, et tu trouveras que c'est à Dieu. Car si Dieu lui adonné de pouvoir faire le bien quand elle veut, il lui a donné aussi d'être malheureuse en ne le faisant pas et heureuse en le faisant.

44. Personne en effet ne triomphe des lois du Tout-Puissant, et l'âme ne peut s'exempter de payer ce qu'elle lui doit. Car elle paye en faisant un bon usage de ce qu'elle a reçu, ou en perdant ce qu'elle a refusé de bien employer. Si donc elle ne s'acquitte pas en accomplissant la justice, elle s'acquittera en souffrant la misère. Ces deux mots en effet réveillent l'idée de dette, et l'on pouvait exprimer la même pensée en disant : Si elle ne paye pas en faisant ce qu'elle doit, elle payera en le souffrant.

Mais qu'on ne soupçonne ici aucun intervalle de temps; qu'on ne voie pas le coupable omettant aujourd'hui de faire ce qu'il doit, et souffrant demain ce qu'il mérite. Le désordre ne saurait troubler un seul instant l’ordre universel , il faut que la vengeance suive la faute sans délai, et le jugement futur manifestera seulement, et rendra plus douloureuses les secrètes punitions qui s'exercent maintenant. De même en effet gué ne pas veiller c'est dormir ; ainsi quiconque ne fait pas ce qu'il doit, souffre immédiatement ce qu'il mérite; car telle est la béatitude comprise dans la justice qu'on ne peut la, quitter sans se plonger dans la misère.

Voici donc le résumé de ce qui vient d'être dit sur toute espèce de défaut. Quand les choses temporelles qui finissent n'ont pas reçu une plus longue existence, il n'y a pas faute; il n'y en a pas non plus, quand en existant sales n'ont pas reçu plus d'être quelles n'en ont : mais quand elles refusent d'être ce qu'elles pourraient être en le voulant; comme c'est un bien, elles sont coupables en les refusant.

CHAPITRE XVI.ON NE PEUT FAIRE RETOMBER NOS PÉCHÉS SUR DIEU.

45. Dieu ne doit rien à personne, puisqu'il donne tout gratuitement; et si quelqu'un assure qu'il est dû quelque chose à ses mérites, il est une chose certaine, c'est que l'existence [380] ne lui était pas due. Que peut-on devoir à qui n'est pas? Et néanmoins quel mérite y a-t-il à s'attacher pour être meilleur à Celui de qui on a reçu l'être ? Quelle avance lui fais-tu pour la réclamer comme une dette? N'est-il pas vrai que si tu refusais de t'attacher à lui, rien ne lui manquerait?

mais il te manquerait, à toi, Celui sans qui tu ne serais rien, Celui qui t'a fait une telle existence, que si tu ne t'attaches à lui pour lui rendre l'être qu'il t'a donné, à la vérité tu ne retomberas pas dans le néant, mais tu vivras dans le malheur. Toutes les choses lui doivent donc premièrement tout ce qu'elles sont, en tant que nature; ensuite tout ce qu'elles peuvent devenir de mieux en le voulant, quand le vouloir leur a été donné ; enfin tout ce qu'elles doivent être. De là il suit qu'on n'est point responsable de ce qu'on n'a pas reçu, et qu'au contraire on est justement coupable, lorsqu'on ne fait pas ce que l'on doit. Or on doit quand on a reçu une volonté libre et des moyens suffisants.

46. Maintenant, le Créateur est si peu coupable quand on ne fait pas ce que l'on doit, qu'il y a là matière à le bénir, parce qu'on souffre ce que l'on mérite; et l'on ne peut être blâmé de ne pas accomplir son devoir, que ne soit loué Celui pour qui on le doit accomplir.

Si en effet on te loue de voir ce que tu as à faire, quoique tu ne lé voies que dans Celui qui est (immuable vérité, combien plus doit-on le louer lui-même, puisqu'il t'a commandé de le vouloir, puisqu'il t'en a donné le pouvoir, sans te permettre de refuser impunément ce même vouloir? Effectivement, si chacun est redevable de ce qu'il a reçu, et si la nature donnée à l'homme le fait pécher inévitablement, l'homme doit pécher, et en péchant il accomplit son devoir. Mais cette pensée est un blasphème; il est donc vrai que la nature de personne ne le pousse au péché (1).

Il n'y est point forcé non plus par une autre nature. En effet ce n'est pas pécher que de souffrir ce que l'on ne veut pas; car si l'on souffre justement, il n'y a point péché dans cette souffrance involontaire, mais dans l'acte volontaire qui l'a mérité, et si on la souffre injustement, comment y a-t-il péché? Ce n'est pas l'injuste souffrance, mais l'acte injuste qui fait le péché.

Et si le péché n'est nécessité, ni par la nature personnelle, ni par aucune nature étrangère, il a sa cause évidemment dans la volonté du pécheur. Veux-tu attribuer cette volonté au Créateur? ce sera justifier le pécheur, qui n'aura rien fait en dehors des desseins de son Créateur et qui n'aura pas péché, si le moyen employé pour le défendre est un moyen légitime. Comment alors rejeter sur le Créateur un péché qui n'a pas été commis? Loue donc le Créateur, loue-le s'il est possible de soutenir le pécheur; loue-le encore, s'il n'est pas possible. Car s'il est possible de le défendre avec justice, il n'a pas péché; loue alors le Créateur; et si cela n'est pas possible, c'est qu'il est pécheur pour s'être éloigné du Créateur; loue donc encore le Créateur.

Ainsi je ne découvre absolument aucun moyen, je soutiens même qu'on ne peut en trouver aucun et qu'il n'est pas possible d'attribuer nos péchés à Dieu notre Créateur. Ces péchés, en effet, me révèlent sa gloire, d'abord parce qu'il les punit, ensuite parce qu'on ne les commet qu'en s'écartant de la vérité divine.

— E. J'écoute volontiers, j'admets tout cela et je crois, comme chose indubitable, que la droiture ne permet pas de rejeter nos fautes sur notre Créateur.

CHAPITRE XVII LE PÉCHÉ A SA CAUSE PREMIÈRE DANS LA VOLONTÉ.

47. S'il était possible, néanmoins, je voudrais savoir pour quel motif un être ne pèche pas lorsque Dieu a prévu qu'il ne pécherait point et pour quel motif un autre pèche quand Dieu a prévu son péché.

Je ne crois plus que la prescience divine fasse pécher celui-ci et non celui-là. Si cependant il n'y avait aucun motif, nous ne verrions pas ces trois catégories dans les êtres raisonnables, dont les uns ne pèchent jamais, les autres pèchent toujours, les autres enfin, tenant comme le milieu entre les deux, tantôt pèchent et tantôt reviennent au bien. Pourquoi ces trois classes? Ne me réponds pas que là volonté même les établit c'est la cause de cette volonté que je cherche maintenant. Il y a certainement une causé qui fait que les uns ne veulent jamais pécher, que les autres le veulent toujours, que d'autres enfin tantôt le veulent et tantôt ne le veulent pas, quoique tous soient de même nature. Il me semble voir que cette triple catégorie [381] repose sur quelque raison; mais quelle est cette raison? Je l'ignore.

48. A. La volonté étant la cause du péché, tu cherches à connaître la cause de cette volonté même. Or, si je parviens à la découvrir, ne chercheras-tu pas encore la cause de cette cause? Quelle mesure alors mettras-tu à tes questions ? quelle limite à nos recherches et à nos discussions? Tu devrais pourtant ne creuser que jusqu'à la racine : Croirais-tu qu'il est possible d'être plus vrai que l'Apôtre quand il a dit : « L'avarice est la racine de tous les maux (1)? » C'est-à-dire la volonté qui ne se contente pas de ce qui suffit.

Or ce qui suffit est ce qu'exige la nature pour se conserver dans son genre. Il est vrai, l'avarice s'appelle en grec l'amour de l'argent, philargurian; mais quoiqu'elle tire de là son nom, car la monnaie des anciens était presque toujours d'argent, d'argent pur ou mêlé, l'avarice ne se dit pas seulement de l'argent : on doit l'entendre encore de tout ce qu'on désire outre mesure, quand on recherche au delà de ce qui suffit. Cette sorte d'avarice est la cupidité, et la cupidité n'est autre chose que la volonté perverse; d'où il suit que cette volonté perverse est la cause de tous les maux. Si elle était conforme à la nature, elle la conserverait, elle ne lui nuirait pas ; de cette sorte elle ne serait pas perverse.

Il est donc sûr que la racine de tous les maux n'est pas dans la nature, ce qui suffit coutre tous ceux qui veulent accuser la nature. Et si tu veux chercher encore la cause de cette racine, comment sera-t-elle la racine de tous les maux? Cette racine sera à son tour la cause de la première, et après l'avoir découverte il te faudra en chercher de nouveau la cause, comme je l'ai fait remarquer, chercher donc sans fin.

49. Quelle cause d'ailleurs pourrait précéder la volonté même? De deux choses l'une : cette cause sera la volonté même, et nous ne quitterons pas cette racine de tous les maux; ou bien ce rie sera pas la volonté, et la volonté sera alors sans péché.

Aussi faut-il le reconnaître, la première cause du péché est dans la volonté ou cette cause première est sans péché. De plus, on ne peut imputer le péché qu'à celui qui pèche; on ne saurait donc l'imputer qu'à celui qui le veut (2); et je ne sais pourquoi ta chercherais plus loin. Enfin, quelle que serait cette cause de la volonté qui pèche, il faut admettre qu'elle est juste ou injuste. Si elle est juste, nul ne péchera en en suivant l'impulsion; si elle est injuste, qu'on y résiste, et l'on ne péchera pas.

CHAPITRE XVIII.Y A-T-IL PÉCHÉ DANS UN ACTE QU'IL EST IMPOSSIBLE D'ÉVITER?

50. Peut-être agit-elle avec tant de violence qu'il est impossible d'y résister? Mais faudra-t-il toujours répéter les mêmes choses? Rappelle-toi tout ce que nous avons dit précédemment du péché et de la liberté, et s'il t'en coûte de conserver tout dans ton souvenir, retiens cette courte observation.

Quelle que puisse être cette cause prétendue de la volonté, on peut ou on ne peut lui résister; si on ne le peut, il n'y a pas de péché à la suivre; si on le peut, que l'on résiste et l'on sera sans péché. — Peut-être surprend-elle à l'improviste? — Eh bien ! qu'on se tienne sur ses gardes pour n'être pas surpris. — Et si la surprise est telle qu'on ne puisse y échapper? - Dans ce cas encore il n'y a point de péché. Qui pèche en faisant ce qu'il ne peut absolument éviter (1) ?Mais il y a péché? Il y avait donc aussi possibilité d'y échapper.

51. Toutefois il est parlé dans nos livres divins d'actes commis par ignorance et néanmoins condamnés avec obligation de les réparer. « J'ai obtenu miséricorde, dit l'Apôtre, parce que j'ai agi dans l'ignorance (2); » un prophète dit aussi : « Ne vous souvenez pas des fautes dues à ma jeunesse et à mon ignorance (3). » Il y est parlé encore d'actes commis par nécessité, quand on ne peut faire le bien que l'on veut ; ces actes néanmoins sont aussi condamnables. En effet qui fait entendre ces paroles : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas je le fais ; » et ces autres : « Le vouloir réside en moi, mais je ne trouve pas pour accomplir le bien (4); » ces autres encore : « La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair : car ils sont opposés l'un à l'autre et vous ne faites point ce que vous voulez (5) ? » Voilà le cri de l'homme, mais de l'homme issu des condamnés à mort ; car si ces mouvements ne sont point un châtiment, s'ils viennent de la nature, ils sont sans péché, puisque l'homme en s'y livrant, ne ferait qu'obéir à cette nature qu'il a reçue avec la vie et au-dessus de laquelle il ne saurait s'élever, et puisque par conséquent il accomplirait son devoir.

Mais l'homme serait bon s'il ne les éprouvait pas; il n'est pas bon, maintenant qu'il les éprouve et il n'a pas le pouvoir de le devenir, soit parce qu'il ne sait pas ce qu'il devrait être, soit qu'il le sache et ne puisse y parvenir : qui peut douter alors que ce soit une peine ? Or toute peine quand elle est juste est la peine d'un péché et se nomme châtiment. Est-elle injuste et véritablement une peine ? Elle est infligée par quelque injuste dominateur. Et comme il y aurait démence à révoquer en doute la toute-puissance ou la justice de Dieu, la peine dont nous parlons est juste, elle est destinée à châtier quelque crime. On ne peut supposer en effet qu'un injuste dominateur ait pu dérober l'homme en quelque sorte à l'insu de Dieu; ni le lui ravir malgré lui, comme s'il était le plus faible, et-en employant les menaces ou la violence, afin de le- punir injustement. La seule conclusion à tirer est donc de croire que cette même peine est infligée justement par suite de la condamnation de l'homme (1).

52. Faut-il s'étonner encore que l'ignorance ne laisse point à l'homme la liberté de choisir le bien qu'il a à faire; que les résistances de la convoitise charnelle devenue comme une seconde nature par la violence brutale des générations humaines ne permette point de faire le bien que

l'on connaît et que l'on veut? La juste peine du péché est de perdre ce dont on n'a pas voulu faire un bon usage quand on le pouvait aisément avec quelque bonne volonté. Ainsi quand on n'accomplit pas le bien que l'on connaît, on perd la science du bien; et quand on ne veut pas faire le bien que l'on peut, on perd le pouvoir de le faire quand on veut. L'ignorance et la difficulté sont en effet les deux châtiments de toute, âme coupable; l'ignorance qui produit da confusion de l'erreur, la difficulté qui cause la douleur du travail. Or quand on prend ainsi le faux pour le vrai et qu'on s'égare malgré soi; quand accablé sous le poids de la lutte et déchiré par la douleur des liens charnels, on ne peut s'abstenir des actes déréglés, on n'est point dans la nature telle que Dieu l'a établie, on souffre la peine à laquelle il a condamné. Quand nous parlons ici de la liberté du bien, nous entendons celle qui fut donnée à l'homme au moment de sa création (1).

CHAPITRE XIX VAINES EXCUSES DES PÉCHÉURS QUAND ILS PRÉTEXTENT L'IGNORANCE ET LA DIFFICULTÉ PRODUITES PAR LE PÉCHÉ D'ADAM.

53. Voici maintenant cette- question que semblent ronger en murmurant les hommes disposés à tout faire en faveur de leurs péchés, plutôt que de s'en accuser. Ils disent donc: Si Adam et Eve ont péché, comment nous autres, infortunés; avons-nous mérité de naître dans l'aveuglement de l'ignorance et soumis aux tourments de la difficulté, d'ignorer d'abord ce que nous devons taire, puis, quand nous commençons à connaître les règles de la justice et à les vouloir suivre, d'en être empêchés par je ne sais quelles résistances opiniâtres de convoitise charnelle?

Je leur réponds en peu de mots de se taire, de cesser leurs murmures contre Dieu. Peut-être auraient-ils droit de se plaindre, si nul ne triomphait de l'erreur et de la passion. Mais le Seigneur n'est-il pas présent partout? N'emploie-t-il pas de mille manières les créatures qui lui sont soumises pour appeler ceux qui sont éloignés, pour instruire la foi; consoler l'espérance, encourager la charité, seconder les efforts, exaucer ceux qui prient? On ne te fait pas un crime de ton ignorance involontaire; mais de ta négligence à t'instruire; on ne te reproche pas non plus de ne point panser tes membres blessés, mais de repousser celui qui s'offre à te les guérir; voilà tes- péchés véritables, car à personne n'est ôté le bon sens de savoir qu'il y a profit à s'instruire de ce qu'on ignore sans profit et qu'il faut confesser humblement sa faiblesse pour obtenir le secours de Celui qui éclaire lés ignorants sans se tromper, qui aide les faibles sans se fatiguer.

54. Si l'on appelle péché le mal que fait l'homme par ignorance où par impuissance, c'est parce que c'est la conséquence méritée par ce premier et libre péché d'origine. Le mot langue désigne, non-seulement ce membre qu'en parlant nous faisons mouvoir dans la bouche, mais encore ce que produit ce mouvement, je veux dire là forme et la contexture des paroles; nous disons dans ce sens : la langue grecque est différente de la langue latine. Ainsi nous appelons péché, non-seulement ce qui l'est à proprement parler, l'acte commis avec connaissance et liberté, mais encore ce qui est la conséquence nécessaire du châtiment du péché. Dans le même sens encore nous nommons nature ce qui est proprement la nature humaine, la nature où l'homme fut créé d'abord dans l'innocence ; nous appelons aussi nature celle où par suite du châtiment infligé au premier gomme devenu coupable, nous naissons sous l'empire de la mort, dans l'ignorance et soumis à la chair. C'est ainsi que l'Apôtre dit lui-même: « Nous avons été, comme les autres, enfants de colère par nature (1). »

CHAPITRE XX.IL N'EST PAS INJUSTE QUE LES DÉFAUTS, SUITES PÉNALES DU PÉCHÉ, SOIENT TRANSMIS A LA POSTÉRITÉ L'ADAM , QUELLE QUE SOIT L'OPINION VRAIE SUR L'ORIGINE DES AXES.

55. Il a plu très-justement à Dieu, suprême modérateur de toutes choses., que nous naissions de ce premier couple avec l'ignorance, la nécessité de la lutte et le germe de la mort, parce que tous deux, après avoir péché, ont été précipités dans l’erreur, la douleur et la mort.

Ainsi devait se manifester la justice du Vengeur dans l'origine de l'homme, et dans. son développement la miséricorde du Libérateur. Par sa condamnation, le premier homme n'a pas été privé de la béatitude, de telle sorte qu'il fût en même temps privé de la fécondité. La raison en est que sa race, quoique charnelle et mortelle, pouvait encore contribuer en quelque chose à embellir et à orner le monde terrestre. Mais il n'eût pas été conforme à l'équité qu'il engendrât des enfants meilleurs que lui. Ce qui convenait, au contraire, c'est que chacun d'eux, par son retour à Dieu, pût triompher du châtiment de son origine mérité par la désertion primitive, et qu'in trouvât, pour y parvenir, non-seulement un Dieu qui ne s'y opposât pas, mais qui voulût lui-même y aider. Ainsi encore le Créateur montra combien l'homme aurait pu facilement se maintenir dans l'état où il avait été créé, puisque sa postérité a pu triompher du vice dans lequel elle est née.

56. Dans l'hypothèse où les âmes de tous les hommes qui naissent, sortiraient d'une âme unique créée d'abord, quel homme pourrait dire qu'il n'a point péché, puisque le premier a péché?

Si au contraire les âmes se forment une à une dans chacun de ceux qui naissent, il n'est pas injuste, mais parfaitement convenable et tout à fait conforme à l'ordre que la punition méritée de la première constitue la nature de la seconde, pourvu que la récompense méritée de la seconde la ramène à la nature de la première. En effet , que peut-il y avoir en cela de choquant, si le Créateur a voulu ainsi montrer que la dignité d'une âme l'emporte à un tel degré sur toutes les créatures corporelles, que le fond même de l'abîme dans lequel une âme est tombée puisse être le point de départ d'une autre âme. L'état d'ignorance et de lutte dans lequel est tombée l'âme pécheresse, s'appelle à juste titre un châtiment, puisqu'elle était meilleure avant de la subir. Mais si l'autre âme, non-seulement avant tout péché, mais encore avant de vivre d'une manière quelconque, a commencé d'être telle qu'est devenue la première après une vie coupable, elle n'est pas néanmoins dépourvue de tout bien, et elle a de justes raisons de rendre grâces à son Créateur; car son origine même et son commencement l'emportent en excellence sur n'importe quel corps déjà parfait. En effet, ce ne sont pas de médiocres biens, d'abord d'être une âme, une nature qui par elle même surpasse tout corps; puis d'avoir la faculté, avec l'aide de son Créateur, de pouvoir se travailler soi-même, et par ce pieux travail, d'acquérir en de posséder les vertus qui feront échapper aux angoisses de la lutte et aux ténèbres de l'ignorance. Si donc il en est ainsi, l’ignorance et la lutte ne seront pas pour les âmes qui naissent le supplice mérité par le péché, mais une excitation à s'améliorer, et le point de départ de la perfection. Et vraiment ce n'est pas peu de chose, avant tout mérite et toute bonne oeuvre, d'avoir reçu un jugement naturel qui met à même de préférer la sagesse à l'erreur, et la paix victorieuse à la lutte, et d'y arriver non par la naissance mais par le travail. Que si l’âme s'y refuse, elle sera avec [384] justice reconnue coupable de péché, pour n'avoir pas bien usé de cette faculté qu'elle avait reçue. Car bien qu'elle soit née dans l'état d'ignorance et de lutte, aucune nécessité ne la contraint de demeurer dans ces conditions de sa naissance; et en vérité Dieu seul, Dieu tout-puissant a pu être le Créateur de telles âmes, qu'il fait sans en être aimé , qu'il refait en les aimant, et qu'il perfectionne quand il en est aimé. Car lorsqu'elles n'étaient pas, il leur a donné l'être, et lorsqu'elles aiment Celui par qui elles sont, il leur donne de parvenir à la béatitude.

57. Selon une autre opinion, les âmes préexistant dans le secret de Dieu sont envoyées pour animer et réagir les corps de chacun de ceux qui naissent. Alors, quelle est leur mission et leur office à l'égard de ce corps né du châtiment du péché, c'est-à-dire avec le germe de mort da premier homme, sinon de le bien gouverner; c'est-à-dire de le dompter par les vertus, et, en le soumettant a une servitude parfaitement conforme à l'ordre et toute légitime, de lui conquérir, à lui aussi progressivement et en temps opportun, le séjour de la céleste incorruptibilité?

Lorsque les âmes sont introduites dans cette vie, et qu'elles entrent dans ces membres mortels pour les gouverner, elles doivent en même temps oublier leur vie antérieure, et se soumettre au travail de la vie présente. De là, pour elles aussi, cette ignorance et cette lutte qui fut, dans le premier homme, le châtiment de sa chute mortelle, destiné à expier la misère de son âme. Mais pour les âmes dont nous parlons, elles sont comme la porte du ministère de réparation qu'elles viennent remplir auprès du corps, pour lui faire retrouver l'incorruptibilité. En effet, on les appelle péchés en ce sens seulement que la chair née de la semence du pécheur apporte aux âmes qui viennent à elle, cette ignorance et cette nécessité de la lutte. Et ainsi ces âmes elles-mêmes non plus que le Créateur, n'en sont rendues responsables. Car en leur ménageant des fonctions laborieuses, le Créateur leur a donné le pouvoir de s'exercer au bien, et il leur a ouvert le chemin de la foi, en leur faisant oublier leur passé. Il leur a départi surtout ce jugement en vertu duquel toute âme reconnaît la nécessité de se livrer à la recherche de ce qu'elle ignore sans profit, de persévérer dans l'accomplissement laborieux du devoir, de faire effort pour triompher dans la lutte du bien, et d'implorer le secours du Créateur afin qu'il seconde ses travaux. Et lui, il commande ces efforts tant par les lois extérieures que par sa parole intime qui se fait entendre au coeur, et il prépare la gloire de la cité bienheureuse aux vainqueurs de celui qui vainquit le premier homme par de perfides conseils et le précipita dans cette misère. Et eux-mêmes prennent sur eux cette misère pour le vaincre avec une foi admirable. Non, il n'est pas sans gloire de combattre et de vaincre le diable en portant ces mêmes chaînes dont il se glorifie d'avoir chargé l'homme vaincu. Mais quiconque, épris de l'amour de la vie présente, aura négligé cette tâche, ne pourra justement imputer le crime de sa désertion à l'ordre du grand Roi; il se verra au contraire, avec toute justice, soumis encore au Seigneur de toutes choses et relégué à sa place, dans les rangs de celui dont il a préféré la honteuse solde, en désertant son drapeau.

58. Enfin, dans l'hypothèse où les âmes placées ailleurs, ne sont pas envoyées par le Seigneur Dieu, mais viennent de leur plein gré habiter les corps, il est facile de voir immédiatement que l'ignorance et la nécessité de la lutte, qui sont le résultat de l'acte de leur propre volonté, ne peuvent être en aucune manière reprochées au Créateur. En effet, les eût-il envoyées lui-même, comme il ne leur a pas ôté, dans cet état d'ignorance et de lutte, la liberté de la prière, de la recherche et de l'effort, prêt à donner à ceux qui demandent, à faire; trouver à ceux qui cherchent, et à ouvrir à ceux qui frappent, il serait évidemment à l'abri de tout reproche. Pour prix de la victoire sur cette ignorance et cette difficulté de la lutte, il offrirait la couronne de gloire aux hommes de zèle et de bonne volonté. Quant aux négligents qui voudraient trouver une excuse à leurs péchés dans la faiblesse, il ne leur opposerait pas comme un tort l'ignorance même et la difficulté de la lutte ; mais il les punirait justement pour avoir préféré y croupir, plutôt que de parvenir à la vérité et au bonheur, où les auraient conduits le désir de s'instruire et le zèle à chercher, avec la prière humble et reconnaissante.

CHAPITRE XXI.QUELLE SORTE D'ERREUR EST PERNICIEUSE.

59. Mais auquel de ces quatre sentiments faut-il s'arrêter sur l'origine des âmes? Sont-elles transmises par la génération, ou se forment-elles seulement à la naissance de chacun? préexistent-elles quelque part et sont-elles envoyées par Dieu dans les corps de ceux qui naissent, ou bien y descendent-elles spontanément?

Nous ne devons donner la préférence à aucune de ces quatre opinions. Car, ou bien les commentateurs catholiques des Livres divins n'ont pas encore développé et éclairci cette question comme le comportent son obscurité et sa difficulté, ou s'ils l'ont fait, leurs écrits ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Contentons-nous d'avoir une foi ferme sur la substance du Créateur, n'admettant aucune opinion fausse et indigne de lui. Car c'est vers lui que tendent nos pieux efforts; et si nous avions de lui des idées différentes de ce qu'il est, nos efforts mêmes nous dirigeraient forcément vers la vanité et non vers la Béatitude. Quant à la créature, lors même que nous aurions sur elle des opinions qui ne seraient pas conformes à la réalité, pourvu que nous ne les adoptions pas comme certaines et évidentes, il n'y a aucun danger pour nous. En effet, ce n'est pas vers la créature, mais bien vers le Créateur lui-même qu'il nous est ordonné de tendre pour devenir heureux; et si nous avions sur lui des convictions qu'il ne faut pas avoir et contraires à la réalité, nous serions dans l'illusion de l'erreur la plus pernicieuse. Car personne ne peut arriver à la vie bienheureuse, en poursuivant ce qui n'est pas, ou ce qui ne peut donner le bonheur.

60. Mais pour nous mener de cette vie temporelle à la contemplation et à l'intime jouissance de l'éternelle vérité, Dieu a préparé un moyen à notre faiblesse; c'est de croire du passé et de l'avenir ce qui suffit au grand trajet vers l'éternité; et pour donner à cette règle de foi une autorité plus puissante, la divine miséricorde la maintient elle-même. Quant à la connaissance des choses présentes, ce sont les mouvements et les impressions produites dans notre corps et dans notre âme qui nous les font sentir à leur passage; et sans ces impressions il nous est impossible d'en avoir aucune idée.

Ainsi donc lorsque fondé sur l'autorité divine on nous propose de croire ce qu'était dans le passé, ce que deviendra dans l'avenir une créature quelconque; quoique nos sens n'aient pu nous rendre compte de ce passé qui était avant eux, et qu'ils ne puissent nous faire percevoir cet avenir qui n'est pas encore , il faut y ajouter foi sans la moindre hésitation, parce que c'est un moyen puissant de fortifier en nous l'espérance et d'encourager la charité en nous montrant combien Dieu prend soin de notre délivrance dans le cours régulier des temps. Or le moyen de démasquer l'erreur qui cherche à se couvrir du manteau de l'autorité divine, c'est surtout de lui prouver qu'elle admet le changement ailleurs que dans les créatures sorties des mains divines, qu'elle le porte même dans la divine substance, et que la Trinité n'est pas d'une manière adéquate la nature de Dieu (1). A quoi s'occupe la vigilance chrétienne, à quoi s'appliquent tous les progrès qu'elle a faits, sinon à comprendre avec piété et réserve ce mystère de l'auguste Trinité ?

Mais ce n'est point le moment de traiter de l'unité et de l'égalité qui lient entre elles les divines personnes, ni des propriétés qui distinguent chacune. Si d'ailleurs il était facile, pour soutenir la foi chrétienne et pour seconder avantageusement la piété naissante qui cherche à prendre son essor de la terre vers le ciel, de montrer dans le Seigneur notre Dieu l'auteur, le formateur et le modérateur dé toutes choses ; si plusieurs l'ont fait sous toutes les formes: il n'est pas aussi aisé de traiter à fond toute cette question de la Trinité, de la présenter dans cette vie avec assez d'éclat pour lui soumettre toutes les intelligences. Est-il un homme qui soit capable, je ne dis pas de l'expliquer par ses paroles, niais de la comprendre par ses pensées? Nous du moins nous ne croyons cette tâche ni facile ni aisément abordable.

Maintenant donc pour accomplir notre dessein dans la mesure des forces qui nous sont données; croyons aussi sans hésiter ce qu'on nous demande de croire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, touchant la créature elle-même, et ce qui est propre à montrer la pureté de la religion en nous excitant à l'amour sincère de Dieu et du prochain. S'il faut nous défendre contre les impies, écrasons leur infidélité

Allusion aux rêveries des Manichéens. sous le poids de l'autorité divine, ou bien démontrons-leur, avec toute l'évidence possible, d'abord qu'on n'est point déraisonnable en partageant notre foi, ensuite qu'on l'est beaucoup en ne la partageant pas. Observons toutefois que c'est moins dans le passé et dans l'avenir, que c'est plutôt dans le présent et dans les raisons immuables qu'il faut chercher les moyens de réfuter l'erreur et de la percer à jour, autant qu'on en est capable ici-bas.

61. Quand on parcourt la série des preuves historiques, il faut s'attacher à découvrir l'avenir plus qu'à sonder le passé; car les divins livres eux-mêmes, en rapportant les événements accomplis, ont soin d'y montrer la figure, la promesse ou la preuve de ce qui doit arriver. Dans cette vie même, on s'inquiète assez peu de ce qu'on a éprouvé de bonne ou de mauvaise fortune; tous les soucis se portent vers l'avenir qu'on espère. Je ne sais quel sens intime et naturel nous porte à considérer comme non avenu, parce qu'il est passé, ce que nous avons éprouvé de bonheur ou de malheur. Et que m'importe d'ignorer le moment où a commencé mon existence, si je sais que maintenant je la possède, sans désespérer de la posséder toujours?

Ce n'est pas vers le passé que je me dirige et je ne redouterai pas comme une erreur bien funeste de n'en avoir pas une idée fort exacte; mais sous la conduite et avec la miséricorde de mon Créateur, c'est vers l'avenir qui m'est réservé que je porte mes pas. Si donc je me trompais sur cet état futur et sur le but où je dois tendre, il y aurait beaucoup à craindre; je pourrais en effet ne pas faire les préparatifs nécessaires, ou bien en prenant une chose pour une autre, me mettre dans l'impossibilité de parvenir au terme où j'aspire. Quand je veux me procurer un vêtement, il n'y a point d'inconvénient à oublier l'hiver passé, mais il y en aurait à ne pas croire au retour du froid; ainsi l'âme ne perdra rien à oublier ce qu'elle peut avoir souffert, pourvu qu'elle soit sérieusement attentive à quoi on l'avertit de se préparer. Ainsi encore, que perd un homme qui fait voiles vers Rome, s'il oublie à quel port il s'est embarqué, pourvu toutefois qu'il sache maintenant de quel côté diriger son vaisseau? Que gagnerait-il au contraire à connaître de quel rivage il est parti, si trompé sur le port qui conduit à Rome il venait à échouer contre des écueils? Que perdrai-je aussi à ignorer les commencements de ma vie, si je connais quels doivent être ma fin et mon repos; et que me servirait de savoir par souvenir ou par raisonnement quels ont été les premiers moments de mon existence, si j'ai sur Dieu lui-même, sur Dieu la fin unique où tend le travail de l'âme, des idées qui soient indignes de lui, et si je me brise contre les écueils des fausses doctrines ?

62. Loin de moi cependant la pensée de détourner ceux qui en sont capables, du dessein d'examiner, dans les Ecritures divinement inspirées, si une âme est issue d'une autre âme, ou si les âmes se forment une à une dans chaque corps pour l'animer, ou bien encore si la volonté divine les y envoie de quelque part pour leur donner la direction et la vie, ou enfin si elles y viennent d'elles-mêmes. Qu'on ne s'imagine pas que je condamne ces recherches et ces discussions quand surtout elles sont exigées par la nature d'une question importante, ou que l'on a pour ce travail des loisirs suffisants que ne réclament pas des affaires plus nécessaires. Ce que j'ai dit a plutôt pour but de prévenir les censures que nous pourrions élever plus ou moins témérairement contre celui qui ne se rendrait pas à notre opinion sur cette matière et qui resterait dans un doute peut-être plus prudent. Supposé même que l'on comprenne sur ce sujet quelque chose de clair et de certain, il ne faudrait pas accuser d'avoir perdu l'espérance des biens futurs celui qui ne se rappelle pas ce qui s'est passé au début de sa vie.

CHAPITRE XXII.L'IGNORANCE ET LA DIFFICULTÉ FUSSENT-ELLES NATURELLES A L'HOMME, IL Y A ENCORE SUJET DE LOUER LE CRÉATEUR.

63. Quelle que soit la solution de cette question, qu'il faille la laisser complètement de côté ou en ajourner l'examen, rien ne nous empêche de voir maintenant que la nature du Créateur demeure dans une complète intégrité et une justice parfaite, dans son inviolable et immuable majesté lorsque les âmes endurent les châtiments mérités par leurs péchés. Ces péchés, en effet, comme nous l'avons démontré il y a déjà longtemps, doivent être attribués à leur volonté propre, il ne faut pas leur chercher d'autre origine.

64. Mais si l'ignorance et la difficulté sont [387] naturelles, c'est là que prennent naissance les progrès de l'âme; c'est de là qu'elle commence à s'élever à la connaissance et au repos jusqu'à ce qu'elle parvienne à la vie bienheureuse. Néglige-t-elle par sa volonté propre ces progrès qu'elle doit faire dans les bonnes études et la piété à proportion des moyens qu'elle a reçus?

La justice la fait tomber dans une ignorance et dans une difficulté plus grandes, c'est un vrai châtiment; et le Modérateur suprême qui dirige tout de la manière la plus harmonieuse, lui assigne la place qui lui convient parmi les créatures inférieures. Son crime ne vient pas de ce qu'elle ne sait pas ou de ce qu'elle ne peut naturellement ; mais de ce qu'elle ne s'est pas appliquée à savoir et de ce qu'elle n'a point travaillé convenablement à acquérir la facilité de faire le bien. Il est naturel à l'enfant de ne savoir et de ne pouvoir parler; les lois mêmes des grammairiens ne trouvent rien de coupable dans cette ignorance, ni dans cette difficulté de s'exprimer; le coeur humain y sent même quelque chose d'agréable et de flatteur, l'enfant en effet n'a point à se reprocher d'avoir négligé d'apprendre à parler ni d'en avoir perdu l'habitude par sa faute. Si donc le bonheur était pour nous dans l'éloquence, si l'on était . aussi coupable de violer les règles du langage que de violer les lois de la morale, nul ne serait accusé d'avoir commencé par ne savoir parler pour acquérir l'éloquence; maison serait justement condamné si par mauvaise volonté on était retombé ou que l'on fût demeuré dans cette ignorance. De même aujourd'hui, si l'ignorance du vrai et la difficulté du bien sont naturelles à l'homme, si c'est de là qu'il doit prendre son essor pour s'élever à la béatitude que donnent la sagesse et la paix, personne n'a le droit de condamner ce commencement naturel. Mais si l'on a refusé de monter, ou si après avoir fait des progrès on a voulu retomber de nouveau, on aura mérité de souffrir et l’on souffrira justement.

63. En tout donc louons le Créateur. Louons-le de ce que dès le début il a commencé à nous rendre capables du souverain bien, de ce qu'il seconde nos efforts, de ce qu'il nous exauce et couronne nos progrès, ou bien de ce que, par une condamnation juste et méritée, il fait rentrer dans l'ordre le pécheur, c'est-à-dire celui qui toujours a refusé de s'élever à la perfection ou qui est retombé après avoir déjà monté. Parce que l'âme n'est pas encore ce qui lui est donné de pouvoir devenir en faisant des progrès, Dieu ne l'a point pour cela créée mauvaise. N'en est-il pas ainsi des corps eux-mêmes? Ne sont-ils pas beaucoup moins parfaits à l'origine, et néanmoins tout homme judicieux estime qu'ils sont beaux dans leur genre.

Si donc l'âme ignore alors ce qu'elle doit faire, c'est qu'elle ne l'a pas encore appris ; mais elle l'apprendra si elle fait bon usage de ce qu'elle a déjà reçu. Or il lui a été donné de chercher avec soin et piété si elle veut. De même, si connaissant ce qu'elle a à faire, elle ne peut le faire encore, c'est que ce pouvoir ne lui a pas encore été accordé. Il y a en elle une partie plus élevée , qui perçoit promptement le bien qu'elle doit faire, et une autre partie plus lente, la partie charnelle qui n'entre pas aussitôt dans son sentiment. Il faut, en effet, que la difficulté même l'avertisse d'implorer, pour arriver à la protection, le secours de Celui qu'elle fait l'auteur de son être; il faut qu'en s'appuyant pour s'élever au bonheur, non pas sur ses propres forces, mais sur la miséricorde qui lui a donné l'existence, elle aime Dieu davantage. Or plus elle aime son Créateur, plus elle s'attache fermement à lui et plus elle en jouit abondamment dans l'éternité. Nous n'appelons pas stérile un tout jeune arbrisseau, quoiqu'il traverse plusieurs étés sans porter de fruits, nous attendons le temps convenable pour connaître sa fertilité. Pourquoi donc ne louerait-on pas l'Auteur de l'âme avec la piété qui lui est due, s'il veut en la créant que, par son application et ses progrès, elle parvienne à porter des fruits de sagesse et de justice, et s'il lui confère l'honneur même de pouvoir, si elle veut, atteindre à la béatitude ?

CHAPITRE XXIII.MORT DES ENFANTS.— PLAINTES INJUSTES DES IGNORANTS AU SUJET DES SOUFFRANCES QU'ILS ENDURENT.— QU'EST-CE QUE LA DOULEUR?

66. Ici les ignorants élèvent contre nous une objection calomnieuse; ils la tirent de la mort des enfants et des douleurs corporelles que nous leur voyons souvent endurer. Quel besoin cet enfant avait-il de naître, disent-ils, puisqu'il a quitté la vie avant d'avoir pu y rien [388] mériter? Quelle contenance fera-t-il au jugement dernier, car il ne compte point parmi les justes, puisqu'il n'a fait aucun bien, ni parmi les méchants, puisqu'il n'a fait aucun mal ?

On leur répond d'abord qu'à considérer l'univers dans son ensemble, et l'ordre si régulier qui unit toutes les créatures dans tous les lieux et dans tous les temps, il est impossible qu'un homme naisse sans motif, puisque, sans motif, les arbres mêmes ne produisent aucune feuille : ce qui est inexplicable, c'est qu'on s'occupe des mérites de qui n'a rien mérité. S'il peut y avoir une espèce de vie moyenne entre le bien et le mal, peut-on craindre que le Juge suprême ne puisse prononcer une sentence qui tienne le milieu entre la récompense et le châtiment?

67. Ici encore les mêmes hommes ont l'habitude d'examiner quel avantage procure aux enfants le baptême du Christ, puisqu'ils meurent souvent après l'avoir reçu et avant d'en avoir pu rien connaître. Mais la foi et la raison permettent assez de croire qu'à l'enfant profite la foi de ceux qui l'offrent à la consécration qu'imprime le sacrement. L'autorité salutaire de l'Eglise appuie ce sentiment, et chacun peut comprendre combien est utile la foi personnelle, quand la foi d'autrui est si avantageuse à qui ne peut encore avoir une foi à lui. Est-ce à la foi personnelle qu'il ne pouvait avoir puisqu'il était mort, que le fils de la veuve a dû son salut et n'est-ce pas la foi de sa mère qui a obtenu sa résurrection (1) ? Combien plus encore le petit enfant doit bénéficier de la foi d'autrui, puisque son défaut de foi ne saurait lui être reproché !

68. Passons aux douleurs corporelles dont souffrent ces petits, que leur âge même exempte de tout péché. Si l'âme qui les fait vivre n'a pas existé avant eux, les plaintes semblent plus autorisées et inspirées par la compassion même : Quel mal ont-ils fait pour souffrir ainsi, dit-on?

Mais l'innocence peut-elle être méritoire avant qu'on ait eu la possibilité de nuire? Et si Dieu pour corriger et châtier les parents, se sert avec avantage des douleurs et de la mort qu'endurent les enfants qui leur sont chers, qui peut l'empêcher de recourir à ce moyen ? Une fois passées d'ailleurs ces souffrances seront pour les enfants comme non avenues; et les parents en faveur de qui Dieu les a permises seront améliorés, s'ils ont profité de ces afflictions temporelles et choisi un genre de vie plus sage; ou bien ils n'auront aucune excuse à opposer à la juste sentence dont les frappera le jugement futur, si les angoisses de la vie présente n'ont pu les déterminer à tourner leur coeur vers l'éternelle vie. Quant à ces enfants dont les douleurs servent à briser la dureté de leurs parents, à exercer leur foi ou à éprouver leur tendresse, qui sait ce que Dieu leur réserve d'heureuse compensation dans le secret de ses conseils, car s'ils n'ont fait aucun bien, ils ne souffrent pas non plus pour expier des fautes qu'ils n'ont pas commises? Est-ce en vain que l'Eglise honore et associe à la gloire des martyrs ces enfants qui furent mis à mort, lorsque Hérode cherchait à faire périr Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)?

69. Mais ces calomniateurs, ces hommes qui sont plutôt des bavards jongleurs que des observateurs attentifs, vont chercher jusque dans les maladies et les fatigues des animaux les moyens d'ébranler la foi des simples. Quel mal ont fait encore les animaux, disent-ils, pour souffrir de tant de manières, et qu'espèrent-ils dans toutes ces épreuves?

Ce langage ou ces sentiments prouvent qu'ils ont de très-fausses idées des choses; incapables de voir la nature et la grandeur du souverain bien, ils voudraient que tout ressemblât à l'idée qu'ils en ont. Ils n'élèvent pas cette idée au-dessus des corps célestes qui sont les plus parfaits et les plus incorruptibles de tous les corps; aussi voudraient-ils avec toute la déraison possible que les corps des animaux ne fussent sujets ni à la mort ni à la corruption. Mais étant les derniers des corps ne sont-ils pas mortels et sont-ils mauvais pour ne valoir pas autant que les corps célestes?

D'ailleurs les souffrances endurées par les bêtes montrent jusque dans le principe de vie qui les anime une puissance admirable et magnifique en son genre. On voit, en effet, combien elles cherchent l'unité dans le corps qu'elles animent et' qu'elles dirigent. Car la douleur est-elle autre chose que le sentiment qui résiste à la séparation ou à la corruption? Ainsi donc ne voit-on pas; plus clair que le jour, combien cette âme des bêtes recherche l'unité dans tout son corps et s'y attache opiniâtrement? Ce n'est en effet, ni avec plaisir ni avec indifférence, c'est plutôt avec résistance et avec effort qu'elle se porte à la partie blessée dont elle sent avec peine que les douleurs menacent de détruire l'unité et l'intégrité de son corps. Sans ces souffrances des bêtes on ne verrait pas combien les dernières créatures animales recherchent l'unité, et- si on ne le voyait pas, nous ne comprendrions pas suffisamment comme tout est fait par cette souveraine, sublime et ineffable unité du Créateur.

70. Réellement, si on y prête une attention pieuse et vigilante, toutes les beautés et tous les mouvements des créatures que peut considérer l'esprit humain, sont un enseignement pour nous; les actes et les modifications qui se produisent en elles sont comme autant de langues qui crient partout et nous rappellent à la connaissance du Créateur. En effet, parmi les êtres qui ne sont sensibles ni à la douleur ni au plaisir, il n'en est aucun qui ne trouve dans l'unité une beauté propre à son espèce, ou au moins la stabilité qui convient à sa nature. Et parmi ceux qui sentent les impressions de la douleur et les charmes du plaisir, il n'en est aucun qui ne fasse entendre en fuyant la peine et en recherchant la joie, qu'il a horreur de la dissolution et qu'il aime l'unité : pourquoi enfin les âmes raisonnables cherchent-elles les connaissances qui leur procurent tant de joies, sinon pour faire briller en elles l'unité d'une même lumière ? et qu'évitent-elles en évitant l'erreur, sinon l'obscure confusion que produit le doute, doute insupportable parce que ne brille pas sur lui l'unité de la science et de la certitude?

Ainsi donc, qu'ils causent la peine ou qu'ils réprouvent, qu'ils donnent la joie ou le plaisir, tous les êtres font connaître et proclament (unité du Créateur; et si l'ignorance et la difficulté, par où commence nécessairement cette vie, ne sont pas naturelles à l'âme; il s'ensuit qu'elles sont un sujet d'exercice ou un châtiment. Mais je crois que nous avons suffisamment examiné cette question.

CHAPITRE XXIV.LE PREMIER HOMME N'A PAS ÉTÉ INSENSÉ, MAIS CAPABLE DE DEVENIR SAGE. — QU'EST-CE QUE LA FOLIE?

71. Il est donc mieux d'examiner en quel état le premier homme a été créé que de chercher comment sa postérité s'est propagée. On se croit fort habile quand on présente la question de la manière suivante : si le premier homme a été créé sage, pourquoi s'est-il laissé séduire? et s'il a été créé insensé, comment Dieu n'est-il pas l'auteur des vices puisque la folie est le plus grand de tous?

Mais entre la sagesse et la folie, la nature humaine ne connaît-elle pas un milieu qui n'est ni folie ni sagesse? Quand est-ce qu'un homme commence à mériter d'être appelé nécessairement ou sage ou insensé? N'est-ce pas quand il pourrait posséder la sagesse, s'il n'y mettait pas de négligence et que sa volonté devient responsable du défaut de la folie? Personne n'est assez dépourvu de sens pour appeler un enfant insensé; on serait moins raisonnable encore de vouloir l'appeler sage Si donc un enfant, tout homme qu'il soit, n'est ni fou ni sage; si par conséquent la nature humaine est susceptible d'un certain milieu qu'on ne peut nommer ni folie ni sagesse; évidemment, on ne pourrait appeler insensé un homme qui serait disposé comme le sont ceux qui ont négligé d'acquérir la sagesse, s'il était ainsi non par sa faute , mais naturellement. La folie, en effet, n'est pas une ignorance quelconque de ce que l'on doit rechercher ou éviter, c'est une ignorance vicieuse. De là vient que nous n'appelons pas fou un animal sans raison : il ne lui a pas été donné de pouvoir acquérir la sagesse. Et pourtant nous prenons souvent les termes dans un sens figuré. Ainsi en est-il de la cécité : elle est certainement le plus grand défaut dont puissent être affectés les yeux, mais elle n'en est pas un dans les petits chiens qui viennent de naître, et à proprement parler, on ne peut alors la nommer cécité. .

72. Si donc, sans être encore sage, l'homme a été créé capable d'accepter le commandement qu'il devait accomplir, il n'est ni étonnant qu'il ait pu être séduit, ni injuste qu'il ait été châtié pour n'avoir pas obéi, ni vrai que son Créateur soit l'auteur de ses vices, puisque la privation de la sagesse n'en était pas un pour l'homme, à qui il n'avait pas été donné de pouvoir la posséder encore. Il avait néanmoins reçu le moyen de monter plus haut s'il en voulait faire bon usage. Autre chose en effet est d'être raisonnable et autre chose d'être sage. La raison permet d'entendre le précepte que l'on doit croire pour l'accomplir. Mais comme la [390] raison conduit à l'intelligence du précepte, l'observation du précepte conduit à la sagesse; la volonté est à l'observation ce que la nature est à la l'intelligence de ce même précepte; et comme la nature raisonnable mérite en quelque sorte de recevoir le commandement, ainsi la fidélité au commandement mérite la sagesse.

Or on devient capable de commettre le péché dès qu'on devient capable d'entendre le commandement. Avant d'être sage on peut pécher de deux manières, soit en ne voulant pas entendre la loi, soit en ne l'observant pas après l'avoir reçue; et quand on est sage, on pèche si l'on renonce à la sagesse. De même en effet qu'il ne faut pas attribuer l'ordre à qui le reçoit, mais à qui le donne; ainsi la sagesse ne vient pas de qui est éclairé, mais de Celui qui éclaire.

De quoi donc ne pas bénir le Créateur de l'homme? Dès que l'homme est capable d'en. tendre la loi, il est bon, il est supérieur à la bête. Il vaut mieux encore après avoir reçu le commandement; encore mieux lorsqu'il ya obéi ; bien mieux encore lorsque l'éternelle contemplation de la sagesse le rend bienheureux. Par contre, le mal du péché vient de la négligence soit à entendre, soit à observer le précepte, soit à persévérer dans la contemplation de la sagesse. Ne s'ensuit-il pas que le premier homme pouvait se laisser séduire, même après avoir été créé sage? Ce péché ayant été commis librement a été justement puni, d'après la loi divine. C'est pourquoi l'Apôtre saint Paul s'exprime ainsi: « En se disant sages ils sont devenus fous. » L'orgueil en effet éloigne de la sagesse, et cet éloignement est suivi de la folie. Qu'est-ce en effet que la folie, sinon un certain aveuglement, comme dit le même Apôtre: « Leur coeur insensé s'est obscurci (1). » D'où vient cet obscurcissement, sinon de ce qu'on est éloigné de la lumière de la sagesse? D'où vient enfin cet éloignement, sinon de ce que l'homme dont Dieu est le bien suprême, veut être son propre bien comme Dieu l'est à lui-même? Aussi « mon âme est troublée en moi » dit un prophète (2) ; il est dit encore « Goûtez et vous serez comme des dieux (3). »

73. Ce qui trouble les auditeurs, c'est qu'on pose ainsi la question : Est-ce la folie qui a éloigné le premier homme de Dieu? ou bien est-ce cet éloignement qui l'a rendu insensé? Si tu réponds que la folie l'a éloigné de la sagesse, il semblera que la folle a précédé et déterminé cette séparation. Et si tu dis que cette séparation l'a rendu fou, ils demandent si en la faisant il s'est conduit avec folie ou avec sagesse. S'il s'est conduit avec sagesse, il a bien fait, il n'a pas péché ; s'il s'est conduit avec folie, déjà donc concluront-ils, il était fou, puisque la folie lui a fait quitter la sagesse car il ne pouvait agir avec folie sans être fou.

Ceci montre que pour passer de la sagesse à la folie il y a un milieu qui n'est ni folie ni sagesse et dont les hommes ne peuvent en cette vie juger que par le contraire. En effet aucun mortel ne devient sage qu'en passant de la folie à la sagesse. Or si ce passage se fait avec folie, on ne peut l'approuver, ce qui est entièrement opposé au sens commun; et s'il se fait avec sagesse, c'est que l'homme était sage avant de le devenir, ce qui n'est pas moins absurde. On comprend donc qu'il y a un milieu qui n'est ni sagesse ni folie ; et c'est ainsi que, pour passer du sanctuaire de la sagesse à la folie, le premier homme n'était ni fou ni sage. Dans un autre ordre d'idées l'assoupissement n'est pas non plus le sommeil; le réveil n'est pas la veille, c'est une transition. Il y a toutefois cette différence que ces derniers actes sont souvent involontaires, tandis que le premier ne l'est jamais ; aussi mérite-t-il toujours un juste salaire.

CHAPITRE XXV.QUELLES IDÉES FRAPPENT LA NATURE RAISONNABLE LORSQU'ELLE SE TOURNE AU MAL.

74. Mais la volonté ne se porte à rien faire sans y être attirée par quelque idée, et si elle est libre de l'adopter ou de la repousser, elle ne l'est point d'en être ou de n'en être pas frappée.

Or il vient à l'esprit deux sortes d'idées, des idées d'en-haut et des idées d'en-bas, afin que la volonté puisse choisir ce qui lui plaît et mériter par là le bonheur ou le; malheur. Ainsi, au paradis terrestre, le commandement divin était l'idée d'en-haut, et la suggestion du serpent l'idée d'en-bas. De l'homme en effet ne dépendait ni ce commandement ni cette suggestion. Mais une fois acquise la vigueur que donne la sagesse, combien il est possible, combien il est facile de ne point céder aux idées qui entraînent en bas !On peut le comprendre en considérant que les insensés mêmes [391] en triomphent pour s'élever aux régions de la sagesse, malgré la peine de renoncer aux douceurs empoisonnées de leurs pernicieuses habitudes.

75. Si l'homme fut alors en présence de deux idées, du commandement de Dieu et de la tentation du serpent, on peut ici se demander d'où vint au démon lui-même le conseil impie qui le fit tomber de si haut; attendu que s'il n'en avait eu l'idée, il n'aurait pas fait le choix qu'il a fait; si rien ne s'était présenté à son esprit, il n'aurait point porté sa volonté au mal. D'où lui vint donc l'idée, quelle qu'elle fut, d'entreprendre ce qui devait faire de lui un diable, de bon ange qu'il était ?

On ne peut vouloir sans vouloir quelque chose, et la volonté ne salirait se porter vers aucun objet, à moins que l'idée ne lui en vienne soit de l'extérieur par les sens corporels, soit intérieurement par des ressorts secrets. Il y a donc plusieurs sortes d'idées : les unes sont inspirées par le conseil d'autrui, comme cette tentation du diable à laquelle Adam donna un consentement coupable; les autres viennent des objets soumis à l'application de notre esprit ou à la perception de nos sens. L'immuable Trinité n'est pas du domaine de notre esprit, elle le domine plutôt. Mais à l'application de l'esprit est soumis d'abord l'esprit lui-même aussi sentons-nous que nous vivons; ensuite le corps gouverné par l'esprit; c'est pourquoi lorsqu'il faut agir l'esprit met en mouvement le membre nécessaire. Quant aux sens, tout ce qui est corporel est de leur domaine.

76. L'âme n'est point la sagesse souveraine, puisque cette sagesse est immuable, tandis que l'âme est muable. Comment donc se fait-il que en contemplant la sagesse elle se regarde elle-même et pense à soi ? C'est uniquement parce que n'étant point égale à Dieu elle a néanmoins des beautés qui, après Dieu, peuvent la charmer.

Elle est plus parfaite lorsqu'elle s'oublie dans l'amour du Dieu immuable, lorsqu'elle se méprise entièrement en sa présence. Mais si étant en quelque sorte plus à sa portée elle vient à se complaire en soi; si elle cherche à imiter Dieu désordonnément et à vivre indépendante, elle s'abaisse d'autant plus qu'elle veut s'élever davantage. De là ces paroles: « L'orgueil est le commencement de tout péché; » et ces autres: « Le commencement de l'orgueil bu« main c'est de se séparer de Dieu (1). » Outre cet orgueil , le diable eut la noire envie d'inspirer à l'homme l'orgueil pour lequel il se sentait réprouvé. De là vint le châtiment qui devait corriger l'homme plutôt que lui donner la mort: le démon avait posé devant lui comme un modèle d'orgueil; le Seigneur se donna à lui comme un modèle d'humilité. C'est lui qui nous promet l'éternelle vie, il veut que rachetés par le sang qu'il a versé à la suite de travaux et de douleurs inexprimables, nous nous attachions à notre Libérateur avec une charité si ardente, nous soyons attirés vers lui par des lumières si vives, qu'aucune idée d'en-bas ne nous détourne de cette contemplation sublime. Il veut encore que si jamais des idées de convoitise se glissaient en nous, nous fussions rappelés au devoir par la réprobation et les supplices du diable.

77. Mais quelle n'est point la beauté de la justice , quelle n'est point le charme de l'éternelle lumière, c'est-à-dire de la vérité et de la sagesse immuable ? Quand même on n'en pourrait jouir que l'espace d'un seul jour, on aurait raison, pour y parvenir, de mépriser d'innombrables années de vie avec toutes les délices et tous les biens temporels. Ah ! il n'y avait ni erreur ni insensibilité dans le coeur qui s'écriait: « Un jour passé dans votre sanctuaire vaut mieux que des milliers de jours (2).» Peut-être cependant pourrait-on prendre ces paroles dans un autre sens , entendre par les milliers de jours les temps muables et par le jour unique l'immuable éternité.

Je ne sais si dans cette réponse, que j'ai faite selon la mesure de la grâce qu'il a plu à Dieu de me donner, j'ai omis de résoudre quelques unes de tes questions. Mais s'il te revient quelque chose, ce livre est assez étendu, il faut nous reposer un peu.

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