CHAPITRE PREMIER. Le souffle du malheur pousse la plupart des hommes vers le port de la vie bienheureuse. Trois espèces de navigateurs sur la mer de ce monde. La montagne de l'orgueil. Saint Augustin, longtemps égaré, s'est enfin dirigé vers le port. A quelle occasion eut lieu la discussion qui fait l'objet de ce livre?

 

1. Si, pour arriver à ce port de la philosophie qui mène l'homme au séjour et sur le sol de la vie bienheureuse , nous n'avions pour guides que notre raison et notre volonté, peut-être ne m'avancerais-je pas trop en te disant, ô noble coeur et grand esprit, Théodore, que bien moins d'hommes encore qu'à présent y parviendraient. Et pourtant aujourd'hui même, nous le voyons, qu'ils sont rares et peu nombreux ceux qui y parviennent. Puisque c'est Dieu, ou la nature, ou la nécessité, ou notre volonté, ou la réunion de quelques-unes de ces causes, ou le concours de toutes ces causes à la fois (grand mystère que tu as déjà entrepris de creuser), qui nous a jetés pour ainsi dire au hasard et çà et là sur la mer orageuse de ce monde, combien peu d'hommes pourraient savoir par eux-mêmes où il faut tendre, où il faut retourner sur ses pas, si parfois, malgré leurs désirs et leurs efforts, quelqu'une do ces tempêtes, que l'irréflexion appelle des malheurs , ne les poussait, dans leur course aveugle et vagabonde, vers ces bords tant désirés.

2. Les navigateurs, capables d'aborder au port de la philosophie, peuvent, selon moi, se diviser en trois classes. Ce sont d'abord ces hommes, qui, dès l'àge de raison, prennent un léger essor, donnent quelques coups de rames et vont s'abriter dans ce port tranquille où ils dressent quelque fanal étincelant pour rappeler leur course facile, pour avertir, autant que possible, leurs concitoyens, pour guider leurs efforts, pour les amener auprès d'eux. Dans la seconde classe de navigateurs, toute différente de la première, il faut ranger ces hommes qui, déçus par le calme apparent de l'élément perfide, se sont décidés à s'avancer au milieu des flots, qui s'aventurent loin de leur patrie et qui souvent en perdent le souvenir. Ce vent perfide, qu'ils croient favorable, continue-t-il par nasard à pousser leur navire, ils descendent au fond du gouffre des misères humaines, ivres d'orgueil et de joie, parce que les voluptés et les honneurs les caressent de leurs fallacieux sourires. A ces hommes que faut-il souhaiter sinon quelques revers, au milieu de cette fortune qui les berce, et, dans le cas où ces revers ne suffiraient pas, quelque bonne tempête et un vent contraire qui les poussent vers les joies certaines et solides , même en leur arrachant des larmes et des gémissements? Pourtant la plupart de ces navigateurs, ne s'étant pas aventurés trop loin, ne sont pas [170] ramenés au port par d'aussi graves tempêtes. Je parle ici de ces hommes que des événements déplorables et tragiques , que les difficultés pleines d'angoisses d'une position infructueuse, poussent, comme s'ils étaient désoeuvrés, vers les ouvrages des savants et des sages, qui finissent, en quelque sorte, par s'éveiller dans ce port, d'où la mer, avec toutes ses promesses, avec ses sourires par trop perfides, ne peut plus les éloigner. Il est une troisième classe de navigateurs. C'est celle des hommes, qui, sur le seuil même de l'adolescence, ou, après avoir été longtemps ballottés, ne perdent point de vue certains signaux, et se souviennent, au milieu des flots, de leur douce patrie, ou bien ils y retournent tout droit sans se tromper et sans tarder; ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, s'écartant de leur route sous un ciel nuageux, cherchant des yeux les astres, dont les vagues leur dérobent la vue, captivés par je ne sais quels attraits, reculant le moment où ils pourraient faire une bonne traversée, ils errent longtemps et souvent même sont en péril; mais souvent aussi ces hommes voient la fortune leur échapper, et quelque calamité, pareille à une tempête qui vient s'opposer à leurs efforts, les pousse vers cette patrie si désirée et si tranquille.

3. Cependant, devant les yeux de tous ces hommes, qui se portent, de quelque manière que ce soit, vers le séjour de la vie bienheureuse, se dresse une montagne gigantesque située devant le port même. A ceux qui entrent dans ce port, elle ne laisse qu'un passage très étroit; elle doit leur inspirer la plus vive terreur et il faut qu'ils l'évitent avec la plus grande précaution. Car cette montagne est si brillante, elle est revêtue d'un éclat si mensonger que ce n'est pas seulement à ceux qui arrivent, à ceux qui ne sont pas encore entrés dans le port qu'elle s'offre pour demeure, en leur promettant de satisfaire leurs voeux et de remplacer pour eux la terre bienheureuse. Mais le plus souvent au port même, les hommes sont l'objet de ses séductions et quelquefois elle les retient par l'attrait de ce sommet élevé, d'où ils pourront voir à leurs pieds les autres hommes. Pourtant ils avertissent plus d'une fois les nouveaux arrivants de se défier des écueils cachés au pied de ce mont, et de ne pas croire qu'il soit facile de s'élever jusqu'à eux. Ils leur montrent, avec une bienveillance extrême, le lieu où ils peuvent aborder sans péril; car la terre bienheureuse est proche. Ainsi, tout en leur refusant une gloire des plus vaines, dont ils sont eux-mêmes jaloux , ils leur indiquent l'asile de la sécurité. En effet, si l'on consulte la raison, qu'est-ce que ce mont si redoutable à ceux qui approchent de la philosophie, ou qui y abordent, si ce n'est l'amour orgueilleux d'une vaine gloire? Loin d'offrir rien de substantiel ou de solide, il s'écroule sous les pas de ces hommes superbes qui en ont atteint le sommet , pour les laisser tomber dans un gouffre dévorant et pour leur dérober au milieu des ténèbres dans lesquelles ils retombent, cette demeure éclatante qu'ils avaient été sur le point d'apercevoir.

4. Cela étant, apprends, mon cher Théodore (car, pour obtenir ce que je désire, c'est sur toi seul que j'ai les yeux fixés, c'est toi que je considère toujours comme l'homme le plus propre à mes desseins), apprends, te dis-je, quelle est celle de ces trois classes de navigateurs à laquelle j'appartenais avant de m'attacher à toi, quelle est la situation dans laquelle je me trouve, et quel genre de secours j'attends de toi avec confiance. Dès l'âge de dix-neuf ans, depuis qu'à l'école d'un rhéteur j'ai étudié l'ouvrage de Cicéron, intitulé Hortensius je me suis senti enflammé d'un tel amour pour la philosophie que j'ai songé aussitôt à m'y livrer tout entier. Mais j'ai trouvé des brouillards qui ont égaré mes pas, et longtemps, je l'avoue, mes regards ont consulté des astres sur leur déclin, qui m'ont induit en erreur. Une superstition puérile me détournait de la recherche de la vérité, et lorsque. prenant le dessus , j'eus dissipé ces ténèbres., lorsque je me f?s persuadé que je devais m'en rapporter à la science plutôt qu'à l’autorité, je rencontrai des hommes qui regardaient comme une puissance supérieure, et comme une divinité digne de leur culte, cette lumière que l'on aperçoit avec les yeux du corps (1); je ne leur accordais pas mon assentiment, mais je pensais qu'ils cachaient quelque grande vérité sous des voiles qu'ils devaient un jour écarter. Quand je me fus débarrassé d'eux, quand je leur eus échappé, quand j'eus enfin cessé de voguer avec eux, mon gouvernail lutta longtemps, contre tous les vents, au milieu des flots; les académiciens étalent mes pilotes. Je vins ensuite dans ces parages ; c'est là que j'appris à connaître l'étoile polaire qui devait me guider. Je me suis dit souvent en écoutant les entretiens de notre saint Pontife (1), et quelquefois en écoutant les tiens, que l'idée de Dieu exclut toute pensée matérielle, et qu'il en est de même de l'idée de l'âme; car l'âme est sans contredit ce qui se rapproche le plus de Dieu. Mais ce qui m'empêchait, je l'avoue, de m'envoler bien vite dans le sein de la philosophie, c'était l'attrait du mariage et des honneurs. Ce double but une fois atteint, je me proposais ce qui n'a été donné qu'à un petit nombre de privilégiés, de m'élancer à pleines voiles et en taisant force de rames, vers cet asile du bonheur et d'y goûter le repos. Mais après avoir lu quelques ouvrages de ce Platon, pour lequel je connais ton amour, après leur avoir comparé autant que possible , ces ouvrages tout pleins d'autorité qui nous ont transmis les divins mystères, je fus transporté d'ardeur. Je voulais briser toutes les ancres qui retenaient mon navire; mais la considération que j'ai pour l'opinion de certains hommes (2) touchait encore mon âme. Quelle ressource me restait-il donc, quand je m'arrêtais à ces vanités? II me fallait le secours de quelqu'une de ces tempêtes qui passent pour des malheurs. J'éprouvai alors un tel déchirement de coeur, qu'incapable de soutenir le fardeau d'une profession qui poussait peut-être mes voiles vers les Sirènes, je renonçais à tout pour conduire vers le port, tranquille objet de tous mes voeux, mon navire battu par la tempête et fort endommagé.

5. Tu vois maintenant quelle est la philosophie dans les eaux de laquelle je vogue, comme dans un port. Mais ce port aussi est vaste, et dans ce grand espace on peut encore s'égarer, quoique avec moins de péril. Car vers quelle région de cette contrée, unique séjour de la béatitude, dois-je me diriger pour prendre terre ? Voilà ce que j'ignore complètement. Sur quelle terre solide en effet ai-je mis le pied jusqu'ici, moi pour qui la nature de l'âme est encore une question sur laquelle je chancelle, sur laquelle je flotte? Je t'en conjure donc, au nom de ta vertu, au nom de ton humanité, au nom des liens et du commerce intime qui unissent nos âmes, tends-moi la main, c'est-à-dire, aime-moi et crois bien que je t'aime et que je te chéris à mon tour. Si tu fais droit à ma demande, cette vie bienheureuse où te voilà fixé, je le présume, un faible effort me donnera le moyen d'en approcher. Or, pour te faire connaître ma ligne de conduite et la manière dont je m'y prends afin de conduire mes amis au port, pour te faire lire plus couramment dans mon âme, car je n'ai pas de meilleur moyen pour te donner mon signalement; j'ai cru devoir t'adresser et te dédier celle de mes premières dissertations qui porte un caractère plus religieux et plus digne de renfermer ton nom. Et c'est fort convenable sans doute; car la vie bienheureuse a été le sujet de nos entretiens, et rien à mes yeux ne mérite davantage le nom de présent divin. Ton éloquence ne m'a pas imposé ; ce que j'aime en effet peut. se trouver hors de ma portée , mais ne peut m'effrayer. Ta haute fortune m'effraye bien moins encore; quelque grande qu'elle soit en effet, elle est à tes ordres, au lieu qu'elle. fait des esclaves de ceux qu'elle domine. Mais voici ce que j'ai à t'offrir. Attention ! je te prie.

6. Les ides de Novembre avaient ramené l'anniversaire de ma nisssance. Après un léger repas qui ne pouvait appesantir nos esprits, tous mes commensaux de ce jour, qui l'étaient aussi de chaque jour, furent invités par moi à se rendre à la salle des bains; ce lieu me semblait propice, il était de saison et solitaire. Il y avait là (ta bienveillance singulière m'autorise à les nommer) ma mère d'abord, à laquelle je suis redevable de tout ce qui vit en moi; mon frère Navigius; Trygétius et Licentius, mes concitoyens et mes disciples; il y avait aussi Lastidianus et Rusticus, mes cousins, qui n'ont pâli sous aucun maître, mais dont je n'ai pas voulu me priver dans cet entretien, parce que leur bon sens naturel semblait nécessaire à mon entreprise. Il y avait aussi le plus jeune de nous tous. Mais son esprit, si ma tendresse ne me trompe pas, promet beaucoup. C'était Adéodat mon fils. Devant cet auditoire attentif, je commençai en ces termes.

CHAPITRE II. Premier entretien. Nous sommes composés dame et de corps. Les aliments sont nécessaires à l'âme comme au corps; car l'âme a aussi ses aliments. On n'est pas heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut; mais il ne suffit pas de posséder ce que l'on veut, pour posséder le bonheur. Que doit-on acquérir pour être heureux? Quand peut-on dire que l'on possède Dieu? Les sages de l'Académie ne sont ni heureux ni sages.

7. Est-il évident pour vous que nous sommes composés d'âme et de corps ? Tous répondirent affirmativement. Navigius répondit qu'il l'ignorait. Alors prenant la parole : Ignores-tu, ignores-tu complètement, lui dis-je, s'il ne faut pas aussi compter cela parmi quelques autres choses que tu ne connais point? — Je ne crois pas, reprit-il, que je sois dans une ignorance absolue de toutes choses. — Eh bien ! peux-tu nous indiquer quelque chose que tu saches ? — Je le puis. — Fais-nous en donc part, s'il te plaît. -Comme il hésitait: sais-tu au moins que tu vis? lui dis-je. — Je le sais. — Tu sais donc que tu as la vie, puisqu'il est impossible de vivre sans la vie? — Cela, dit-il., je le sais. -Sais-tu aussi que tu as un corps? — Oui. — Tu sais donc que tu es composé de corps et de vie? — Je le sais bien; mais j'ignore si ce sont là les seuls éléments de mon être. C'est une question pour moi. — Ainsi voici deux choses dont tu ne doutes pas: l'âme et le corps. Seulement tu ne sais pas s'il n'y a pas encore autre chose qui serve à compléter et à former l'homme. — C'est cela même.— Quel est cet autre élément? Une autre fois, si nous pouvons, nous le chercherons. Maintenant voici une question que je vous pose à tous.

Puisque nous avouons unanimement que l'homme ne peut exister sans avoir un corps et une âme, pour laquelle de ces deux parties de nous-mêmes recherchons-nous la nourriture? — Pour le corps, dit Licentius. Les autres hésitaient et se demandaient entre eux comment il se faisait que ce fût pour le corps qu'on réclamât la nourriture comme une nécessité, puisque la nourriture a pour but de soutenir la vie et que la vie appartient à l'âme. Alors prenant la parole : Pensez-vous, dis-je, que la nourriture intéresse cette partie de nous-mêmes à laquelle elle donne le développement et la force? Tous répondirent affirmativement, à l'exception de Trygétius qui fit cette question : Pourquoi mon développement n'a-t-il pas été proportionné à mon appétit? — C'est que, lui répondis-je, la nature a fixé pour tous les corps une limite de développement. Cette limite, ils ne l'atteindront pas si les aliments leur manquent. Ce fait est facile à vérifier dans les animaux, et l'on ne doute pas que faute d'aliments, tous les êtres animés ne -maigrissent. — Ne maigrissent, répondit Licentius, et non pas ne décroissent. — C'est assez, répondis-je, pour prouver ce que je veux. La question est en effet de savoir si c'est le corps que la nourriture intéresse. Or, elle l'intéresse puisque, si on la lui ôte, le corps maigrit. Tous furent de cet avis.

8. Et l'âme, repris-je, n'a-t-elle pas aussi ses aliments? Sa nourriture, à elle, est-elle la science ? — Oui, dit ma mère, les seuls aliments de l'âme, selon moi, sont l'intelligence des choses et la science. Comme Trygétius ne semblait pas convaincu de cette vérité: aujourd'hui, dit-elle, ne nous as-tu pas montré toi-même où l'âme prend ses aliments? car à un certain moment du repas, tu as dit que tu n'a. vais pas remarqué les vases dont nous nous servions, parce que je ne sais quelles autres pensées t'occupaient, et pourtant tu avais touché et goûté à une partie des mets. Où était donc ton âme, quand tu mangeais et qu'elle ne faisait pas attention au festin ? Ah ! crois-moi, les aliments de l'âme, ce sont les pensées et la contemplation, si tant est qu'elle puisse en recueillir quelque chose. Comme mes interlocuteurs manifestaient bruyamment leurs doutes:

Ne m'accordez-vous pas, leur dis-je, que les âmes des hommes éclairés sont bien plus pleines et plus grandes d'une certaine façon, que celles des ignorants ? — Ils répondirent que c'était évident. Nous avons donc raison de dire, continuai-je, que ceux que la science et l'enseignement n'ont pas nourris, sont à jeun et pour ainsi dire affamés. — Ils ont aussi l'âme pleine, dit Trygétius, mais c'est de vices et de corruption. Et voilà, repris je, ce qui fait dans ces âmes une sorte de stérilité et pour ainsi dire d'inanition. Car, si le corps privé de nourriture est la plupart du temps en proie à des maladies et à des affections indices de la faim, ces âmes de leur côté sont pleines de maux qui révèlent de longs jeûnes. Car le mot de nequitia, qui désigne la corruption, mère de tous les vices, vient, selon les anciens, de ce qu'elle est sans aucun bon effet, nequidquam,de ce qu'elle est le néant, nihil. La vertu opposée à ce vice [173] s'appelle frugalité. De même donc que frugalité vient de frux, c'est-à-dire de fructus, fruits, parce qu'elle rend, pour ainsi dire, les âmes fécondes; ainsi c'est la stérilité, c'est-à-dire le rien (nihilum), qui a donné son nom à la corruption (nequitia). Ce qui découle en effet, ce qui se dissout, ce qui tombe en liquéfaction, ce qui pour ainsi dire meurt sans cesse, n'est rien; et voilà pourquoi nous appelons les gens frappés du vice dont nous parlons des hommes perdus de débauches. Ce qui est quelque chose, c'est ce qui demeure, ce qui reste, ce qui demeure toujours le même, comme la vertu, dont l'élément le plus important et le plus beau est la tempérance ou la frugalité. Mais, si c'est là une vérité trop obscure, pour que vous puissiez la saisir dès à présent, vous m'accorderez du moins, puisque les âmes ignorantes sont pleines aussi, qu'il y a, pour les âmes comme pour les corps, deux sortes d'aliments, les uns salubres et utiles, les autres malsains et empoisonnés.

9. Cela étant et puisque, comme nous en sommes convenus, l'homme est composé de deux parties, c'est-à-dire d'âme et de corps, je crois devoir, le jour de ma naissance, offrir un repas tant soit peu splendide non-seulement à vos corps, mais aussi à vos âmes. Ce repas, quel qu'il soit, je vous le servirai, si vous avez faim, car si j'entreprends de vous nourrir, en dépit de vous-mêmes et malgré votre répugnance, j'y perdrai ma peine, et on doit vous souhaiter plus de goût pour ces mets de l'âme que pour ceux du corps. Et cela aura lieu, si vos âmes sont saines. Car les malades, nous le voyons dans les maladies du corps, refusent ou rejettent la nourriture. — Tous, de la physionomie et de la voix, se déclarèrent prêts à prendre et à dévorer tout ce que j'aurais préparé.

10. Alors, reprenant la parole : Voulons-nous être heureux, leur demandai-je ? A peine avais-je laissé échapper ces mots, qu'ils répondirent affirmativement tous d'une voix. Trouvez-vous, leur dis-je, qu'on soit heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut? Ils répondirent négativement. D'un autre côté, est-on toujours heureux, quand on a ce que l'on veut? Alors ma mère : Quand on veut le bien et qu'on le possède, on est heureux; mais quand on veut ce qui est mauvais et quoiqu'on le possède, on est malheureux. Alors souriant et plein de joie je lui dis : te voilà, ma mère, au sommet de la philosophie. Sans aucun doute, il ne t'a manqué que le style pour t'exprimer comme Cicéron, qui a parlé dans ce sens. Dans son Hortensius, en effet, qui est l'éloge et la défense de la philosophie, on trouve ce passage : « Voici venir des hommes qui, sans être des philosophes, sont toujours prêts à discuter. Ils déclarent qu'on est toujours heureux quand on vit comme on veut. Erreur profonde ! Car vouloir ce qui ne convient pas est le comble de l'infortune, et l'on est moins malheureux de ne pas obtenir ce « que l'on veut que de rechercher ce qu'il ne faut pas. La dépravation de la volonté fait « plus de mal que le succès ne fait de bien. »

A ces mots, ma mère poussa de telles exclamations qu'oubliant totalement son sexe, nous nous imaginâmes voir siéger au milieu de nous quelque grand homme. Moi cependant je considérais, autant que je le pouvais, de quelle source divine découlaient ses paroles. Alors Licentius : Mais dis-nous donc ce qu'il faut vouloir pour être heureux et quels doivent être les objets de nos désirs? Invite-moi, lui dis-je, le jour de ta naissance; quand tu daigneras me faire cet honneur, je prendrai volontiers de tout ce que tu me serviras. A cette condition je t'invite à souper chez moi aujourd'hui, et à ne pas me demander des mets qui peut-être ne sont pas préparés. Comme il paraissait se repentir de son observation modeste et réservée: Ainsi, repris-je, voilà qui est convenu entre nous : on ne peut être heureux, si l'on n'a pas ce que l'on veut, et, quand on a ce que l'on veut, on n'est pas toujours heureux? Ils m'accordèrent ce point.

11. Et maintenant, continuai-je, m'accordez-vous que, lorsqu'on n'est pas heureux, on est malheureux? — Ils n'hésitèrent pas. — Lorsqu'on n'a pas ce que l'on veut, on est donc malheureux? Chacun fut de cet avis. — Qu'est-ce donc que l'homme doit acquérir pour être heureux, dis-je? Peut-être, en effet, pouvons-nous ajouter à notre festin ce supplément, pour tenir compte de l'appétit de Licentius: Selon moi, ce que l'homme doit acquérir c'est ce qu'il peut posséder quand il le veut. — C'est évident, dirent-ils. — Ainsi, continuai-je, ce doit être un bien permanent, indépendant de la fortune, au-dessus de tous les hasards; car ce qui est fragile et mortel, nous ne pouvons le posséder quand nous voulons ni autant que nous voulons. — Tous en tombèrent d'accord. — Mais Trygétius : Il y a, dit-il, beaucoup [174] d'heureux mortels qui possèdent en abondance et largement des biens fragiles, soumis au hasard ,t qui font pourtant le charme de cette vie. lien ne leur manque de ce qu'ils désirent.

Je lui répondis par cette question : Quand on craint, est-on heureux, selon toi? — Non, dit-il. — Et, quand on peut perdre ce que l'on Lime, peut-on s'empêcher de craindre? — C'est impossible. — Mais on peut les perdre, ces dons exposés au hasard. Donc, quand on aime et qu'on possède de tels biens, il est impossible d'être heureux. Il ne répliqua point. -Ici ma mère prit la parole. De tels biens , dit-elle, quand même nous serions sûrs de ne pas les perdre, ne peuvent nous rassasier. On est donc encore malheureux alors, parce qu'on est toujours indigént. — Eh quoi 1 lui dis-je, quand on nage dans l'abondance de toutes ces choses, si l'on sait mettre des bornes à ses désirs, se contenter de ce que l'on a, en jouir avec sagesse, n'est-on pas heureux, selon toi?-Donc, reprit-elle, ce ne sont pas ces biens qui rendent heureux, c'est la modération. — Fort bien, lui dis-je, on ne pouvait répondre autrement; et toi, en particulier, tu ne pouvais faire .me autre réponse. Ainsi il est indubitable pour nous que, lorsqu'on est décidé a être heureux, il faut se procurer un bien permanent et à l'abri des rigueurs de la fortune. — Depuis longtemps, dit Trygétius, nous sommes d'accord sur ce point. — Dieu, lui dis-je, est-il, à vos yeux, éternel et permanent. — C'est tellement certain, dit Licentius, que cela ne se demande pas. Tous s'inclinèrent pieusement et dévotement. — Par conséquent, leur dis-je, posséder Dieu c'est être heureux.

12. Ils admirent avec joie et de tout leur coeur cette vérité. Il ne nous reste donc plus, leur dis-je , qu'à chercher quel est l'homme qui possède Dieu. Car un tel homme sera heureux assurément. Répondez : que vous en semble? — Ici, Licentius : Celui-là possède Dieu, qui vit selon la vertu. Trygétius à son tour : Celui-là possède Dieu, qui fait ce que Dieu veut. Lastidianus fut de cet avis. Mon fils, le plus jeune de mes interlocuteurs, dit alors Celui-là possède Dieu, dont l'âme est exempte de souillures. Ma mère approuva toutes ces réponses, mais surtout la dernière. Navigius se taisait. Je lui demandai son opinion. Je me range à l'avis de celui qui a parlé le dernier, répondit-il. Je ne crus pas devoir m'abstenir d'interroger Rusticus sur ses sentiments, dans une si haute question. Car il me semblait que la réserve avait autant de part a son silence que la réflexion. Il adopta l'avis de Trygétius.

13. Ainsi, leur dis-je, je connais le sentiment de chacun sur cette grande question, au-dessus de laquelle nous ne devons rien chercher, nous ne pouvons rien trouver, pourvu toutefois que nous continuions à approfondir ce sujet dans tout le calme de notre âme et dans toute la sincérité de notre coeur. Mais aujourd'hui cela nous mènerait trop loin; il y a aussi dans les festins de l'âme des débauches de table. Si l'on se jette trop avidement sur les mets spirituels, on les digère mal, et la santé de l'âme en souffre, comme elle souffrirait de l'inanition. Nous entamerons donc, si bon vous semble, cette question demain , quand nous aurons bon appétit. Contentez-vous aujourd'hui de savourer ce mets que tout à coup votre amphitryon a l'idée de vous servir. C'est, si je ne me trompe, un plat de douceurs, un de ces mets qui figurent au dessert, tout confit du miel de l'école. A ces mots, tous étendirent les mains, comme vers un plat que l'on apporte et me forcèrent à leur expliquer en toute hâte ce que j'allais leur servir. Eh quoi ! leur dis-je, ne voyez-vous pas que nous venons de terminer le débat que nous avions abordé avec les académiciens? A ce mot d'académiciens, les trois interlocuteurs qui étaient au courant — de ce que je voulais dire, se levèrent avec ardeur et, les bras tendus, pour ainsi dire, encouragèrent de leur mieux celui qui les servait, en témoignant que nul autre mets n'était plus de leur goût.

14. Voici le raisonnement que je leur exposai alors. S'il est manifeste, nous l'avons vu tout à l'heure, que l'on n'est pas heureux quand on n'a pas ce que l'on veut; si l'on ne cherche que ce que- l'on veut trouver, et si les académiciens cherchent toujours la vérité , c'est qu'ils veulent trouver la vérité, c'est qu'ils veulent avoir un moyen pour la trouver. Or, ils ne la trouvent pas. Partant ils ne possèdent pas ce qu'ils veulent; partant ils ne sont pas heureux. Or, il n'y a de sage que celui qui est heureux. Donc un académicien n'est pas un sage. Tous alors s'écrièrent, comme s'ils s'emparaient de toutes mes paroles. Mais Licentius, qui se tenait sur ses gardes, craignit de s'avancer et ajouta : Comme vous, je mg suis jeté sur ce raisonnement et je me suis écrié à cette conclusion qui faisait impression sur moi. Mais je [175] ne l'avalerai pas et je garderai ma part, pour la donner à Alype. Il la savourera avec moi ou il me dira pourquoi il ne faut pas y goûter.

C'est Navigius, lui dis-je, qui devrait plus que toi craindre les douceurs, puisqu'il a la rate en mauvais état. Alors Navigius souriant : Ces douceurs-là me guériront; sans aucun doute. Car je ne sais comment cela se fait; mais ce raisonnement hérissé et piquant que tu nous as présenté, ressemble à ce miel de l'Hymette, dont on a dit qu'il a une saveur aigre-douce et ne gonfle point les entrailles. C'est pourquoi, bien qu'il me pique tant soit peu le palais, je l'absorbe tout entier de mon mieux et de fort bon coeur. Je ne vois pas, en effet, comment on pourrait attaquer ta conclusion. — C'est impossible, dit Trygétius ; et je ne suis pas fâché de m'être brouillé depuis longtemps avec les académiciens. Car je ne sais quel instinct ou plutôt quelle impulsion divine me poussant, j'étais devenu leur ardent ennemi, même sans savoir comment m'y prendre pour les réfuter.

15. Alors Licentius : Pour moi, je ne déserte pas encore leur drapeau. Ainsi, dit Trygétius, tu es en désaccord avec nous. — Etes-vous, dit Licentius, en désaccord avec Alype? — Je ne doute pas, lui répondis-je, que si Alype était ici, il ne s'inclinât devant une argumentation si simple. Il ne serait pas en effet assez déraisonnable pour regarder comme heureux des hommes privés d'un bien immense qu'ils désirent de toutes leurs forces, pour croire que les académiciens ne veulent pas trouver la vérité ou que lorsqu'on n'est pas heureux on peut être sage. Car voilà pour ainsi dire, les trois ingrédients; voilà le miel, la farine et les amandes qui composent ce gâteau dont tu ne veux pas goûter. — Se laisserait-il séduire, dit Licentius, par cette légère friandise bonne pour les enfants? Abandonnerait-il, pour elle, cette source féconde de la philosophie académicienne, don les flots auront bientôt englouti ou entraîné ce je ne sais quel petit morceau de pâte? — Comme si nous avions besoin, repris je; dé discuter longtemps là-dessus, particulièrement aven Alype! Mais il soutiendrait lui-même à son corps défendant que mon petit raisonnement ne manque ni- de force ni d'utilité. Quant à toi, qui as pris le parti de t'accrocher à l’avisd'un absent, quelle est celle de mes propositions que tu n'approuves pas?

Refuses-tu de m'accorder qu'on n'est pas heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut? Prétends-tu que les académiciens ne voudraient pas trouver et posséder cette vérité qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ? Connais-tu un sage qui ne soit pas heureux ? — C'est être complètement heureux, dit-il avec un sourire amer, que de ne pas avoir ce que l'on veut. Comme j'exigeais que cette assertion fût consignée par écrit: je n'ai pas dit cela, répondit-il, en se récriant. Comme je faisais signe à mes auditeurs de prendre note encore de cette déclaration. Eh bien ! je l'ai dit, répondit-il. Or j'avais recommandé une fois pour toutes que toute parole fût écrite. Je tenais donc mon jeune adversaire flottant entre son obstination et la honte de se dédire.

16. Tandis que nous l'engagions en badinant ainsi à prendre sa part du festin, je remarquai que les autres convives, ignorant tout ce qui se passait et curieux de savoir ce que nous pouvions dire entre nous avec une physionomie si enjouée, me regardaient sans rire. Ils me firent l'effet de ces convives que l'on rencontre bien souvent au milieu de commensaux avides et rapaces et qui s'abstiennent de toucher aux mets, par un sentiment de dignité et de retenue. Comme je les avais invités, comme je jouais en cette occasion le rôle d'un grand personnage, et, pour tout dire, le rôle de celui qui invite au nom d'un homme vraiment digne de ce nom, je ne pus me contenir, et je fus choqué de cette différence d'attitude entre mes convives, qui rompait l'harmonie de notre festin. Je souris à ma mère. Usant d'une entière franchise, et m'ordonnant de tirer, pour ainsi dire, de son buffet particulier un supplément pour des convives trop discrets: Dis-nous donc, s'écria-t-elle, et explique-nous quels sont ces académiciens et ce qu'ils veulent. Je le lui expliquai en quelques termes bien clairs et de façon à renseigner tout le monde sur leur compte. Ces gens-là, dit-elle alors, sont des tombeurs (caducarii). C'est le nom qu'on donne chez nous dans le peuple à ceux qui tombent du haut-mal, et aussitôt elle se lève pour s'en aller. Le repas était fini . Nous nous retirâmes tous de fort bonne-humeur et en riant (1).

CHAPITRE III. Deuxième entretien. Quel est l'homme qui possède Dieu, de manière è posséder le bonheur? Trois avis : selon les uns, c'est celui qui fait la volonté de Dieu; selon les autres, c'est celui qui mène une vie vertueuse; selon d'autres enfin, c est celui qui n'est pas possédé de l'esprit impur. Le mot esprit impur a deux sens : on entend par là soit l'esprit malin qui agite les démoniaques, soit l'Ame impure, c'est-à-dire l'âme que les vices et les erreurs souillent.

17. Le lendemain, toujours après dîner, les mêmes convives se trouvaient réunis dans le même lieu; mais ils étaient arrivés un peu plus tard que la veille. — Vous êtes venus tard au festin, leur dis-je. Ce n'est pas, je pense, que le repas d'hier vous ait donné une indigestion ; mais à vos yeux, sans doute mes festins sont bien modestes, et vous n'avez pas cru devoir vous hâter, pour attaquer des mets qui sont bientôt mangés. Il n'est pas probable, en effet, qu'il soit resté grand'chose d'un repas dont le menu ne répondait pas à la solennité du jour. Peut-être avez-vous eu raison, mais j'ignore comme vous ce qu'il peut y avoir de prêt. Il y a un autre amphitryon en effet, qui ne cesse de fournir à tout le monde toutes sortes de mets, et surtout les mets dont il s'agit en ce moment. Mais c'est la faiblesse ou la satiété ou la préoccupation qui nous empêche d'y toucher. Cet amphitryon quand il demeure avec nous, fait notre bonheur: c'est là, si je ne me trompe, une vérité dont nous étions convenus hier avec ferveur et avec fermeté. La raison en effet nous avait démontré qu'on est heureux quand on possède Dieu. Aucun d'entre vous n'avait répugné à admettre cette maxime. Toute la question était donc alors de savoir quel est celui qui vous semble posséder Dieu. Là-dessus, si j'ai bonne mémoire, trois sentiments ont été exprimés. Les uns ont été d'avis qu'on possède Dieu quand on fait la volonté de Dieu. D'autres ont dit qu'on possède Dieu, quand on mène une vie vertueuse. Les autres ont pensé que les âmes où Dieu habite, sont celles où n'habite pas cet esprit que l'on appelle impur.

18. Mais peut-être n'avez-vous exprimé tous qu'un seul et même avis en des termes différents. A considérer en effet les deux premières propositions, tout homme qui mène une vie vertueuse fait la volonté de Dieu ; réciproquement celui qui fait la volonté de Dieu mène une vie vertueuse, et vivre selon la vertu n'est autre chose que de faire ce que Dieu aime. N'êtes-vous pas de cet avis? tous en convinrent. La troisième proposition demande un examen un peu plus approfondi. Dans les formules de nos cérémonies les plus saintes, le mot esprit impur, à mon sens, a deux acceptions. Quelquefois il désigne cet esprit qui, venant du de. hors, envahit notre âme, trouble nos sens et excite en nous comme des transports de fureur. Ceux qui sont chargés de le chasser imposent, comme on dit, les mains aux possédés, ou prononcent un exorcisme, c'est-à-dire chassent l'esprit du mal, en l'adjurant au nom de Dieu. Le mot esprit impur a un autre sens; il désigne toute âme impure, c'est-à-dire toute âme souillée de vices et d'erreurs. C'est donc toi que j'interroge, mon enfant, toi qui as peut-être ouvert cet avis, dans toute la sérénité et dans toute la pureté de ton âme : Quel est l'homme qui, selon toi, est affranchi de l'esprit impur? est-ce celui qui n'a pas en lui-même le mauvais génie qui égare les hommes? est-ce celui qui a purgé son âme de tout vice et de tout péché? — Selon moi, dit-il, on est affranchi de l'esprit impur quand on vit chastement. — Mais à quel homme donnes-tu le nom de chaste? est-ce à l'homme exempt du péché? est-ce à l'homme qui se borne à s'abstenir de tout commerce illicite? — Eh ! comment pourrait-on être chaste, répondit l'enfant, si l'on se bornait à s'abstenir de tout commerce illicite, sans cesser d'imprimer à son âme la souillure de tous les autres péchés? L'homme vraiment chaste est celui qui a les yeux tournés vers Dieu, et qui tient ses regards fixés sur Dieu seul. Je fis mettre par écrit les paroles textuelles de l'enfant. — Cet homme-là, dis-je, mène donc nécessairement une vie vertueuse, et l'homme vertueux est donc nécessairement cet homme-là. N'es-tu pas de cet avis? Il en tomba d'accord avec les autres. Ainsi, repris-je, vous n'avez tous exprimé qu'un seul et même sentiment.

19. Mais, dites-moi un peu, Dieu veut-il que l'homme cherche Dieu? Ils m'accordèrent ce point. — Pouvons-nous dire qu'un homme cherchant Dieu mène une vie contraire à la vertu? — Nullement, dirent-ils. — Une troisième question: L'esprit impur peut-il chercher Dieu? — Non, dirent-ils. — Navigius avait quelques doutes; mais il finit par se réunir aux autres. Si donc, repris-je, l'homme cherchant Dieu fait la volonté de Dieu, vit selon la vertu et est [177] affranchi de l'esprit impur, si d'un autre côté l'homme cherchant Dieu ne possède pas encore ce Dieu, il s'ensuit que l'homme vertueux, l'homme faisant la volonté de Dieu, l'homme affranchi de l'esprit impur ne doit pas, selon nous, posséder Dieu pour cela. Mes auditeurs riaient de se voir pris au piège de leurs concessions. Ma mère, longtemps interdite, me demanda enfin de détendre et de délier par une explication les noeuds de cette proposition entortillée que la nécessité de conclure m'avait fait jeter au milieu de l'assemblée. Cela fait, on ne peut cependant, dit-elle, parvenir à Dieu sans avoir cherché Dieu. — Très-bien, lui dis-je; mais celui qui cherche encore Dieu, n'est pas encore arrivé à Dieu, quand même il vivrait selon la vertu. Il n'est donc pas vrai de dire que l'homme vertueux possède Dieu. — Selon moi, dit ma mère, il n'est personne qui ne possède Dieu. Mais l'homme vertueux a Dieu pour lui; le méchant a Dieu contre lui. — Partant, repris-je, nous avons eu tort hier d'accorder le bonheur à celui qui possède Dieu, puisque tout homme possède Dieu et que tout homme n'est pas heureux. — Ajoute donc, dit ma mère, qu'il faut, tout en possédant Dieu, avoir Dieu pour soi.

20. Au moins, dis-je, voici qui est bien convenu. L'homme heureux est celui qui a Dieu pour lui. — Je voudrais bien, dit Navigius, t'accorder ce point, mais je crains celui qui adresse encore cette question; je crains surtout que tu ne finisses par accorder le bonheur à cet académicien, auquel dans un langage vulgaire et peu élégant, mais très juste selon moi, on a appliqué hier le nom de tombeur (caducarius). Je ne puis dire en effet que Dieu soit contraire à l'homme qui le cherche. Si je. ne puis le dire, c'est que Dieu lui est propice, et celui qui possède un Dieu propice, est heureux. II sera donc heureux celui qui cherche Dieu. Mais quand on cherche, c'est qu'un n'a pas ce que l'on veut. On sera donc heureux, tout en n'ayant pas ce que l'on veut; conclusion que nous trouvions absurde hier, en croyant que nous venions de dissiper les ténèbres de l'académie. Licentius triomphera donc de nous et m'avertira, en sage médecin, que je suis puni d'avoir pris (les douceurs contraires à ma santé.

21. Ici ma mère ayant encore souri : Je n'accorde pas, dit Trygétius, que Dieu nous soit contraire, parce qu'il ne nous est pas propice. Mais il y a pour l'homme une situation intermédiaire. — Eh bien ! lui dis-je, cet homme placé dans une situation intermédiaire, cet homme auquel Dieu n'est ni propice ni contraire, crois-tu qu'il possède Dieu d'une manière quelconque? Trygétius hésitait. Autre chose est, dit ma mère, de posséder Dieu, autre chose de n'être pas abandonné de Dieu. — Eh bien ! lui dis-je, qu'est-ce qui vaut le mieux, de posséder Dieu ou de n'être pas abandonné de Dieu? — Autant que je puis voir clair en mon âme, dit-elle, voici ma pensée : Etre vertueux c'est avoir Dieu pour soi. Etre vicieux, c'est avoir Dieu contre soi. Mais quand on cherche Dieu, quand on ne l'a pas encore trouvé, on ne l'a ni pour soi, ni contre soi ; mais on n'est pas abandonné de Dieu. Est-ce votre avis, dis-je aux auditeurs? Ils répondirent affirmativement. — Répondez alors à cette question, repris-je N'a-t-on pas, selon vous, Dieu pour soi, quand on est favorisé de Dieu ? — Sans doute, dirent-ils. — Eh bien ! Dieu ne favorise-t-il pas celui qui le cherche? — Oui, il le favorise. — Celui qui cherche Dieu a donc Dieu pour lui, et tout homme qui a Dieu pour lui est heureux. Il est donc heureux aussi l'homme, qui cherche Dieu. Or, quand on cherche, c'est que l'on n'a pas encore ce que l'on veut. On sera donc heureux tout en n'ayant pas ce que l'on veut. — Non, dit ma mère, je ne crois pas que l'on puisse être heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut. — Donc, repris je, quand on a Dieu pour soi, on n'est pas toujours heureux. — Si la raison exige cette conséquence, dit-elle, je ne puis la nier. — Ainsi, continuai-je, nous établirons la distinction suivante: Tout homme qui a trouvé Dieu a Dieu pour lui et il est heureux; mais tout homme qui cherche Dieu a Dieu pour lui, sans être encore heureux; et tout homme qui, par ses vices et par ses péchés s'éloigne de Dieu , non-seulement n'est pas heureux, mais n'a pas Dieu pour lui.

22. Tout le monde étant de cet avis, voilà qui va bien, dis-je , mais j'ai encore une crainte. Peut-être pensez-vous à cette proposition déjà accordée par nous, qu'on est malheureux quand on n'est pas heureux, et, pour être conséquents, nous devons trouver malheureux l'homme qui a Dieu peur lui, mais qui cherche encore Dieu et qui par cela même n'est ils encore heureux selon nous. Eh quoi 1 nous donnons avec Cicéron le nom de riches aux grands propriétaires fonciers, et ceux (lui possèdent toutes les vertus, nous les appellerons [178] pauvres ! mais prenez garde. Si l'on a raison de dire que tout homme qui est dans le besoin est Malheureux, peut-être aura-t-on raison de dire que tout malheureux est dans le besoin. Et alors, il sera vrai de dire que malheur et besoin sont une seule et même chose, proposition qui a déjà été avancée et à laquelle, vous l'avez vu, j'ai donné mon assentiment. Mais aujourd'hui cela nous entraînerait trop loin. le vous prie donc de vouloir bien, demain encore, vous réunir à cette table. — Très-volontiers, répondirent-ils tous à la fois, et nous nous levâmes.

CHAPITRE IV. Troisième entretien. Malheur et indigence sont synonymes. La plus déplorable indigence, c'est le manque de sagesse. Quand nous avons la sagesse, notre âme est pleine, notre âme a atteint sa mesure. La vie bienheureuse consiste dans la possession de ta vraie sagesse , dans la parfaite connaissance de Dieu.

23. Le troisième jour de notre entretien vit fuir les nuages du matin qui nous forçaient de nous rendre au bain, et, dans l'après-midi, le ciel reprit toute sa pureté. Nous résolûmes donc de descendre sur une pelouse qui était proche. Chacun s'y assit le plus commodément possible, et voici comment notre entretien se termina. Je me rappelle, dis-je, et j'ai retenu presque tous les points que j'ai voulu obtenir de vous. Aujourd'hui donc, pour que nos entretiens à cette table entrent chaque jour dans une phase nouvelle, vous n'aurez rien ou presque rien à me répondre. Ma mère avait dit que le malheur n'est autre chose que le besoin, et nous sommes convenus que tous ceux qui sont dans le besoin sont dans le malheur. biais tous les malheureux sont-ils dans le besoin? Voilà la question que nous n'avons pas pu éclaircir hier. Si l'alternative nous est démontrée par la raison, tout est fini; l’homme heureux est trouvé; c'est celui qui n'est pas dans le besoin. En effet, quiconque n'est pas malheureux est heureux. On est donc heureux, quand on n'est pas dans le besoin, s'il est vrai que ce que nous appelons le besoin soit la même chose que le malheur.

24. Eh quoi ! dit Trygétius, ne pouvons-nous pas conclure dès à présent que lorsqu'on n'est pas dans le besoin, on est heureux? Car il est évident que, lorsqu'on est dans le besoin, on est malheureux; et nous avons accordé, je m'en souviens, qu'il n'y a pas d'état intermédiaire entre, le malheur et le bonheur. — A ton avis, lui dis-je, y aurait-il quelque état intermédiaire entre la mort et la vie? Un homme n'est-il pas nécessairement vivant ou mort? — Je l'avoue, dit-il, là non plus, il n'y a pas de milieu. Mais pourquoi cette question? — C'est que, lui dis-je, tu avoues, je crois, que tout homme enseveli depuis un an est bien mort. — Il ne le niait pas. — Eh bien ! tout homme qui n'est pas enseveli depuis un an est-il vivant? — Ce n'est pas une conséquence, dit-il. — Donc, répondis-je, si tout homme qui est dans le besoin est dans le malheur, il ne s'ensuit pas que tout homme qui n'est pas dans le besoin soit heureux, bien qu'entre le bonheur et le malheur, comme entre la vie et la mort, il ne puisse se trouver d'état intermédiaire.

25. Quelques-uns de mes auditeurs se montraient un peu lents à saisir cette dernière proposition. Je l'éclaircis de mon mieux, et je la leur représentai sous plusieurs formes, en termes appropriés à leur intelligence. Ainsi, repris je, c'est être dans le malheur que d'être dans le besoin, on n'en doute pas; et nous ne craignons pas ici pour le sage quelques nécessités matérielles. Car ces nécessités ne pèsent pas sur l'âme qui est le siège de la vie heureuse. L'âme du sage en effet est parfaite; or nul être parfait n'est dans le besoin. Le sage usera des choses qui semblent être nécessaires au corps, s'il les a sous la main. S'il ne les a pas, l'absence de ces objets ne suffira pas pour l'abattre. Car tout homme sage est homme de courage; or le courage ne redoute rien. Le sage ne redoute donc ni la mort corporelle, ni ces douleurs qu’on ne peut chasser, éviter ou éloigner pour un temps qu'à l'aide de ces biens dont il peut être dénué. Mais il ne laissera pas de faire un bon usage de ces biens s'il n'en est pas privé. Elle est très juste en effet cette pensée :

Quand on peut éviter un mal en cette vie, Le souffrir est une folie (1).

Le sage évitera donc la mort et la douleur, tant qu'il pourra le faire sans blesser les convenances. Il y aurait à craindre, s'il ne les évitait pas, qu'il né frit malheureux, non pas de souffrir de pareils accidents, mais de lavoir pas voulu les éviter quand il le pouvait. Ce qui est une preuve manifeste de folie. En n'évitant pas ces maux, on sera donc malheureux, non de les éprouver, mais d'avoir fait une folie. Si néanmoins, malgré d'honorables efforts, le sage n'a pu se soustraire à ces maux, il ne sera pas malheureux d'en être assiégé. Elle est juste aussi cette autre pensée du même poète comique.

Quand on ne peut ce que l'on veut, Il faut vouloir ce que l'on peut (1).

Comment le sage pourrait-il être malheureux, quand il n'arrive rien qui puisse contrarier sa volonté? Car ce qu'il sait ne pouvoir arriver, il ne peut le vouloir. Les choses auxquelles sa volonté aspire, ne peuvent lui manquer. Que veut-il en effet? Il veut que toutes ses actions soient réglées sur les principes de la vertu et sur la loi divine de la sagesse. Or la satisfaction de ce désir ne peut lui être arrachée.

26. Examinez maintenant si tout homme qui est malheureux est dans le besoin. Ce qui fait ici la difficulté, c'est qu'il y a bien des hommes comblés par la fortune, pour lesquels tout est facile et qui n'ont qu'un signe à faire pour voir leurs désirs accomplis. Il est difficile d'arriver à ce genre de vie. Mais figurons-nous un homme semblable à cet Orata dont parle Cicéron. Comment avancer hardiment que cet Orata était dans le besoin, lui l'homme riche, l'homme bien vu, l'homme de plaisir par excellence, l'homme qui n'avait rien à désirer sous le rapport des jouissances, du crédit, de la santé qui chez lui était bonne et inaltérable? Terres du meilleur rapport, amis du meilleur commerce, il avait tout cela en abondance et à satiété. Tous ces biens, il en usait convenablement dans l'intérêt de son bien-être ; enfin, pour tout dire, toutes ses entreprises, tous ses plans étaient couronnés de succès. Mais peut-être, dira-t-on , voulait-il avoir plus qu'il n'avait. Cela, nous l'ignorons, mais, et cela suffit dans l'état où est la question, supposons qu'il ne désirât rien au-delà de ce qu'il possédait, lui manquait-il quelque chose selon vous? — Quand j'accorderais, -dit Licentius, qu'il ne désirait rien, chose bien difficile à admettre, lorsqu'il s'agit d'un homme qui n'est pas un sage, toujours est-il qu'il craignait, car c'était, dit-on, un bon esprit, que quelque coup du sort ne lui ravit tous ses biens. Car il ne fallait pas faire un grand effort, pour voir que de tels biens, quelque grands qu'ils fussent, étaient soumis aux chances de la fortune.

Alors, en souriant . Tu vois bien, dis-je, ô Licentius, que cet homme si fortuné, trouvait dans la rectitude de son esprit un obstacle à son bonheur. Plus il avait le coup d'oeil perçant, plus il voyait qu'il pouvait perdre tous ses biens. Aussi était-il abattu par la crainte et avait-il sur les lèvres ce dicton assez vulgaire Pour un homme sans assurance, le bon sens est un malheur.

27. Licentius et les autres s'étaient mis à sourire. Approfondissons ce point, leur dis-je. Car, tout en étant dans la crainte, Orata n'était pas dans le besoin et là est toute la question. Le besoin consiste à ne pas avoir et non à craindre de perdre ce que l'on a. Or cet homme était malheureux, parce qu'il craignait, et pourtant il ne lui manquait rien. On peut donc être malheureux sans être dans le besoin. Cette assertion obtint l'approbation de tous et de ma mère elle-même dont je soutenais l'avis. Cependant d'un ton légèrement indécis : je ne sais, dit-elle, et je ne vois pas bien comment on peut séparer le malheur du besoin, ou le besoin du malheur. Car cet homme riche et opulent qui, comme vous le dites, ne désirait rien, par cela même qu'il craignait de perdre sa fortune, était dans le besoin, puisqu'il lui manquait la sagesse. — Ne l'appellerait-on pas indigent, s'il manquait d'argent ou d'argenterie ? Et nous ne lui donnerions pas ce nom, quand il manquait de sagesse? Toute la société poussa un cri d'admiration. J'étais moi-même joyeux et satisfait d'entendre sortir des lèvres de ma mère plutôt que de tout autre, cette grande vérité que j'avais prise dans les livres des philosophes et que je réservais pour la fin du repas. Voyez-vous, dis-je, la différence qu'il y a entre ces âmes nourries de tant de sciences diverses et une âme tournée tout entière vers Dieu? D'où sortent ces paroles que vous admirez, si ce n'est d'une source divine? — En effet, s'écria Licentius plein de joie, on ne peut rien dire de plus vrai, de plus divin. Oui, la plus grande et la plus déplorable indigence, c'est le manque de sagesse, et, quand nous avons la sagesse, rien ne peut nous manquer.

28. L'indigence de l'âme, repris-je, n'est autre chose que la folie. La folie, en effet, est le contraire de lu sagesse, tout comme la mort est le contraire de la vie, tout comme le bonheur est le contraire du malheur. Entre ces divers états, il n'y a pas de milieu. Si tout homme qui n'est pas heureux est malheureux, [180] si tout homme qui n'est pas mort est vivant, tout homme aussi qui n'est pas fou est sage; la chose est évidente. Et nous voyons par là dès à présent que le malheur de Sergius Orata ne venait pas seulement de la crainte qu'il avait de perdre les dons de la fortune (1), mais qu'il venait encore de sa folie. Il eût donc été plus malheureux encore, si, au milieu de ses prétendus biens si exposés, si chancelants, il eût été affranchi de toute crainte. Car la sécurité lui serait venue, non de la vigilance d'une âme forte, mais de l'engourdissement de son intelligence; et plongé dans une folie plus profonde, il eût été malheureux. Or, si tout homme qui manque de sagesse est en proie à une grande indigence , et si tout homme quia la sagesse en partage ne manque de rien, il s'ensuit que la folie est de l'indigence; or, comme tout insensé est malheureux, tout homme malheureux est insensé. Le malheur est donc toujours de l'indigence, comme l'indigence est toujours le malheur : voilà qui est démontré.

29. Trygétius ayant dit qu'il ne comprenait pas bien cette conclusion : De quoi sommes-nous logiquement convenus, dis-je? Qu'on est indigent quand on n'a pas la sagesse, ré pondit-il. Qu'est-ce donc, repris je, que l'indigence?C'est le manque de sagesse. — Et qu'est-ce que le manque de sagesse? — Il se taisait. N'est-ce pas la folie, repris je ? — Oui, répondit-il. — Etre en proie à l'indigence, repris-je, c'est donc être en proie à la folie; et par conséquent indigence et folie sont une seule et même chose sous deux mots différents. Et pourtant nous disons, je ne sais comment: Il y a là de l'indigence; il y a là de la folie. C'est comme si nous disions en parlant d'un lieu, d'où la lumière est absente: Il y a là des ténèbres, ce qui revient à dire . Il n'y a pas de lumière. Ce ne sont pas en effet les ténèbres qui vont et viennent; mais manquer de lumière, c'est être ténébreux, comme manquer de vêtements, c'est être nu. Les vêtements, en effet, ne font pas fuir la nudité, comme si elle était mobile. Nous parlons donc de l'indigence d'un homme, comme nous parlerions de sa nudité. Le mot indigence, en effet, est un mot négatif. J'ajoute donc, pour mieux expliquer ma pensée que, lorsqu'on dit de quelqu'un : Il a le malheur de l'indigence, c'est comme. si l'on disait : II a le malheur de ne rien avoir. Donc, puis,lue nous avons démontré que la folie par elle-même est une indigence véritable et positive, c'est à vous de voir si nous avons résolu la question que nous nous étions posée. Nous nous demandions, en effet, si ce que nous appelons malheur, n'est pas la même chose que ce que nous nommons indigence. Or, nous avons prouvé que la folie s'appelle à bon droit de l'indigence. De même donc que tout insensé est malheureux et que tout malheureux est insensé; ainsi, nous sommes forcés d'avouer que non-seulement tout indigent est malheureux, mais que tout homme malheureux est indigent. Or, si de ce que tout insensé est malheureux, et de ce que tout homme malheureux est insensé, on conclut que folie et malheur sont synonymes , pourquoi de ce que tout indigent est malheureux et de ce que tout homme malheureux est indigent, ne pas conclure que malheur et indigence sont une seule et même chose ?

30. Tout le monde ayant avoué qu'il en était ainsi, je continuai en ces termes: Il nous reste maintenant à voir quel est l'homme qui ne connaît pas l'indigence, car cet homme-là sera sage et heureux (1). Or, la folie est l'indigence même, c'est son nom véritable, et ce nom d'indigence emporte d'ordinaire l'idée de stérilité et de dénuement. Remarquez, je vous prie, le soin qui a présidé jadis à la création , sinon de tous les mots, du moins, et c'est manifeste, à la création des mots qui désignent les objets les plus nécessaires à connaître. Déjà vous m'accordez que tout insensé est indigent, et que tout indigent est insensé. Vous m'accordez aussi, je crois, qu'un esprit insensé est vicieux, et que la folie désigne tous les vices de l'esprit. Le premier jour de cet entretien, nous avons dit que le mot de nequitia (débauche), vient de nec quidquam (rien), et que la frugalité, le contraire de la débauche , tire son nom de frux, frugis, fruit, production. Ainsi, dans ces deux qualités contraires, la frugalité et la débauche, ce qui semble dominer, c'est l'être et le non-être. Or, que voyons-nous de contraire à l'indigence, dont il est ici question ? Après un moment d'hésitation générale : Je dirais bien, reprit Trygétius, que c'est la richesse ; mais le contraire de la richesse, je le vois, c'est la pauvreté. — Tu approches, lui dis-je, car pauvreté et indigence n'ont d'ordinaire qu'une seule et même acception. Pourtant il faut trouver un autre mot. Il ne faut pas que, pour désigner le meilleur lot, nous n'ayons qu'une seule expression à notre service. Lorsque d'un côté nous avons les termes de pauvreté et d'indigence pour exprimer surabondamment une même situation, il ne faut pas de l'autre côté n'avoir à leur opposer que le terme de richesse. Rien de plus déraisonnable, en effet, que l'indigence de mots, quand il s'agit de désigner le contraire de l'indigence. Si nous disions plénitude? demanda Licentius; ce mot, selon moi, pourrait être avec raison opposé au mot indigence.

31. Plus tard, dis-je, nous pourrons approfondir la question de mot. Ce n'est pas là, en effet, ce qui doit nous préoccuper dans la recherche de la vérité. Oui, en dépit de Salluste, ce peseur raffiné d'expressions, qui oppose opulence à indigence (1), j'accepte ton mot plénitude. Ici, en effet, ce n'est pas la peur des grammairiens qui nous donne la fièvre, et nous n'avons pas à craindre leurs réprimandes, pour avoir usé des mots sans scrupule, puisqu'ils nous ont donné l'usage de leurs biens (2). Mes auditeurs sourirent. Ainsi, continuai-je, puisque j'ai résolu de considérer vos opinions, quand vous êtes tournés vers Dieu, non comme certains oracles, voyons ce que signifie le mot de Licentius. Car il me semble mieux approprié que tous les autres à son objet. Plénitude et indigence sont donc des tenues contraires. Mais ici, comme dans la débauche (nequitia), et la frugalité, on voit l'être et le non-être. Et si l'indigence est la folie, la plénitude sera la sagesse. En outre c'est avec raison que bien des gens ont fait de la frugalité la mère de toutes les vertus. Cicéron, qui partage tout avis, dit même dans un discours populaire (3) : « Qu'on le prenne comme on voudra, toujours est-il que la frugalité, c'est-à-dire la modération et la tempérance, est à mon sens, la première des vertus. » Mot plein de profondeur et de justesse ! Il avait en vue le fruit, c'est-à-dire l'être, auquel est opposé le non-être. Mais les habitudes de la langue vulgaire, qui prend le mot de frugalité dans le sens de parcimonie, l'ont forcé à éclaircir sa pensée, en donnant pour cortège à la frugalité la modération et la Tempérance, deux mots que nous devons examiner avec quelque attention.

32. Le mot modération vient de modus, mesure, et le mot tempérance vient de temperies, juste tempérament. Or la mesure et le juste tempérament excluent le plus et le moins. Donc en disant la plénitude, pour exprimer le contraire de l'indigence, nous avons été bien plus exacts que si nous avions dit l'abondance... Par le mot abondance, en effet, on entend l'affluence et comme le débordement d'une chose qui surabonde. Là donc aussi c'est la mesure qu'il faudrait , et tout ce qui est excessif manque de mesure. Ainsi l'abondance même peut connaître l'indigence, tandis que la mesure ne connaît ni le plus ni le moins. L'opulence même, examinez-la bien, ne dépasse point la mesure. En effet, c'est du mot ops, opis, aide, que vient le mot opulence. Or, comment l'excès pourrait-il nous aider, lorsque parfois il est plus gênant que le peu ? Le trop peu et le trop, parce qu'ils manquent de mesure, rentrent dans le domaine de l'indigence. La mesure de l'âme est donc la sagesse (1). Car la sagesse est contraire à la folie, on ne le nie pas, et la folie c'est de l'indigence, et le contraire de l'indigence, c'est la plénitude. La sagesse est donc la plénitude. Or, dans la plénitude il y a juste mesure. La juste mesure de l'âme, c'est donc la sagesse. C'est donc une belle maxime, c'est, on l'a proclamé avec raison, la maxime la plus utile à l'homme dans la vie que cette parole d'un poète : Rien de trop (2).

33. Nous avions dit, en commençant notre entretien de ce jour : Si nous trouvons que le malheur n'est autre chose que l'indigence , nous avouerons que, lorsqu'on n'est pas dans l'indigence, on est heureux. Or nous l'avons trouvé : donc être heureux, c'est n'être pas dans l'indigence, c'est être sage. Si maintenant vous demandez ce que c'est que la sagesse (car c'est là le mot que la raison a toujours cherché, autant que possible, à expliquer et à tirer des ténèbres), je vous dirai que c'est aussi l'avis d'Horace, quand il dit précisément la juste mesure de l'âme, ce cercle dans lequel l'âme se meut, de manière à ne pas se jeter au delà de ses limites et à ne pas se rétrécir, en demeurant en deçà. Or l'âme dépasse ses limites, lorsqu'elle se jette dans les plaisirs, dans l'ambition, dans l'orgueil et autres excès du même genre où les âmes malheureuses, qui ne savent pas se borner, croient trouver la satisfaction et la puissance. Ce qui rétrécit l'âme au contraire, ce sont les souillures, les appréhensions, les chagrins, la convoitise, c'est en un mot tout ce qui fait le malheur des hommes de l'aveu même des malheureux. Mais, quand l'âme concentre cette sagesse qu'elle a trouvée; quand, pour employer l'expression de cet enfant, elle s'y tient, quand, insensible à de vains objets elle ne se tourne pas vers ces simulacres trompeurs auxquels elle ne peut s'attacher, sans se détacher de Dieu et sans déchoir; nul excès et par conséquent nulle indigence, nul malheur ne sont pour elle à redouter. L'âme heureuse est donc en possession de sa juste mesure, c'est-à-dire de la sagesse.

34. Mais quelle est la sagesse digne de ce nom, si ce n'est la sagesse de Dieu? Or une autorité divine nous l'apprend : le Fils de Dieu n'est autre chose que la sagesse de Dieu (1), et le Fils de Dieu sans contredit est Dieu. Tout homme qui est heureux est donc en possession de Dieu, et c'est ce dont nous sommes. déjà convenus au commencement de ce festin. Mais selon vous, la sagesse n'est-elle pas la vérité? C'est ce qui est également écrit : « Je suis la vérité (2). ».Or si la sagesse est la vérité même, elle le doit à une suprême mesure dont elle procède, et à laquelle elle s'attache, quand elle est parfaite. Mais au-dessus de cette suprême mesure il n'y a point d'autre mesure. Car si la suprême mesure est mesure par la mesure suprême, elle est par elle-même la mesure.

Or la suprême mesure est nécessairement aussi la véritable mesure. Si donc la vérité vient de la mesure, cette mesure c'est la vérité qui la fait connaître. Donc hors de la juste mesure, point de vérité; hors de la vérité, point de juste mesure. Qu'est-ce que le Fils de Dieu? Il l'a dit : c'est la Vérité. Quel est celui qui n'a pas eu de père? N'est-ce pas cet Etre qui est la mesure suprême? Tout homme donc qui, par la vérité, est arrivé à cette mesure suprême est heureux. Voilà ee qui s'appelle posséder Dieu avec l'âme, c'est-à-dire jouir de. Dieu. Car tout ce qui n'est pas l'âme heureuse est la possession de Dieu, sans posséder Dieu.

35. Mais cette voix qui nous avertit de penser à Dieu, de le chercher, d'en avoir soif, en bannissant toute tiédeur, d'où vient-elle si ce n'est de la source même de la vérité ? C'est un rayon que verse aux veux de notre âme ce soleil mystérieux. C'est de lui qu'émane toute vérité qui sort de notre bouche, alors même que nos yeux encore malades ou récemment ouverts hésitent à se tourner hardiment vers lui et à le regarder en face; et cette vérité c'est Dieu même dans son immuable perfection, car tout en lui est parfait, et il est aussi le Dieu Tout-Puissant. Mais tant que nous le cherchons, tant que nous ne sommes pas encore abreuvés à la source même, et pour ainsi dire, à la plénitude, avouons que nous n'avons pas encore atteint notre mesure ; et, à cause de cela, quoique déjà Dieu nous aide, nous ne sommes pas encore sages et heureux. La plénitude de l'âme, la vie bienheureuse consiste donc à posséder une pieuse et parfaite connaissance de l'Etre qui guide nos pas vers la vérité, une pieuse et parfaite connaissance de cette vérité dont on jouit et du lien qui attache à la suprême mesure. L'homme intelligent, en bannissant les innombrables mensonges de la superstition, voit dans ces trois choses un seul Dieu, et une seule substance.

Ici ma mère, retrouvant des paroles gravées dans sa mémoire et s'éveillant, pour ainsi dire, à l'appel de sa foi, fit jaillir avec bonheur ce vers de notre saint évêque :

Trinité sainte, exauce nos prières (1).

Puis elle ajouta: La voilà sans contredit cette vie bienheureuse qui est aussi la vie parfaite et jusqu'au sein de laquelle, il faut le présumer, une foi inaltérable, une vive espérance, une ardente charité guideront nos pas empressés.

36. Maintenant, dis-je, puisque la nécessité même de garder une juste mesure nous avertit de laisser quelque intervalle entre nos réunions à cette table, je rends grâce, de toute mon âme, au Dieu Tout-Puissant et véritable, notre Père, au Seigneur libérateur des âmes. Je vous rends grâce aussi à vous qui, non contents de répondre à ma cordiale invitation, avez été si généreux envers moi. Car vous avez mis tellement du vôtre dans notre entretien, que ce sont, je suis bien forcé d'en convenir, mes convives qui m'ont régalé. Alors, tandis que tout le monde se réjouissait, en louant Dieu : Tu devrais bien, me dit Trygétius, nous donner tous les jours un semblable repas. — Et vous, lui répondis-je, vous devez savoir qu'il faut aimer partout et partout garder cette divine mesure, si vous avez à coeur notre retour vers Dieu. Ces mots terminèrent notre entretien, et nous nous séparâmes.

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