Après avoir exhorté Romanien à Yétude de la vraie philosophie; saint Augustin met aux prises Licentius, fils de Romanien, et Trygétius. — Dans trois discussions qui se suivent, l'un soutient avec les Académiciens que la vie heureuse consiste à rechercher la vérité, et l'autre travaille à démontrer qu'on ne saurait être heureux qu'en connaissant la vérité. — L'ordre de la dispute amène la double définition de l'erreur et de la sagesse. — Le grand Docteur s'étend longuement sur cette dernière.



CHAPITRE PREMIER. SAINT AUGUSTIN EXHORTE ROMANIEN A L'ÉTUDE DE LA VRAIE PHILOSOPHIE.

1. Plût à Dieu, Romanien, que la vertu pût à son tour enlever à la fortune et à ses résistances l'homme qui lui convient, aussi aisément qu'elle empêche la fortune de le lui enlever à elle-même ! Ah ! j'en suis persuadé, elle eût déjà mis la main sur toi, et, proclamant que tu lui appartiens, elle te mènerait à la jouissance des biens solides, et ne permettrait plus que tu fusses esclave, même dans d'heureux accidents. Mais, soit châtiment de nos fautes, soit nécessité de notre nature, l'esprit le plus sublime, s'il conserve quelque attache aux biens fragiles, ne peut aborder au port de la vraie sagesse, pour y être à l'abri des orages de la mauvaise fortune et des séductions de la prospérité, à moins qu'une disgrâce secrète ou même quelque vent favorable ne l'y fasse entrer. Il ne nous reste donc plus qu'à supplier le Seigneur, qui préside à ces destinées, de te rendre enfin à toi-même; c'est le moyen facile de te rendre également à nous; qu'il daigne aussi permettre que ton intelligence, qui, depuis si longtemps soupire après sa délivrance., respire enfin au grand air de la vraie liberté.

Peut-être, en effet, ce qu'on appelle communément la fortune est-il soumis à un gouvernement secret; peut-être donnons-nous le nom de hasard aux événements dont nous ne découvrons ni la cause ni la raison ; et rien de particulier n'arrive en bien ou en mal, qui n'ait sa relation et son accord avec l'ensemble. Ce sentiment est enseigné par les oracles des doctrines les plus fécondes; il"n'est pas accessible aux intelligences vulgaires; mais la philosophie à laquelle je t'invite, promet d'en démontrer la vérité à ses vrais amis. Ne te méprise donc pas toi-même parce qu'il arrive des accidents indignes de toi. S'il est vrai, et on n'en peut douter, que la Providence divine s'étende jusqu'à nous, crois-moi, il est nécessaire que tu éprouves ce qui t'arrive. En effet, lorsque dès ta jeunesse, aux jours où ta raison chancelait encore, tu es entré, doué de cet excellent caractère que je ne puis me lasser d'admirer, dans cette vie du monde, qui n'est qu'erreurs et préjugés, tu t'es trouvé au sein des plus abondantes richesses, et dans cet âge où le coeur se passionne pour ce qui est beau et grand , tu t'es laissé prendre aux douceurs des plaisirs, et tu serais tombé d'abîmes en abîmes, si les coups de cette fortune , que l’on nomme adversité, n'étaient venus t'arracher du naufrage.

2. Mais, si tu donnais encore à tes concitoyens des combats d'ours et des spectacles inconnus jusque-là, si tu n'avais recueilli toujours que les applaudissements les plus enivrants du théâtre; si la voix des insensés, dont la foule est immense, s'élevait et s’imposait pour te porter jusqu'aux nues; si nul n'osait se dire ton ennemi; si les registres publics te signalaient comme le protecteur de tes concitoyens, même des cités voisines et faisaient graver ton nom sur l'airain; si on t'élevait des statues; si on ornait ta toge des marques multipliées des honneurs et des dignités; si on te préparait chaque jour de splendides festins ; si chacun te demandait sans hésiter et obtenait sur-le-champ tout ce qui pourrait satisfaire ses besoins et,même ses plaisirs; si tes bienfaits se répandaient sur ceux mêmes qui ne les demandent pas, et que tes biens fidèlement administrés par de sages agents te fournissent toujours les moyens de couvrir de si somptueuses dépenses; si toi-même tu passais ta vie dans de magnifiques palais, dans des bains voluptueux, à des jeux honnêtes, à la chasse et aux festins; si, par la bouche de tes clients, de tes concitoyens, de tous les peuples enfin tu étais proclamé le plus doux, le plus libéral, le plus élégant, le plus heureux des hommes, et tu l'as été; je te le demande, qui oserait, Romanien, qui oserait te parler d'une autre vie, qui soit la seule heureuse? Qui entreprendrait de te persuader non-seulement que tu n'es pas heureux, mais encore que tu es d'autant plus misérable que tu le crois moins? Et maintenant qu'il est facile de te parler de cette vérité, grâce à tes innombrables et accablantes disgrâces! Ah ! il n'est que faire d'exemples étrangers pour te prouver qu'il n'y a ni solidité, ni durée dans tout ce que les hommes appellent des biens et que tout est plein de calamités. Une triste expérience t'a si bien servi, que nous pouvons désormais proposer aux autres ton exemple.

3. Ainsi donc, ce beau caractère qui t'a toujours porté à désirer les grandes et belles choses, à aimer mieux être libéral que riche, à être aussi juste que puissant et à ne fléchir jamais devant l'adversité et l'injustice; ce divin caractère que cette vie avait comme assoupi et engourdi, une secrète providence a résolu de le ranimer par, diverses et violentes secousses.

Eveille-toi donc, je t'en conjure, éveille-toi ! Crois-moi, tu te féliciteras avec transport de n'avoir recueilli, des faveurs de ce monde, presque aucune des prospérités auxquelles se laissent prendre tant d'âmes imprévoyantes. Occupé à célébrer chaque jour ces faveurs, j'étais menacé d'en être moi-même la victime, si une douleur violente de poitrine ne m'eût forcé à renoncer à celte école de vanités, pour me réfugier au sein de la philosophie. C'est elle qui maintenant me nourrit et me fortifie dans ce loisir que j'ai si ardemment souhaité; c'est elle qui m'a enfin retiré de cet abîme de superstitions, où je t'avais fatalement entraîné avec moi. Elle enseigne avec raison que tout ce qui est visible à un oeil mortel, tout ce qui frappe nos sens n'est digne d'aucun culte et mérite nos mépris ; elle promet de manifester le Dieu véritable et inconnu, et déjà elle daigne nous le faire apercevoir comme au travers de quelques nuées lumineuses.

4. Notre cher Licentius vit, avec moi, complètement adonné à cette belle science. Entièrement détaché des séductions et des voluptés de son âge, il s'est tourné si ardemment vers elle que j'ose sans crainte le proposer pour modèle à son père. Aucun âge, en effet, ne peut se plaindre d'être rejeté loin des mamelles de la philosophie. Pour t'engager à t'y attacher, à y puiser avec plus d'avidité, et quoique je connaisse parfaitement combien tu en as soif, j'ai voulu t'envoyer comme un avant-goût. Puisses-tu le trouver si agréable qu'il te détermine à poursuivre ! Fais que je ne sois pas déçu dans mon espérance. Je te fais donc passer une discussion entre Trygétius et Licentius, que j'ai pris soin de faire recueillir. On dirait que la milice n'a appelé le premier dans ses rangs que pour lui ôter le dégoût du travail; car il nous est revenu encore jeune, plein d'ardeur et de passion pour les grandes et nobles études. Quelques jours donc après que nous eûmes commencé la vie que nous nous étions proposé de mener à la campagne, j'ai voulu les exhorter et les animer à l'étude; mais, les trouvant plus préparés et plus ardents que je ne l'avais espéré, je voulus essayer de quoi ils étaient capables à cet âge, surtout parce que la lecture de l'Hortensius de Cicéron paraissait les avoir déjà grandement disposés à la sagesse. Je fis donc venir un scribe; je ne voulus pas que notre travail fût emporté au vent, et je n'en laissai rien perdre. Tu trouveras dans ce livre leurs réflexions et leurs pensées, et aussi les paroles d'Alype et les miennes.

PREMIÈRE DISCUSSION.

CHAPITRE II. EST- IL NÉCESSAIRE POUR ÊTRE HEUREUX DE CONNAITRE OU SEULEMENT DE CHERCHER LA VÉRITÉ ?

5. Après donc que, sur mon invitation, nous nous fûmes tous réunis dans un même lieu, et quand le moment me parut favorable : Mettriez-vous en doute, leur dis-je , que nous soyons obligés de connaître la vérité? Nullement, répondit Trygétius, et les autres firent comprendre à l'air de leur visage,qu'ils étaient du même avis. Mais, repris je alors, si nous pouvions être heureux sans connaître la vérité, penseriez-vous qu'il fût encore nécessaire de la connaître? Sur cette question, dit Alypius, j'estime que je remplirais mieux le rôle de juge.

— Car, ayant résolu de faire un voyage à la ville, il faudrait que je fusse relevé du soin de prendre une part à la discussion, et il me sera aussi plus facile de trouver quelqu'un à qui déléguer le rôle de juge plutôt que celui de défenseur. Ainsi donc, n'attendez pas de moi que je prenne parti dans l'un ou dans l'autre sens. Lorsqu'on se fut rendu à sa demande, et que j'eusse répété ma question : Certainement, dit Trygétius, tous nous voulons être heureux, et si nous y pouvons parvenir sans la vérité, il ne nous est pas nécessaire de la rechercher. Qu'est-ce à dire, repris je? est-ce que tu penserais que nous puissions être heureux sans avoir trouvé là vérité? Certainement, dit alors Licentius, pourvu que nous la cherchions. Ici, je fis signe aux autres d'énoncer leur sentiment.

— Pour moi, dit Navigius, je suis. assez touché de ce que Licentius vient d'avancer; car peut-être est-ce la même chose de vivre heureusement, que de vivre en cherchant la vérité. Définis donc, dit Trygétius, ce que c'est que la vie heureuse, pour que je puisse , d'après cette définition , voir ce que je devrai répondre. Penses-tu, lui dis-je, que vivre heureusement soit autre chose que de vivre conformément à ce qu'il y a en l'homme de plus parfait ? Je ne parlerai pas témérairement , reprit-il , car je crois que c'est à toi de me définir ce qu'il y a en l'homme de plus parfait. Et qui a jamais douté, dis-je, que ce qu'il y a en l'homme de plus parfait est cette partie de l'âme à laquelle tout en nous doit soumission et obéissance? Or, pour que tu ne demandes pas d'autre définition, cette partie est ce qu'on peut appeler raison ou esprit. Si tu n'es pas de cet avis, cherche à définir toi-même , ou ce qu'est la vie heureuse, ou ce qu'il y a de plus parfait en l'homme. Je suis de cet avis, répondit-il.

6. Eh bien ! pour revenir à notre .dessein, -te paraît-il qu'on puisse vivre heureux , sans avoir trouvé la vérité, mais pourvu qu'on la cherche? Je répète mon sentiment, dit-il; je ne le crois pas. Et vous, dis-je aux autres, que vous en semble? Pour moi, reprit Licentius, je crois le contraire. En effet, nos anciens, que nous tenons pour sages et heureux, n'ont bien et heureusement vécu que parce qu'ils cherchaient la vérité. Je vous rends grâces, dis-je, de m'avoir établi votre juge avec Alypius, dont, je vous l'avoue, je commençais à envier le rôle. Ainsi donc, il paraît à l'un de vous que la vie heureuse consiste dans la seule recherche de la vérité, et à l'autre, qu'elle ne peut consister qu'à la trouver; pour Navigius, il vient de faire assez connaître qu'il inclinait de notre côté. Licentius, j'attends donc avec impatience comment vous pourrez chacun défendre votre opinion. Car c'est une grande chose, et très-digne d'une soigneuse discussion. Si c'est une grande chose, dit Licentius, elle demande de grands hommes. Ne prétends pas, lui dis-je, trouver, surtout dans cette campagne, ce qu'il serait difficile de rencontrer ailleurs dans le monde entier; mais plutôt, développe toi-même ce que tu n'as pas sans doute avancé inconsidérément; et fais connaître les raisons sur lesquelles tu l'apprécies. Car les grandes choses, quand elles sont traitées par les petits, ont coutume de les faire devenir grands.

CHAPITRE III. ON DÉFEND L'OPINION DES ACADÉMICIENS QUI PRÉTENDENT QUE LE BONHEUR CONSISTE DANS LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.

7. Je vois, dit alors Licentius, que tu nous presses beaucoup d'engager la discussion et je m'assure que c'est pour notre utilité. Ainsi, je demande pourquoi on ne pourrait pas être heureux en cherchant la vérité, même sans qu'on la trouve. C'est, dit Trygétius, que nous voulons que l'homme heureux soit en tout parfait et sage. Or, celui qui cherche encore n'est pas parfait. Je ne vois donc pas comment tu peux soutenir qu'il est heureux.

— As-tu, reprit Licentius, quelque déférence pour l'autorité des anciens? - Non pas de tous, répondit Trygétius.

— Desquels, alors? — De ceux qui ont été sages.

— Carnéades, reprit Licentius, ne te parait-il pas sage?

—Je ne suis point grec, répondit Trygétius, je ne sais ce qu'a été ce Carnéades.

— Et notre grand Cicéron, reprit Licentius, qu'en penses-tu? - Après un long silence : C'était un sage, répondit Trygétius.Tu crois alors que son sentiment sur cette question pourra être de quelque poids?

— Oui.

— Apprends donc quel était ce sentiment, car il paraît t'avoir échappé. Or, notre Cicéron prétend que celui qui cherche la vérité est heureux, alors même qu'il ne peut parvenir à la trouver.

— Où Cicéron a-t-il dit cela? - Et quine sait, reprit Licentius, qu'il a énergiquement affirmé que tout échappe à la compréhension de l'homme et qu'il ne reste au sage qu'à chercher soigneusement la vérité; parce que s'il venait à donner son assentiment à des choses incertaines, quand même il se pourrait faire qu'elles fussent vraies, il ne saurait se délivrer de l'erreur : c'est la plus grande faute du sage. Si donc il faut croire que le sage est nécessairement heureux, et que la recherche de la vérité est l'office parfait de la sagesse, pourquoi hésiter encore à croire qu'on peut arriver à la vie heureuse uniquement par cette recherche même?

8. Me sera-t-il permis, dit Trygétius, de revenir sur certaines choses que j'ai concédées témérairement? Ici je pris la parole: On n'accorde pas d'ordinaire cette faculté à ceux qui n'ont pas le désir de trouver la vérité, mais sont poussés par une puérile vanité d'esprit. Aussi, chargé du soin de vous élever et de vous instruire, non-seulement j'accorde chez moi cette faculté, je veux même que vous regardiez comme une règle de revenir à la discussion des choses que vous auriez concédées trop inconsidérément.

— Selon moi, reprit Licentius, ce n'est pas un faible progrès en philosophie que d'être uniquement touché du désir de trouver la raison et la vérité quand on dispute, et de n'avoir que du mépris pour la victoire. Je défère donc volontiers à ton commandement, à ton avis, et je permets à Trygétius, comme c'est mon droit, de revenir sur ce qui lui a semblé trop imprudemment concédé.

— Ici Alypius prit la parole : Vous reconnaissez avec moi , dit-il, qu'il n'est pas encore temps que j'exerce la charge que j'ai acceptée. Mais le petit voyage que j'ai résolu il y a quelque temps, m'obligeant d'interrompre mes fonctions de juge, j'espère que celui qui les partage avec moi voudra jusqu'à mon retour se charger de l'autorité de tous les deux, car je m'aperçois que notre discussion pourra bien se prolonger.

— Après qu'il fut parti, Licentius dit à Trygétius : Fais connaître ce que tu as avancé sans réflexion.

— J'ai affirmé trop légèrement que Cicéron a été un sage.

—Quoi donc? ne l'était-il pas, lui qui chez les Latins a inauguré l'étude de la philosophie et l'a portée à sa perfection? - Quand même je conviendrais, reprit Trygétius, qu'il a été un sage, je n'approuve pas pour cela tout ce qui est de lui.

— Mais encore faut-il que tu réfutes beaucoup d'autres de ses opinions si tu ne veux point passer pour désapprouver à la légère celle dont il s'agit ici.

— Et si je suis prêt à soutenir, que pour celle-ci seulement, je le désapprouve?

— Peu vous importe, pourvu que je donne de mon affirmation des raisons de quelque valeur.

— Continuez, dit Licentius.

— Qu'oserai-je encore avancer contre celui qui se déclare l'adversaire de Cicéron ?

9. Je voudrais, dit Trygétius, que toi qui es notre juge, tu fisses attention à la définition que tu nous as donnée plus haut de la vie heureuse. Tu as dit en effet, que celui-là est heureux, qui vit selon cette partie de l'âme qui mérite de commander aux autres.

— Et toi Licentius (car en vertu de cette liberté que la philosophie promet si hautement de nous garantir, j'ai secoué le joug de l'autorité), je veux que tu m'accordes maintenant que celui qui cherche la vérité n'est point parfait. — Après quelque temps de silence : Je ne l'accorde point, dit Licentius.

— Pourquoi donc, reprit Trygétius? Explique- toi , je t'en prie , car je suis ici pour cela, et je désire savoir par quel moyen un homme peut être parfait et chercher encore la vérité.

—J'avoue, répondit-il, que celui qui n'est point encore arrivé au terme, n'est point parfait. Je le crois néanmoins, Dieu seul connaît la vérité; peut-être encore l'âme la connaît-elle lorsqu'elle a abandonné la ténébreuse prison de ce corps. Quant à l'homme, sa fin est de chercher parfaitement la vérité : car si nous cherchons un homme parfait, après tout c'est un homme. L'homme, reprit Trygétius , ne saurait donc être heureux ? Comment le serait-il en effet,, puisqu'il ne peut arriver au terme qu'il désire lé plus ardemment? Or, il est certain que l'homme peut vivre heureux, puisqu'il peut vivre en obéissant à cette partie de son âme qui doit commander en lui. Donc il peut trouver la vérité. Ou bien, il faut qu'il se replie sur lui-même, qu'il abandonne le désir de la vérité, pour ne devenir pas nécessairement malheureux , dans l'impuissance d'y parvenir. Mais voilà le vrai bonheur de l'homme, dit alors Licentius, il consiste à chercher parfaitement la vérité : c'est là parvenir à la fin de l'homme puisqu'on ne peut aller au delà. Donc, celui qui ne cherche pas la vérité avec toute l'ardeur nécessaire, n'atteint pas la fin de l'homme: mais celui qui s'occupe de chercher la vérité autant que l'homme peut -et doit le faire, celui-là est heureux, quand même il ne la trouverait pas, car il fait tout ce pourquoi il est né. S'il n'arrive pas à son but, il né lui manque que ce que la nature lui a refusé. Enfin, puisqu'il faut que l'homme soit heureux ou malheureux, n'est-ce point erreur et folie que d'appeler malheureux celui qui passe les jours et les nuits à chercher la vérité autant qu'il le peut? il est donc heureux. J'ajoute que la définition qu'on a donnée du bonheur me sert admirablement. En effet, si celui-là est heureux, et c'est incontestable, qui vit en obéissant à cette partie de son âme qui doit commander aux autres, et si cette partie de l'âme s'appelle raison, celui-là, je le demande, ne vit-il pas selon la raison, qui cherche parfaitement la vérité? S'il est absurde de le nier, pourquoi hésiter encore à déclarer un homme heureux, seulement parce qu'il cherche la vérité?

CHAPITRE IV. CE QUE C'EST QUE L'ERREUR.

10. Pour moi, dit Trygétius, je crois que, quiconque est dans l'erreur, ne peut ni vivre selon la raison, ni être heureux. Or, celui-là est dans l'erreur qui toujours cherche, et jamais ne trouve. Ainsi, il faut que tu prouves une de ces deux choses, ou que celui qui est dans l'erreur peut être heureux, ou qu'en ne trouvant jamais ce qu'il cherche il n'est pas dans l'erreur. Celui qui est heureux, répète Licentius, ne peut errer. Puis il ajoute après un long silence: car ce n'est pas errer que de chercher, puisqu'on ne cherche aussi attentivement que pour ne pas errer. J'accorde, dit Trygétius, qu'il cherche pour ne pas errer : mais puisqu'il ne trouve pas, il est dans l'erreur. Tu as cru te tirer d'embarras ente rejetant sur ce qu'il ne veut pas être dans l'erreur, comme si l'on ne pouvait pas y être malgré soi, ou plutôt comme si ce n'était pas toujours malgré soi qu'on y est. Et moi, voyant que Licentius tardait à répondre, je leur dis : il faut que vous donniez la définition de l'erreur; car vous pouvez plus aisément la voir puisque vous y êtes entrés si profondément. Je ne suis pas fort sur les définitions, reprit Licentius, quoiqu'il soit plus facile de définir l'erreur que de la finir. Pour moi, dit Trygétius, je définirai; cela m'est très-facile, non par les ressources de mon esprit, mais par la bonté de ma cause. Errer, à mon avis, c'est chercher toujours et ne jamais trouver: Si je pouvais réfuter cette définition, dit Licentius, ma cause gagnerait beaucoup; mais puisque la chose est ardue par elle-même, au me parait telle, je demande que la question soit remise à demain, si je n'ai pu rien trouver à répondre aujourd'hui, après que j'y aurai beaucoup pensé. Ce désir me paraissant légitime, et les autres ne s'y opposant pas, nous nous levâmes pour nous promener. Mais tandis qu'entre nous la conversation roulait sur des sujets nombreux et divers, Licentius demeurait absorbé dans ses pensées. S'apercevant qu'il se fatiguait en vain, il aima mieux laisser reposer un peu son esprit et se mêler à notre entretien: Puis, comme il se faisait tard, ils étaient revenus à la même discussion ; mais j'y mis fin, et je leur persuadai de la renvoyer à un autre jour. De là, nous nous rendîmes aux bains.

SECONDE DISCUSSION.

11. Le jour suivant, nous nous assîmes et je leur dis : Continuez ce que vous avez commencé hier. Si je ne me trompe, dit Licentius, on avait suspendu la discussion à ma prière, parce que la définition de l'erreur m'embarrassait beaucoup. Ici, certainement, repris-je, tu n’es pas dans l'erreur et je voudrais de grand coeur que ce fût pour toi de bon augure. Ecoute donc, me dit-il, ce que j'aurais dit hier, si tu n'étais intervenu. Prendre le faux pour le vrai, voilà, je crois, ce que c'est que d'être dans l'erreur; celui-là n'y tombe jamais qui croit que la vérité est toujours à chercher. Car celui qui n'admet rien ne peut pas admettre le faux. Il ne peut donc errer. Mais il peut très-facilement être heureux. Et, sans aller plus loin, s'il nous était permis de vivre chaque jour comme nous avons vécu hier, je ne vois pas pourquoi nous craindrions de nous appeler heureux. Car nous avons vécu dans une grande tranquillité d'esprit, élevant l'âme au-dessus de toute souillure corporelle, nous tenant très-éloignés des ardeurs de la cupidité, donnant notre temps à la raison autant qu'il est permis à l'homme, c'est-à-dire vivant selon cette partie divine de notre âme, ce qui fait la vie heureuse, comme nous en sommes convenus dans notre définition d'hier. Il me semble cependant que nous n'avons rien trouvé, et que nous n'avons fait que chercher la vérité. L'homme peut donc parvenir à la vie heureuse en cherchant la vérité sans la trouver. Et vois combien il est facile de réfuter ta définition par une notion simple et commune. Tu as dit qu'être dans l'erreur, c'est chercher toujours et ne jamais trouver. Mais, voici quelqu'un qui ne cherche rien, demande-lui, par exemple, s'il fait jour . à l'heure qu'il est; s'il arrive que sans mille réflexion, il s'imagine et réponde qu'il fait nuit, ne diras-tu pas qu'il est dans l'erreur ? Ta définition n'a donc pas compris ce genre si grossier d'erreur. Et de plus, si elle s'applique aux gens, qui n'errent point, peut-il y avoir une définition plus fautive? Qu'un homme veuille aller à Alexandrie, et qu'il en suive le chemin, tu ne pourrais pas dire, je crois, qu'il est dans l'erreur. Et cependant si, pour différentes raisons, il est arrêté longtemps dans sa route, et qu'il soit même surpris par la mort; il a toujours cherché, il n'a jamais trouvé, et cependant n'a point erré. Non, dit Trygétius, il n'a pas toujours cherché.

12. Tu as raison, repritLicentius, et ton observation vient à propos. C'est en effet ce qui montre parfaitement que la définition ne va point au fait. Car je ne t'ai pas dit que celui qui cherche la vérité, est heureux ; c'est impossible: premièrement, parce qu'il n'est pas toujours homme, ensuite, parce que, dès qu'il commence d'être homme, son âge l'empêche de chercher la vérité. Ou si tu veux encore soutenir qu'il cherche toujours, s'il ne perd aucun des moments qu'il peut y employer, il te faut retourner à Alexandrie.

— Supposez en effet un homme, qui dès le premier moment où son âge et ses affaires lui ont permis de se mettre en route, s'avance sans se détourner d'un pas, comme j'ai déjà dit, et meure cependant avant d'arriver: assurément tu te trompes singulièrement en prétendant qu'il a erré, quoiqu'il n'ait pas cessé de chercher, et ne soit pas arrivé à son but. C'est pourquoi, si ma définition est vraie; si celui-là n'erre point qui cherche consciencieusement la vérité sans la trouver, il est heureux par cela seul qu'il vit conformément à la raison. Mais ta définition est prise en défaut, et quand même cela ne serait pas, je ne devrais point m'en mettre beaucoup en peine, puisque la mienne suffit pour défendre ma cause. Pourquoi donc, je te prie, cette question n'est-elle pas terminée entre nous ?

CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LA SAGESSE ?

13. Conviens-tu, dit alors Trygétius, que la sagesse soit le droit chemin de la vie?

— Sans doute, répondit Licentius ; je demande cependant que tu définisses la sagesse, pour voir si nous en avons la même idée.

— Est-ce qu'elle ne te paraît pas assez définie, dit Trygétius, par la question que je viens de t'adresser? Tu as même accordé ce que je voulais: car, si je me trompe, ce n'est pas à tort que la sagesse est appelée le droit chemin de la vie.

— Rien ne me paraît plus plaisant, dit Licentius, que cette définition.

— C'est possible, dit Trygétius, cependant ne précipitons rien, je t'en conjure, et raisonnons plutôt que de rire, car rien n'est plus honteux qu'une raillerie qu'on peut railler aussi.

— Mais n'avoues-tu pas, reprit-il, q ue la mort est le contraire de la vie?

— Je l'avoue.

— Or, poursuivit Licentius, je ne vois pas d'autre chemin de la vie que celui par où chacun passe pour ne pas tomber dans la mort.

— Trygélius en convint.

— Donc, ajouta Licentins, si quelque voyageur n'entre pas dans une hôtellerie, où il a entendu dire que sont des voleurs, s'il continue de suivre le grand chemin, et se sauve ainsi de la mort, n'a-t-il pas suivi le droit chemin de la vie? Personne pourtant n'appelle ce chemin la sagesse. Comment tout droit chemin de la vie est -il donc la sagesse? J'ai accordé qu'elle était ce chemin, mais elle n'est pas que cela ; et sa définition ne devrait rien comprendre d'étranger. C'est pourquoi, définis de nouveau, si bon te semble, ce que c'est que la sagesse.

14. Il garda le silence quelque temps, puis il dit : Voici encore une autre manière de définir la sagesse, si tu as résolu de ne pas en -finir sur ce point : la sagesse est le droit chemin qui conduit à la vérité.- Cela se réfute de la même manière, dit Licentius; car, selon ce qui est dit à Enée par sa mère, dans l'Enéide de Virgile :

Allez, portez vos pas où vous mène la route; en suivant cette route, il parvint où on lui avait dit, c'est-à-dire à la vérité. Soutiens, si cela te plaît, que l'endroit où Enée posa le pied peut s'appeler la sagesse; mais suis-je donc fou pour me donner la peine de réfuter ta définition, car il n'en est aucune qui serve mieux ma cause? Tu n'as pas dit, en effet, que la sagesse fût la vérité même, mais seulement la voie qui y conduit. Donc, quiconque suit cette voie suit la sagesse elle-même, et quiconque suit la sagesse doit nécessairement arriver à être sage; donc aussi celui-là sera sage qui aura cherché de son mieux la vérité, quoiqu'il n'y soit pas encore parvenu. En effet, selon moi, on ne peut pas comprendre une meilleure voie qui conduise à la vérité qu'une soigneuse recherche de la vérité; ainsi, pour devenir sage, il suffit de suivre cette voie. Or, s'il n'y a point de sage qui soit malheureux et si tout homme est heureux ou misérable, ce n'est donc pas seulement en trouvant. mais en cherchant la vérité qu'on est heureux.

15. Trygétius reprit alors en souriant : C'est à bon droit que tout cela m'arrive, après avoir suivi avec tant de confiance le sentiment de mon adversaire dans une chose si secondaire. Suis-je donc un grand faiseur de définitions, et rien me semble-t-il plus oiseux dans une discussion? Et quand aurions-nous fini, si à mon tour je te demandais de me définir quelque chose, puis les termes mêmes de la définition, enfin toutes les conséquences qui en découlent, feignant de ne rien comprendre? Car, qu'y a-t-il de si clair dont je ne puisse te demander la définition si on est en droit de me demander la définition de la sagesse? Y a-t-il un nom dont la nature ait gravé en nos âmes une définition plus nette? Mais, je ne sais comment, après que cette notion elle-même est sortie de notre esprit où elle était comme dans un port, et qu'elle s'est enveloppée de termes comme d'autant de voiles, les subtilités lui apparaissent aussitôt comme des écueils où elle peut faire mille fois naufrage. Qu'on ne me demande donc plus une définition de la sagesse, ou que notre juge daigne la prendre sous son patronage.

— Voyant alors que la nuit allait empêcher de recueillir nos paroles, et sentant venir quelque grande et nouvelle question, je remis la discussion à un autre jour. Nous avions commencé à discuter lorsque le soleil était déjà sur son déclin, et le jour s'était passé presque tout entier à régler quelques affaires de campagne et à relire le premier livre de Virgile.

TROISIÈME DISCUSSION.

CHAPITRE VI. DÉFINITION DE LA SAGESSE. —- OBJECTIONS. — LE DEVIN ALBICÈRE.

16. Aussitôt qu'il fit jour, car la veille nous avions si bien réglé nos occupations domestiques qu'il nous restait un ample loisir, nous reprîmes la question. Je dis d'abord à Trygétius : Tu m'as prié hier de quitter mes fonctions de juge pour prendre la défense de la sagesse, comme si dans vos discours la sagesse avait quelque chose à craindre ou que son défenseur eût tellement compromis sa cause, qu'il lui fallût implorer un protecteur plus puissant. Mais comme il ne s'agit entre vous que de savoir ce que c'est que la sagesse, vous ne l'attaquez ni l'un ni l'autre puisque tous deux vous désirez la connaître, et si tu crois avoir erré en la définissant ce n'est pas une raison d'abandonner dans tout le reste la défense de ton sentiment. Tu n'auras donc de moi qu'une définition de la sagesse qui n'est pas de moi, et n'est pas nouvelle, mais qui nous vient des sages des temps anciens, et je m'étonne que vous ne vous en soyez pas souvenus. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous entendez dire que la sagesse est la science des choses divines et humaines.

17. Je croyais que Licentius chercherait longtemps ce qu'il aurait à dire après cette définition; mais il répondit tout à coup: Pourquoi donc, je te prie, ne pas donner le nom de sage à ce scélérat que nous connaissons bien et qui s'adonne à toutes sortes de crimes et d'infamies ? Je veux parler de cet Albicère qui, pendant plusieurs années, dit des choses si certaines et si merveilleuses à ceux qui venaient le consulter à Carthage. An pourrais rapporter un grand nombre, si je ne m'adressais à des gens qui en ont fait eux-mêmes l'expérience ; il me suffira d'en rappeler quelques-unes pour prouver ce que j'avance. On lui demandait de ta part (c'est à moi qu'il parlait) ce qu'était devenu un gobelet qu'on ne trouvait point au logis; ne dit-il pas très-promptement, très-véridiquement, non-seulement où était caché cet objet, mais le nom de la personne à qui il appartenait? Je ne parle pas de la vérité de ses réponses sur les questions qui lui ont été posées en ma présence; mais un esclave qui portait des écus en ayant volé une partie, lorsque nous allions trouver Albicère ; il ordonna de les compter tous devant lui et contraignit l'esclave à restituer sous nos yeux ce qu'il avait soustrait, avant qu'il eût vu lui-même les écus et qu'il eût appris d'aucun d'entre nous combien on lui en avait apportés.

18. N'avons-nous pas appris de toi-même ce qui étonna si fort un jour Flaccianus, cet homme si savant et si célèbre? Ayant parlé du dessein d'acquérir un domaine, il fut trouver le devin et l'entretint de manière à voir s'il serait capable de lui déclarer ce qu'il avait fait. Albicère dit aussitôt de quelle affaire il s'agissait; de plus, et Flaccianus ne put contenir ici un cri d'étonnement, il cita le nom du domaine, nom si bizarre qu'à peine Flaccianus l'avait-il retenu. Enfin, je ne puis te le dire sans stupeur d'esprit; un de tes disciples, notre ami, voulant le harceler un jour, le pressa vivement de dire à quoi il pensait alors; le devin lui répondit qu'il pensait à un vers de Virgile. Notre ami stupéfait ne pouvant dire le contraire, alla jusqu'à demander quel était ce vers; et Albicère , qui avait à peine vu en passant une école de grammaire, n'hésita pas à réciter ce vers d'un air libre et enjoué. N'étaient-ce point là des choses humaines sur lesquelles on le consultait ? Et pouvait-il, sans la connaissance des choses divines, donner des réponses aussi vraies, aussi certaines ! Il serait absurde de penser l'un ou l'autre; car les choses humaines ne sont rien autre que les choses des hommes , comme l'argent , les pièces de monnaie, un fonds de terre, et même aussi la pensée elle-même; et qui n'estimerait avec raison que les choses divines sont celles par lesquelles le pouvoir de deviner est donné à l'homme ? Albicère fut donc un sage, si nous accordons que la sagesse est la science des choses humaines et divines.

CHAPITRE VII. ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE.

19. Premièrement, dit Trygétius, je n'appelle point science , une connaissance qui trompe quelquefois celui qui la possède, car une science n'est pas seulement un système de vérités comprises, mais comprises de sorte qu'on ne doive jamais s'y tromper, ni se laisser ébranler par aucune difficulté. De là vient que quelques philosophes ont eu raison de dire que la science ne peut se trouver que dans le sage, qui non-seulement doit comprendre ce qu'il soutient et ce qu'il fait, mais encore s'y tenir d'une manière ferme et inébranlable. Or , nous savons que cet Albicère, dont tu viens de nous parler, a dit bon nombre de choses fausses; car je ne l'ai pas seulement appris par la bouche d'autrui, mais je l'ai quelquefois reconnu par moi-même. Dois-je donc l'appeler savant quand il s'est si souvent trompé; puisque je ne lui en donnerais pas le nom, s'il avait hésité en disant toujours la vérité? Appliquez mon raisonnement aux aruspices, aux augures, et à tous ceux qui consultent les astres ou se mêlent d'interpréter les songes. Ou bien, montrez-moi, si vous le pouvez, un de ces hommes qui n'ait jamais hésité dans ses réponses, qui ait toujours répondu la vérité. Car il ne s'agit point ici des prophètes qui ne parlent que sous l'inspiration d'un esprit étranger.

20. De plus, quand je conviendrais que les choses humaines sont les choses des hommes, crois-tu que nous possédions bien véritablement ce que le hasard peut nous donner ou nous ravir? Ou bien entends-tu par science des choses humaines celle qui fait connaître la quantité et la qualité des biens de chacun, ce qu'il a d'or, d'argent, ou bien s'il pense à des vers d'un autre? La science des choses humaines c'est celle qui connaît la lumière de la prudence, la,beauté de la tempérance, le pouvoir de la force, la sainteté de la justice; voilà ce que nous pouvons sans crainte appeler nos biens, parce qu'ils sont à l'abri des révolutions de la fortune; et si cet Albicère avait appris ces choses, sa vie, crois-moi , eût été moins déréglée et moins honteuse. S'il a dit à cet homme le vers qu'il roulait dans l'esprit, je ne pense pas que cela doive être compté non plus au nombre de nos biens : je ne disconviens pas toutefois que les sciences honnêtes appartiennent d'une certaine manière à notre esprit,mais un ignorant peut prononcer et chanter le vers d'un autre. C'est pourquoi si ces choses tombent dans notre mémoire, il n'est pas étonnant qu'elles soient aperçues par quelques-uns de ces misérables esprits qui sont dans l'air, qu'on appelle démons ; je reconnais qu'ils puissent l'emporter sur nous, par la finesse et la subtilité des sens, mais non par la raison. J'ignore de quelle manière secrète et inaccessible à nos sens cela peut arriver. biais si nous admirons l'abeille qui s'envole après avoir fait son miel avec je ne sais quelle sagacité par où elle l'emporte sur l'homme, nous ne devons pas pour cela ni la préférer ni la comparer à nous-même.

21. J'aimerais donc mieux voir cet Albicère apprendre à faire des vers à celui qui le lui aurait demandé, ou bien, pressé par quelqu'un de ceux qui seraient venus le consulter, chanter des vers de sa façon sur un sujet qui lui aurait été proposé à l'instant. C'est ce que Flaccianus disait souvent, d'après ce que tu as coutume de nous rappeler, lorsque, du haut de sa grande âme, il raillait et méprisait ce genre de divination, et qu'il l'attribuait à je ne sais quel abject petit esprit, comme il disait lui-même, qui instruisait Albicère et lui dictait ses réponses. Ce savant homme demandait aussi quelquefois à ceux qui admiraient de tels prestiges si Albicère pouvait enseigner la grammaire ou la musique, la rhétorique ou la géométrie. Mais qui l'a connu sans avouer qu'il ignorait complètement ces sciences? Aussi Flaccianus finissait par exhorter ceux qui étaient versés dans ces études, à les préférer sans hésitation à cet art si vain de connaître l'avenir: il leur recommandait. aussi de travailler à remplir et à fortifier leur esprit par des connaissances sérieuses qui l'élèveraient bien au-dessus de ces esprits invisibles qui sont dans l'air.

CHAPITRE VIII. LE DEVIN EST-IL UN SAGE. —QU'EST-CE QU'UN SAGE? — DÉFINITION DE LA SAGESSE CONFORMÉMENT A L'OPINION DES ACADÉMICIENS.

22. Quant aux choses divines, tout le monde en convient, elles sont meilleures et beaucoup plus augustes que les choses humaines; comment donc aurait-il pu les connaître puisqu'il ne se connaissait pas lui-même? Penserais-tu que les astres que nous contemplons chaque jour sont quelque chose de grand en comparaison du Dieu véritable et caché que l'intelligence atteint si peu, que les sens n'atteignent pas, tandis que ces astres sont présents à nos yeux? Ce ne sont donc pas là ces choses divines que la sagesse déclare connaître seule. Or, quant aux autres choses dont les devins abusent ou pour se faire un gain, ou pour se faire une occasion de vanterie, elles sont bien inférieures aux astres. Donc Albicère n'a point eu la science des choses divines et humaines; tu as vainement attaqué par ce moyen notre définition, et comme il faut compter pour rien et mépriser tout ce qui est en dehors des choses humaines et divines, en quoi, je te prie, ce sage que tu vantes cherche-t-il la vérité? Dans les choses divines, dit Licentius, car il est constant que la vertu dans l'homme est quelque chose de divin.

— Albicére les savait donc déjà, au lieu que ton sage les cherchera toujours? - Il connaissait, répondit Licentius, des choses divines mais non pas celles que le sage doit chercher. Car ne serait-ce pas renverser l'usage ordinaire du langage que d'accorder à un homme la divination, et de lui ôter la connaissance des choses divines dont la divination a pris son nom? C'est pourquoi, votre définition me semble renfermer je ne sais quoi qui n'aurait pas de rapport avec la sagesse.

23. Celui qui a donné cette définition, dit alors Trygétius, la défendra s'il lui plait. Maintenant réponds-moi et arrivons enfin à la question dont il s'agit. Je suis prêt, dit Licentius. Conviens-tu, poursuivit Trygétius, qu'Albicère a connu la vérité ? Certainement. II valait donc mieux que ton sage?

— Nullement : car ces sortes de vérités que cherche le sage non-seulement ce devin en délire ne les connaissait pas, mais elles restent inconnues au sage même durant la vie mortelle. Et cette situation est pourtant si excellente qu'il est beaucoup plus avantageux à le chercher ces vérités sublimes que de trouver quelquefois les autres. J'ai grand besoin du secours de votre définition pour me tirer de ce mauvais pas, dit Trygétius. Elle t'a semblé vicieuse parce qu'elle s'applique aussi à celui gaie nous ne pouvons appeler sage; mais l'approuveras-tu quand-nous dirons que la sagesse est la connaissance des choses divines et humaines, en tant qu'elles se rapportent à la vie heureuse? La sagesse est cela, répond Licentius, mais elle n'est pas que cela; c'est pourquoi encore que ta première définition allât trop loin , la dernière- est trop restreinte. La première peut être accusée d'avarice, la seconde de folie. Si maintenant l'on me permet de dire mon avis dans une définition, je répondrai que la sagesse me parait être non-seulement la connaissance des choses divines et humaines qui ont rapport à la vie heureuse, mais qu'elle en est encore la recherche soigneuse. Si l'on veut diviser nia définition; on trouvera que la première partie qui comprend la science, est de Dieu, et que la seconde qui est comprise dans la recherche est de l'homme. Dieu est heureux par t'une, et l'homme par l'autre. J'admire, dit Trygétius, comment tu condamnes ton sage à toujours travailler en vain.

— Pourquoi dis-tu en vain, puisque le sage est si bien récompensé ?Car par cela même qu'il cherche il est sage : et parce qu'il est sage il est heureux. Autant qu'il lui est possible, en effet, il dégage son esprit de toutes les enveloppes du corps et se recueille en lui-même; il ne se laisse pas déchirer par les passions , mais il s'applique à lui-même et à Dieu avec une inaltérable tranquillité. Ainsi, dès ce monde, il jouit de sa raison, ce qui est le bonheur, nous en sommes convenus, et , à la fin de la vie, il sera tout prêt à obtenir ce qu'il a recherché, et il jouira à bon droit d'une divine béatitude, après avoir déjà goûté une félicité humaine.

CHAPITRE IX. CONCLUSION.

24. Trygétius fut longtemps occupé de préparer une réponse; je pris alors la parole et dis à Licentius: Je ne crois pas que les arguments manquent à Trygétius, si nous lui donnons le temps de les chercher : car jusqu'à présent qu'a-t-il laissé sans réponse? D'abord, la question de la vie heureuse, ayant été soulevée, et le sage seul étant nécessairement heureux, puisque de l'avis même des fous la folie est une misère, il a conclu que le sage doit être parfait, qu'on n'est point parfait tant qu'on cherche la vérité , sans la trouver, d'où il suit qu'alors on n'est pas non plus heureux. Tu as voulu à ce propos lui opposer le poids de l'autorité , et le nom de Cicéron que tu as cité lui a causé un peu de trouble; mais il a bientôt relevé la tête, et s'élançant avec une généreuse audace au faîte de la liberté, il a repris ce qu'on voulait lui enlever de vive force, et il t'a demandé si celui qui cherchait encore te semblait parfait; si tu avouais qu'il ne l'était pas, il devait revenir au point principal de la question et montrer, s'il le pouvait , par la définition qu'on avait adoptée, que l'homme était parfait quand il se conduisait selon la raison , et conséquemment qu'on ne pouvait être heureux sans être parfait.

Tu as échappé à ce piège plus habilement que je ne pensais, en disant que l'homme parfait était celui qui cherchait soigneusement la vérité; et tu t'es servi , pour l'attaquer avec plus de fierté et de confiance, de cette même définition dans laquelle nous avions dit que la vie heureuse consistait précisément à vivre selon la raison. Trigétius alors t'a répliqué avec netteté et s'est emparé de ta position, et ta défaite aurait été entière , si la trêve n'avait réparé tes forces. Où en effet les académiciens dont tu soutiens le sentiment ont-ils placé leur citadelle, si ce n'est dans la définition de l'erreur? Et si, la nuit en rêvant peut-être, cette définition ne t'était revenue dans l'esprit, tu n'aurais eu rien à répondre : et pourtant tu avais déjà rappelé cela en exposant l'opinion de Cicéron.

Ensuite , on est arrivé à la définition de la sagesse. Tu t'es efforcé avec tant d'adresse de la combattre qu'Albicère, ton soutien, n'aurait peut-être pas reconnu tes détours. Avec quelle attention, avec quelle force Trigétius t'a résisté? Il t'aurait accablé et entièrement confondu, si tu n'avais enfin appelé à ton secours une définition nouvelle, savoir que la sagesse humaine était une recherche de la vérité, qui assure à l'âme une tranquillité profonde et la rend heureuse. Il ne répondra rien à cette opinion , surtout s'il demande grâce pour le peu de temps qui reste aujourd'hui.

25. Mais si on le trouve bon , ne prolongeons pas davantage cet entretien , car je crois qu'il serait superflu de discuter plus longtemps. La question a été suffisamment traitée pour le but que nous nous sommes proposé; il ne faudrait plus que quelques mots pour la terminer entièrement, si je n'aimais mieux vous exercer et éprouver vos forces et vos études, ce qui est l'objet de mes grands soins. Car mon but étant de vous exciter à la recherche ardente de la vérité, j'avais commencé à examiner de quelle importance elle pouvait être pour nous. Or, elle est si grande pour vous tous que je n'ai rien à désirer de plus. Comme nous souhaitons d'être heureux, soit par la découverte, soit par la recherche soigneuse de la vérité, nous devons, si nous voulons être heureux, la chercher de préférence à tout le reste. Aussi, comme je l'ai déjà dit, terminons cette discussion, et après l'avoir mise par écrit, envoyons-la, surtout à ton père Licentius. Je sais que son cœur s'est déjà tourné vers la philosophie; mais j'attends encore que la fortune l'y fasse entrer. Il pourra être plus ardemment poussé à l'amour de ces études, lorsqu'il apprendra, non pas seulement par ouï dire, mais par la lecture de ce récit, que toi-même tu vis ainsi avec moi en t'y appliquant.

Pour toi, si, comme je le présume, les académiciens te plaisent, prépare-toi plus fortement à les défendre; car j'ai résolu de les appeler en jugement. A ces mots, on vint nous prévenir que le dîner était prêt, et nous nous levâmes.

LIVRE DEUXIÈME.


En témoignant à Romanien sa vive reconnaissance, saint Augustin l'excite de nouveau à se livrer à la philosophie.

— Il lui adresse trois nouvelles conférences : La première fait connaître les opinions des Académiciens ; la seconde détermine ce qui distingue la nouvelle académie de l'ancienne, et réfute le sentiment de ces philosophes qui, dans l'impuissance prétendue de découvrir la vérité, s'attachent au vraisemblable ; la troisième explique ce qu'ils entendent par vraisemblable ou probable.

CHAPITRE PREMIER. LE SECOURS DE DIEU EST NÉCESSAIRE POUR COMBATTRE LES ARGUMENTS DES ACADÉMICIENS.

1. S'il était aussi nécessaire de trouver la sagesse quand on la cherche qu'il est nécessaire au sage d'en posséder les règles et la connaissance, assurément toutes les subtilités des académiciens, toute leur opiniâtreté, toute leur obstination, ou bien, comme je le pense, tous les arguments convenables, au temps où ils vivaient, auraient passé avec les années et seraient ensevelis avec les restes de Cicéron et de Carnéades. Mais soit à cause des agitations nombreuses et diverses de cette vie, comme tu l'éprouves toi-même, Romanien ; soit à cause d'une certaine pesanteur de l'indolence et de la lenteur des esprits engourdis; soit à cause du désespoir de trouver la vérité, car l'astre de la sagesse n'éclaire pas aussi aisément les intelligences que cette lumière éclaire nos yeux; soit encore, et c'est l'erreur de tous les peuples, parce qu'on croit faussement avoir trouvé la vérité, et que ceux qui la cherchent, s'il en est, ne la cherchent pas soigneusement, ou se laissent détourner dans leur volonté, la science est rare et n'est le partage que du petit nombre. Aussi, lorsqu'on en vient aux mains avec les académiciens, leurs armes paraissent invincibles et comme forgées par Vulcain , et paraissent telles, non pas à des hommes médiocres, mais à des esprits pénétrants et bien instruits. C'est pourquoi, s'il faut lutter avec les vertus comme avec des rames contre les flots et les tempêtes de la fortune, à plus forte raison faut-il implorer le divin secours avec toute dévotion et piété, afin que le ferme dessein des bonnes études poursuive sa course sans que rien l'en détourne, et qu'il arrive au port si sûr et si doux de la philosophie. C'est la première difficulté. Voilà ce qui me fait craindre pour toi, désirer que tu sois délivré, et demander continuellement pour toi, dans mes prières de chaque jour, des vertus propices, si néanmoins je suis digne de l'obtenir. Or Celui que je prie est la Vertu même et la Sagesse du Dieu souverain. Celui que les mystères nous donnent comme Fils de Dieu est-il autre chose ?

2. Tu me seras d'un grand secours dans mes prières, si tu ne désespères pas de nous voir exaucés, si tu travailles avec nous, en t'unissant à nous, non-seulement par des voeux, mais aussi par la volonté, et par l'élévation naturelle de ton intelligence; c'est à cause d'elle que je te cherche, c'est elle qui me plaît tant, elle que j'admire toujours, elle qui, ô malheur ! est enveloppée en toi dans les ombres des affaires domestiques comme la foudre dans les nuages, et qui est cachée à plusieurs, et presque à tous. Mais elle n'a pu l'être, à moi ni à deux ou trois de tes amis, qui avons souvent entendu des bruits, ou même des éclairs voisins de la foudre.

Car pour taire tout le reste et nous en tenir à un seul exemple, qui jamais a tant et si soudainement tonné et tant brillé par la lumière de l'esprit que, sous un seul grondement de la raison et un seul éclair de la tempérance, cette passion, la veille encore si violente, s'est trouvée vaincue en un seul jour ? Est-ce que cette vertu n'éclatera pas enfin , et le rire de plusieurs qui désespèrent ne se changera-t-il pas en confusion et en stupeur? Est-ce qu'après avoir annoncé sur la terre comme certains signes des choses futures, elle ne rejettera pas de nouveau tout le fardeau du corps, elle ne retournera pas au ciel? Est-ce en vain qu'Augustin aura dit de Romanien toutes ces choses ? Celui à qui je me suis donné tout entier et que maintenant je commence à reconnaître un peu, ne le permettra pas.

CHAPITRE II. AUGUSTIN REND A ROMANIEN SES DEVOIRS DE RECONNAISSANCE, ET L'EXHORTE A LA PHILOSOPHIE.

3. Aborde donc avec moi la philosophie; tu y trouveras la raison de tes inquiétudes et de tes doutes accoutumés. Je n'ai à craindre en toi ni paresse naturelle ni pesanteur d'esprit. Quand tes affaires te laissaient quelque loisir, quel autre montrait dans nos entretiens plus d'attention, plus de pénétration que toi? Ne te payerai-je jamais en reconnaissance? est-ce que par hasard je te dois peu? Quand, jeune et pauvre, je quittai mon pays pour commencer mes études, ne m'ouvris-tu pas ta maison, tes trésors, et, ce qui est plus encore, ton coeur? Lorsque je perdis mon père, ton amitié me consola, tes discours m'encouragèrent, ta fortune me vint en aide. Et dans notre ville même, tes bontés, ton amitié, l'honneur d'habiter ta maison me rendirent presque aussi considérable, aussi haut placé que toi. Lorsque je voulus revenir à Carthage pour y exercer un plus haut emploi, je ne parlai de mon dessein et de mes espérances qu'à toi, je n'en dis rien à mes autres amis; tu essayas de m'arrêter d'abord par ton amour pour le lieu natal, où j'enseignais déjà; mais dès que tu fus convaincu que rien ne pouvait ébranler la résolution d'un jeune homme, montant vers ce qui lui paraissait le meilleur, ta merveilleuse bienveillance changea l'avertissement en appui : tu fournis tout ce qui m'était nécessaire pour mon voyage, et toi qui avais protégé le berceau et comme le nid de mes études, tu soutins l'audace de mon premier vol. Lorsque, pendant ton absence et sans t'en prévenir, je me mis en mer, tu ne t'offensas point d'un silence qui n'était point dans mes habitudes, et soupçonnant de ma part autre chose que de l'arrogance, tu demeuras inébranlable dans ton amitié, et tu songeas moins au maître qui abandonne ses disciples, qu'à la pureté de mes intentions.

4. Enfin, si mon loisir me fait goûter des joies, si j'ai échappé aux liens des vairs désirs, si, après m'être déchargé du fardeau des choses périssables, je respire, je me ravise, je reviens à moi; si je m'applique à chercher la vérité, si je commence à la trouver, si j'espère arriver au mode suprême, c'est que tu m'as excité, c'est que tu m'as pressé, c'est que tu as tout fait.

Mais la foi m'a fait plutôt concevoir que la raison ne m'a expliqué de qui tu étais le ministre; car dans le temps que nous étions ensemble, lorsque je t'eus exposé les secrets mouvements de mon coeur, quand je t'eus déclaré si vivement et si souvent que je ne trouvais de sort agréable que celui qui nous laisse le loisir de nous adonner à l'étude de la sagesse, ni de vie heureuse , que celle qu'on passait dans la philosophie, mais que j'étais retenu par le soin de ceux dont la vie dépendait de mes fonctions, et par une foule d'obstacles que me créaient soit la vaine gloire, soit l'importune misère de ma famille; tu fus saisi d'une grande joie, du saint amour d'une telle vie, et tu disais que si, par quelque moyen, tu pouvais enfin rompre les fâcheux liens de tous les procès où tu te trouvais engagé, tu briserais toutes mes chaînes en partageant ta fortune avec moi.

5. Aussi, lorsque tu nous quittas après nous avoir ainsi excités, nous ne cessâmes de soupirer après la philosophie, et nous ne songeâmes plus qu'à embrasser ce genre de vie qui nous avait séduits, et nous plaisait si fort. Nous étions toujours pleins de ces désirs, mais ils étaient moins vifs. Cependant nous nous imaginions que c'était suffisant, et comme la flamme qui devait nous saisir tout à fait n'était pas encore là, celle qui nous échauffait déjà lentement nous paraissait excessive. Mais sitôt que certains livres bien remplis, comme dit Celsinus, eurent répandu sur nous les parfums d'Arabie, et jeté sur cette petite flamme quelques gouttes d'une huile précieuse, ce qui arriva est inconcevable, incroyable , mon cher Romanien, et au delà de tout ce que tu peux croire de moi: que dirai-je de plus? ces quelques gouttes allumèrent en moi un incendie qui me paraissait incroyable à moi-même. Que me faisaient alors les honneurs, la pompe humaine, levain désir de la renommée; enfin tout ce qui attache à la vie ? Je revenais en moi à la hâte tout droit et tout entier. Je me tournais en chemin, je t'avoue, vers cette religion qu'on avait semée au plus profond de nos coeurs d'enfants, et c'était elle-même qui m'entraînait vers elle à mon insu. C'est pourquoi, chancelant, me hâtant, hésitant, je saisis l'apôtre Paul; car, me disais-je,ces hommes-là n'auraient pas pu accomplir de si grandes choses, ni vivre comme il est notoire qu'ils ont vécu, si leurs écrits et leurs principes étaient contraires à cette haute sagesse. Je le lus donc tout entier avec beaucoup d'application et de réflexion.

6. Alors, à la faveur de quelques rayons de lumière qui tombaient sur moi, la philosophie se découvrit à moi, sous une forme telle que j'aurais pu la montrer, je ne dis pas à toi, qui as toujours eu soif de cette inconnue, mais même à celui contre lequel tu plaides, et qui peut-être n'est pas tant pour toi un obstacle qu'une occasion d'épreuve. Je suis sûr que, méprisant et abandonnant Baïa, et les charmants jardins, et les festins délicats et brillants, et les histrions domestiques, et enfin tout ce qui excite le plus vivement en lui le plaisir, il s'envolerait vers cette beauté, doux et saint amant, plein d'admiration, hors d'haleine, brûlant. Car, on doit en convenir, il a une certaine honnêteté d'âme, ou plutôt comme un germe d'honnêteté, qui, s'efforçant d'éclater en vraie beauté, pousse des feuilles d'une façon tortueuse et difforme au milieu des aspérités des vices et des épines des fausses opinions: cependant ces feuilles poussent toujours, et, malgré les ombres épaisses qui les couvrent, elles sont aperçues par le petit nombre de ceux à qui leur pénétration et leur attention permettent de les distinguer. De là cette hospitalité, de là, dans les repas, beaucoup de marques de bonté, de là, l'élégance elle-même, l'éclat, l'air d'extrême propreté de toutes choses, et de toutes parts la politesse sous une grâce apparente.

CHAPITRE III. PHILOCALIE ET PHILOSOPHIE : AUGUSTIN EXCITE DE NOUVEAU ROMANIEN A LA PHILOSOPHIE.

7. Cette politesse est appelée communément philocalie : ne méprise pas ce nom à cause du sens que lui donne le vulgaire; car la philocalie et la philosophie ont presque même nom et veulent paraître et sont comme de la même famille. Qu'est-ce, en effet, que la philosophie? L'amour de la sagesse. Et la philocalie ? L'amour de la beauté : demande-le aux Grecs. Mais, qu'est-ce que la sagesse? N'est-ce point la beauté véritable? La philosophie et la philocalie sont donc tout à fait soeurs et nées du même père. Mais celle-ci, arrachée à son ciel par la glu des passions, et enfermée dans la caverne populaire, a gardé cependant une ressemblance de nom, afin d'avertir l'oiseleur qu'elle est digne de quelque attention.

— Sans ailes, souillée et pauvre, elle est souvent reconnue par sa soeur qui vole en liberté, mais ne la délivre pas toujours : car la philosophie seule reconnaît d'où la philocalie tire son origine. Toute cette fable (car je suis devenu tout à coup un Esope) sera délicieusement racontée en vers par Licentius : peu s'en faut qu'il ne soit un poète parfait. Ah! si celui contre lequel tu plaides, au lieu de cette fausse beauté dont il est encore épris, pouvait attacher sur la beauté véritable ses regards purifiés, avec quelles délices il se plongerait dans le sein de la philosophie ! Et, s'il venait à t'y rencontrer, comme il t'embrasserait en véritable frère ! Cela t'étonne et tu en ris peut-être? Et que serait-ce si j'expliquais ces choses comme je le voudrais? Que serait-ce, si, à défaut de sa face que tu ne peux contempler encore, tu entendais au moins la voix de la philosophie elle-même? Alors ton étonnement serait grand, mais tu ne rirais pas , tu ne désespérerais pas. Crois-moi, il ne faut désespérer de personne, particulièrement de tels hommes. Les exemples ne sont point rares : cette espèce d'oiseaux s'échappe aisément, aisément revient, à la grande surprise de beaucoup qui restent enfermés.

8. Mais revenons à nous, à nous, dis-je, Romanien, et philosophons ensemble. Je te rendrai grâce. Ton fils commence déjà à philosopher : je modère son zèle afin qu'après avoir d'abord cultivé les sciences nécessaires, il se lève plus vigoureux et plus assuré; et, pour n'avoir pas à craindre de les ignorer toi-même, je n'ai qu'à te souhaiter, si je te connais bien, des vents qui soufflent à ton gré. Car, que dirai-je de ton naturel ? Ah ! si tous les hommes étaient ainsi doués ! Il n'y a que deux obstacles, deux défauts qui empêchent d'arriver à la connaissance de la vérité : je ne les crains pas beaucoup pour toi; je crains cependant que tu ne te méprises, que tu ne désespères de trouver ou que tu ne croies avoir trouvé. Or, si tu as le premier défaut, cette discussion te l'enlèvera peut-être. Car tu as souvent accusé les académiciens, et avec d'autant plus d'autorité que tu étais moins instruit; mais aussi d'autant plus volontiers que tu étais séduit par l'amour de la vérité. Je vais donc disputer avec Alype, qui te soutiendra, et je te persuaderai aisément ce que je veux, toutefois dans l'ordre des choses probables, car tu ne verras point la vérité elle-même, si tu n'entres pas entier dans la philosophie. Quant à l'autre obstacle, qui consisterait à croire que tu as peut-être trouvé quelque chose, quoique tu nous aies quitté cherchant déjà et doutant; s'il en reste encore quelques traces dans ton esprit, elle en disparaîtra bien certainement, soit quand je t'aurai envoyé un entretien que nous avons eu sur la Religion, soit quand je discuterai longuement avec toi-même.

9. Mon soin unique en ce moment est de défendre mon esprit de toute opinion vaine ou dangereuse; j'ai donc lieu de me croire dans une situation préférable à la tienne. Je ne t'envie qu'une seule chose, c'est que tu sois seul à jouir de mon cher Lucilien. Serais-tu jaloux de ce nom que je lui donne? Mais en l'appelant mien, ne dis-je pas aussi qu'il est à toi et à tous ceux avec qui nous ne faisons qu'un? Aussi n'ai-je pas besoin de te prier de lui venir en aide. Prie toi -même pour moi autant que tu sais y être obligé. Mais maintenant je vous dis à tous les deux : prenez garde de croire que vous savez quelque chose si vous ne l'avez appris au moins comme vous savez qu'un, deux, trois, quatre réunis ensemble forment un total de dix. Prenez garde aussi de croire que vous ne connaîtrez pas la vérité dans la philosophie, ou qu'elle ne peut être jamais connue de cette manière. Croyez-m'en , ou plutôt croyez Celui qui a dit : Cherchez et vous trouverez. Il ne faut point désespérer d'arriver à cette sublime connaissance, et vous verrez qu'elle sera plus évidente que ces vérités numériques.

Mais arrivons au fait, car je commence à craindre un peu tard que cet exorde n'excède la règle, et ce n'est pas de peu d'importance. La règle est divine sans aucun doute; mais elle trompe lorsqu'elle conduit si doucement : je serai plus prudent quand je serai devenu sage.

PREMIÈRE DISCUSSION.

CHAPITRE IV. ON RAPPELLE LES POINTS DISCUTÉS DANS LE PREMIER LIVRE.

10. Après le discours que nous avons rapporté dans le premier livre, nous passâmes environ sept jours sans discussion; nous relûmes lentement les trois livres de Virgile qui suivent le premier, et nous les étudiâmes comme il paraissait convenable pour le moment. Cependant ce travail alluma chez Licentius une telle ardeur pour la poésie que je crus devoir la modérer. Car il ne voulait plus consentir à s'occuper d'autre chose. Enfin pour recommencer pourtant â traiter la question des académiciens que nous avions ajournée, je louai de mon mieux la lumière de la philosophie, et il revint volontiers. Or, par hasard ce jour brillait d'un éclat si pur qu'il semblait en rapport avec la sérénité dont nos âmes avaient besoin. Nous quittâmes donc nos lits plus tôt que de coutume, et nous fîmes un peu avec les paysans ce qui pressait le plus. Alors Alype nous dit :Avant que j'entende votre discussion sur les académiciens, je veux qu'on me lise l'entretien que vous avez eu, m'avez-vous dit, en mon absence; car autrement, puisque la discussion présente est la suite de celle-là, il me serait impossible ou de ne pas me tromper en vous écoutant, ou de ne pas m'exposer à trop de fatigues.

— Après avoir satisfait à sa demande, nous vîmes que la matinée était fort avancée et nous commençâmes à revenir du champ où nous nous étions promenés et à gagner le logis. Je t'en prie, me dit alors Licentius, daigne avant le dîner, me rappeler en peu de mots tout le système des académiciens, afin que rien ne m'échappe de ce qui est favorable au parti que je soutiens. J'y consens, lui dis-je, d'autant plus volontiers que, tout préoccupé de cette question, tu en dîneras moins.

— N'y compte pas trop, me répondit-il, car j'ai vu beaucoup de gens, et surtout bien souvent mon père, qui n'avaient jamais plus d'appétit que lorsque leur esprit était plus soucieux. Et toi-même n'as-tu pas remarqué que lorsque j'ai la tête pleine de poésie, mon application ne met pas votre table en sûreté. J'ai même coutume de m'en étonner quand j'y pense. Car comment se fait-il que nous ayons plus vivement besoin de nourriture lorsque nous tournons notre esprit vers autre chose? Et pourquoi, alors que nos dents et nos mains sont si fort occupées, l'esprit prend-il un si grand empire ?

— Ecoute plutôt , lui dis-je, ce que tu demandes sur les académiciens; je crains que, si tu continues à rouler ces mesures, je ne te trouve sans mesure , non-seulement pour manger mais encore pour interroger. Au reste, si je cache quelque chose pour rendre meilleur mon système, Alype le fera connaître. Nous avons en ce moment, dit Alype, grand besoin de ta bonne foi, car s'il est à craindre que tu ne caches quelque chose, il me parait bien difficile de surprendre celui qui, au su de tous ceux qui me connaissent, m'a appris ces choses : d'autant plus que, dans cette manifestation de la vérité, tu prends moins conseil de la victoire que de ton propre coeur.

CHAPITRE V. SENTIMENTS DES ACADÉMICIENS.

11. J'agirai en toute bonne foi, lui dis-je, car c'est ton droit de l'exiger.

D'après les académiciens, l'homme ne pouvait parvenir à la connaissance des choses qui ont rapport à la philosophie (quant aux autres choses, Carnéades convenait qu'il s'en souciait fort peu) ; cependant l'homme pouvait être sage, et tout son devoir, comme tu l'as soutenu, Licentius, consiste à chercher la vérité. De là il fallait conclure que le sage ne devait croire à rien. Car si l'on vient à croire des choses incertaines, on se trompe nécessairement; ce qui est un crime pour le sage. Ils ne disaient pas seulement que toutes choses étaient incertaines, mais ils l'affirmaient à grand renfort de raisons. . Cette prétendue impossibilité de saisir le vrai, ils paraissaient l'avoir tirée d'une définition du stoïcien Zénon ; il dit qu'on peut connaître une vérité lorsque le principe qui l'engendre l'a tellement imprimée à l'esprit que rien autre chose n'aurait pu faire une semblable impression. C'est-à-dire, pour parler plus brièvement et plus clairement, que le vrai peut être reconnu à des caractères que le faux ne peut pas avoir. Or, les académiciens s'attachèrent fortement à établir que cela ne pouvait pas se trouver. De là sont venus, pour la défense de ce parti , les discussions des philosophes, les erreurs des sens, les rêveries et les fureurs, les sophismes et les sorites. Et comme ils avaient appris de Zénon que rien n'est plus honteux que de s'en tenir à des opinions incertaines, ils établirent cet ingénieux principe, que, puisqu'on ne pouvait rien connaître, et que d'un autre côté il était honteux de rester dans le doute, le sage ne devait rien croire.

12. Ce fut ce qui excita tant de haines contre eux. Car de là, il paraissait résulter que celui qui ne croyait rien,'ne devait rien faire; et ces philosophes, en soutenant que le sage ne devait rien croire semblaient nous le montrer comme un homme oisif et nonchalant, et désertant tous ses devoirs. lis introduisaient alors un certain probabilisme qu'ils appelèrent vraisemblance, et soutinrent que le sage n'abandonnait nullement des devoirs, puisqu'il avait un principe pour le diriger, et que la vérité, soit à cause de certaines ténèbres de la nature, soit à cause de sa ressemblance avec les autres objets, était cachée ou confuse. Ils disaient que l'attention à suspendre ou à refuser son consentement était une assez grande occupation pour le sage.

Il me semble, Alype, que j'ai tout expliqué en peu de mots, comme tu le souhaitais, et que je ne me suis écarté en rien des bornes que tu m'avais prescrites, c'est-à-dire, que j'ai agi avec la plus entière bonne foi. S'il se trouve une chose que je n'ai pas dite, ou que j'ai dite autrement qu'elle n'est, je ne l'ai point fait à dessein. La bonne foi consiste à parler selon la pensée. Or, il semble qu'il faut éclairer l'homme qui se trompe et se défier de celui qui veut tromper. Le premier a besoin d'un bon maître, le second d'un disciple circonspect.

13. Je suis reconnaissant, dit alors Alype, d'avoir satisfait au désir de Licentius et de m'avoir déchargé du fardeau qui m'était imposé. Si pour m'éprouver (et tu n'avais pu avoir d'autre motif), tu avais fait des omissions, tu n'aurais pas eu plus à craindre que moi l'obligation de les signaler. Consens donc à ajouter ce qui manque encore, non à ma demande, mais à mes connaissances, et à indiquer la différence entre l'ancienne et la nouvelle académie. Maintenant, lui dis-je, je t’avoue que je ne m'en sens pas le courage. C'est pourquoi tu me rendrais service si, pendant que je me reposerai un peu, tu voulais bien nous expliquer ces noms et nous apprendre ce qui a -donné naissance à l'académie nouvelle, car je ne puis nier que ce que tu demandes n'appartienne beaucoup à la question que nous traitons. Je croirais que tu veux aussi m'empêcher de dîner, reprit-il, si je ne savais que Licentius t'a déjà fait peur, et s'il ne nous avait imposé l'obligation d'éclaircir avant le dîner ces sortes d'obscurités. Il allait continuer; mais comme nous étions rentrés au logis, ma mère nous pressa si fort qu'il fallait se mettre à table et briser là l'entretien.

DEUXIÈME DISCUSSION.

CHAPITRE VI. DIFFÉRENCE ENTRE L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE ACADÉMIE.

14. Après avoir suffisamment dîné, nous retournâmes dans la prairie. Alors Alype nous adressa la parole : Je vais faire, dit-il, ce que tu souhaites; je n'oserais refuser. Si rien ne m'échappe, c'est à tes leçons et à la fidélité de ma mémoire que je le devrai. S'il m'arrive de me tromper en quelque chose, tu y porteras remède, et dorénavant je ne serai pas effrayé d'une semblable charge.

Le but de la nouvelle académie a été moins, je crois, de se séparer de l'ancienne que de se séparer des stoïciens. Et cela ne doit pas passer pour une séparation puisqu'il était absolument nécessaire d'approfondir et de discuter la nouvelle opinion que Zénon avait mise au jour. Car on peut bien croire que l'opinion sur l'impossibilité de connaître la vérité, quoique. n'ayant donné lieu parmi eux à aucune dispute, est cependant restée dans l'esprit des anciens académiciens. On le prouverait aisément par l'autorité de Socrate, de Platon et des autres anciens philosophes qui ont cru pouvoir se défendre de l'erreur en ne donnant pas leur assentiment à la légère. Jamais, toutefois, ni dans nos écoles, ni publiquement, ils n'ont agité spécialement la question de savoir si l'on pouvait ou non connaître la vérité. Zénon apporta cette, nouveauté; il prétendit qu'on ne pouvait connaître que ce qui était tellement vrai, qu'il était facile de le distinguer par des signes qui ne pouvaient appartenir à l'erreur, et de plus, que le sage ne pouvait s'astreindre à aucune opinion douteuse; Archésilas, entendant ce discours, nia que l'homme pût jamais rien trouver de semblable, et que la vie du sage dût être exposée au naufrage d'opinions incertaines : il en conclut même qu'on ne devait croire à rien.

15. Dans cet état de choses, l'ancienne académie paraissait plus agrandie que combattue. Il s'éleva alors, dans l'école de Philon, un certain Antiochus qui, plus épris de gloire que de vérité, selon le sentiment de plusieurs, rendit odieuses les opinions des deux académies : car il prétendait que les nouveaux académiciens s'efforçaient d'introduire une chose extraordinaire et contraire à l'opinion des premiers; et pour cela il implorait l'autorité des anciens physiciens et des autres grands philosophes, attaquant les académiciens eux-mêmes en ce qu'ils prétendaient s'attacher au vraisemblable quand ils avouaient ne pas connaître le vrai. Il avait rassemblé une foule d'arguments dont je vous passe le détail. Mais ce qu'il soutenait avec le plus d'ardeur, c'est que le sage pouvait connaître la vérité. C'est là , je crois, toute la dispute entre les nouveaux et les anciens académiciens. Que s'il en est autrement, je te prie d'en instruire à fond Licentius: je le demande pour lui et pour moi. Mais si tout est comme j'ai essayé de le dire, achevons la discussion commencée.

CHAPITRE VII. CONTRE LES ACADÉMICIENS.

16. Je pris la parole et je dis: Combien de temps encore, Licentius, garderas-tu le silence? Nous avons parlé plus longuement que je ne le pensais ! as-tu entendu ce que sont les académiciens ?

— Alors souriant avec quelque embarras et tant soit peu déconcerté de mon interpellation : Je me repens, dit-il, d'avoir si fortement soutenu contre Trygétius que le bonheur de la vie est dans la recherche de la vérité. En effet, cette question me trouble au point qu'il m'est difficile de n'être pas malheureux, puisque, si vous portez en vous quelque chose d'humain, je dois vous paraître à plaindre. Mais pourquoi me tourmenter sans raison? ou que puis-je craindre quand je défends une aussi juste cause? je ne céderai donc qu'à la vérité.

— Lis nouveaux académiciens, lui dis-je, te plaisent-ils?

— Oui, beaucoup. Tu penses donc qu'ils sont dans le vrai ?

— Il allait en convenir,mais devenu plus prudent sur un sourire d'Alype, il hésita un peu, puis il me dit : Répète un peu cette petite question. Te semble-t-il, repris-je, que les académiciens soient dans. le vrai?

— Il se tut encore quelques instants, puis il dit : Je ne sais s'ils sont dans le vrai, mais c'est probable: car je ne vois plus quelle voie suivre.

— Sais-tu, repris je, que le probable, ils l'appellent aussi le vraisemblable?

— Je le crois, dit-il. Donc, répondis-je, le sentiment des académiciens est vraisemblable ?

— Oui, dit-il.

— Je t'en prie, fais-y un peu plus attention. Si quelqu'un voyant ton frère , soutenait qu'il ressemble à ton père qu'il ne connaîtrait pas, ne te semblerait-il pas fou ou niais ?

— Après un long silence, cela ne me paraîtrait pas absurde, répondit-il.

17. Comme je commençais à parler: Attends, dit- il, un peu, je te prie. Puis souriant: Dis-moi, reprit-il, s'il te plait, te crois-tu déjà bien sûr de la victoire?

— Fais, lui dis-je, que j'en sois entièrement assuré. Cependant n'abandonne pas pour cela le parti que tu soutiens, surtout parce que nous n'avons commencé ensemble cette discussion, que pour t'exercer et pour polir ton esprit.

— Ai-je donc, dit-il, lu les académiciens , ou suis-je instruit de toutes les sciences dont tu t'es armé pour venir m'attaquer?

— Ceux qui, les premiers, ont soutenu cette opinion, ne les avaient pas lus non plus. Si l'instruction et les sciences te manquent, ton esprit ne doit pas être faible au point que tu succombes sans résistance, devant quelques mots de moi, et devant quelques questions. Car je commence déjà à craindre qu'Alype ne te remplace plutôt que je ne le voudrais, et en face d'un tel adversaire , je marcherai avec moins de sécurité.

— Dieu veuille alors, dit-il, que je sois à l'instant vaincu, afin de vous entendre et qui plus est , vous voir disputer ensemble : rien ne peut m'être plus heureux que ce spectacle. Vous vous plaisez à verser vos paroles, plutôt qu'à les répandre, puisque vous recueillez sur des tablettes ce qui s'échappe de votre bouche, et que vous ne le laissez pas, comme on dit, tomber à terre : il sera donc aussi permis de vous lire. Cependant, lorsqu'on a sous les yeux les interlocuteurs, il arrive, je ne sais comment que si une bonne discussion n'est pas plus profitable, elle fait certainement à l'âme beaucoup plus de plaisir.

18. Nous te rendons grâces, lui dis-je; mais les mouvements subits de joie t'ont contraint à déclarer témérairement ce que tu penses, quand tu as dit qu'aucun spectacle ne pouvait t'être plus heureux. Et que serait-ce donc si tu voyais ton père, plus ardent que personne à puiser au sein de la philosophie, après une longue soif, chercher et discuter ces choses avec nous? Je me sentirai alors plus heureux que jamais; et toi, que penserais-tu et que dirais-tu?

— Licentius laissa tomber quelques larmes; et dès qu'il put parler, élevant la main vers le Ciel : « Mon Dieu ! » dit-il, quand verrai-je cela? mais il n'y a rien qu'on ne puisse espérer de toi.

— Ici presque tous nous nous prîmes à pleurer et nous ne songeâmes plus à discuter; et moi, luttant avec moi-même, et me contenant à peine : Allons, courage ! lui dis-je, reprends tes forces, défenseur futur de l'Académie, je t'ai depuis longtemps exhorté à en amasser le plus que tu pourras. Je ne crois pas pour cela que « tu trembles avant le « son de la trompette, » ou que l'envie de voir combattre les autres te fasse désirer d'être sitôt mis au nombre des prisonniers.

— A ce moment, Trygétius s'apercevant que nos visages avaient suffisamment retrouvé leur sérénité : Pourquoi, dit-il, un aussi saint homme que lui ne souhaiterait-il pas que Dieu lui accordât cette grâce avant même qu'il l'en priât? Crois enfin, Licentius; car, puisque tu ne trouves rien à répondre et que tu sembles même désirer d'être vaincu, tu parais avoir peu de confiance en ta cause.

— Nous ne pûmes nous empêcher de rire, et Licentius répondit Parle donc, toi, qui sais être heureux sans trouver et même sans chercher la vérité.

19. L'enjouement de nos jeunes gens nous rendit plus gais :Fais attention à ma demande, dis-je à Licentius, et reviens au combat avec plus de fermeté et de courage si tu peux.

—Me voici avec toute ma bonne volonté, répliqua-t-il. Et si cet homme, qui voit mon frère, a appris par la renommée qu'il ressemble à mon père, est-il sot ou niais de le croire?

—On peut au moins l'appeler un sot, dis-je.

— Non pas tout d'abord, reprit-il, à moins qu'il ne soutienne qu'il sait ce qu'il dit. Car s'il croit probable ce que la renommée lui a appris, on ne peut pas l'accuser de témérité.

— Examinons, lui dis-je, un peu la chose et mettons-la pour ainsi dire devant les yeux. Suppose donc que ce je ne sais qui dont nous parlons est ici présent : ton frère arrive de quelque part. De qui est-il fils, demande cet homme? D'un certain Romanien, répond-on. Et aussitôt il reprend : oh ! qu'il ressemble à son père ! Comme j'avais été bien informé par la renommée ! A ces mots, toi ou tout autre vous lui dites : Tu connais donc Romanien, mon bon homme? Non pas, répond-il, cependant je trouve que son fils lui ressemble beaucoup. Qui pourrait alors s'empêcher de rire?

— Personne, dit, Licentius.

— Tu, vois donc enfin la conséquence? ajoutai-je.

—Je la vois depuis longtemps. Cependant je voudrais t'entendre la tirer toi-même : car il faut que tu commences à nourrir l'oiseau que tu as pris.

— Qu'ai-je donc à conclure, lui dis-je? Tout ne crie-t-il pas qu'il faut également rire de tes académiciens, quand ils disent qu'en cette vie, ils s'attachent au vraisemblable, tandis qu'ils ne savent même pas ce que c'est que le vrai.

CHAPITRE VIII. SUBTILITÉ DES ACADÉMICIENS.

20. La prudence des académiciens, dit alors Trygétius, me semble bien loin de la sottise de l'homme que tu viens de représenter. Car c'est par le raisonnement que les académiciens cherchent ce qu'ils nomment le vraisemblable , tandis que ton imbécille s'en rapporte à la renommée dont l'autorité est tout ce qu'il y a de plus méprisable.

— Mais, répondis-je , ne serait-il pas encore plus niais s'il disait: - Je ne connais point; lé père de ce jeune homme? La renommée ne m'a point dit combien il lui est semblable, cependant je trouve qu'il lui ressemble. Assurément, dit-il, il serait encore plus niais. Mais à quoi bon tout cela?

— C'est, répliquai-je , parce que ceux-là sont aussi sots qui disent : Nous ne connaissons point le vrai, mais ce que nous voyons est semblable à ce vrai que nous ne connaissons pas.

— Ils disent seulement, reprit-il, que cela est probable. Comment peux-tu parler de la sorte, répondis-je? Ne conviens-tu pas qu'ils disent que cela est vraisemblable ?

— J'ai voulu le dire pour exclure cette ressemblance. Car il me semblait que vous aviez eu tort de mêler la renommée à votre discussion, puisque les académiciens ne s'en rapportent pas même aux yeux des hommes,. loin de s'en rapporter aux yeux innombrables et monstrueux de la renommée, comme l'ont imaginé les poètes. Moi qui défends les académiciens, qui suis-je enfin ? est-ce que dans cette question vous enviez ma sécurité ? Voici Alype qui arrive; que ce soit pour nous, je te prie, un peu de répit; nous pensons depuis longtemps que ce n'est pas en vain que tu redoutes son arrivée.

21. Alors, après avoir fait silence, tous les deux tournèrent leurs regards vers Alype : Je voudrais, dit celui-ci, dans la mesure de mes forces, être de quelque secours pour votre parti, si votre souhait ne m'effrayait pas, mais j'échapperai aisément à cette crainte, si mon espérance ne me trompe pas. Car ce qui me console, c'est que cet adversaire des académiciens, après s'être chargé du rôle de Trygétius presque vaincu, est probablement vainqueur, d'après votre aveu. Je crains plus de ne pouvoir éviter le reproche d'avoir failli à mon emploi pour prendre trop témérairement celui d'un autre. Vous n'avez pas oublié en effet qu'on m'avait donné l'office de juge.

— Il y a, dit Trygétius, bien de la différence entre l'un et l'autre : aussi nous te prions de consentir à en être privé pour quelque temps.

— Je ne m'y opposé pas, répondit-il; je crains qu'en voulant éviter la témérité ou la négligence je ne tombe dans le piège de l'orgueil, le plus horrible des vices : ce qui m'arriverait , si je voulais garder l'honorable emploi dont vous m'avez chargé plus longtemps que vous ne le voulez.

CHAPITRE IX. EXAMEN PLUS SÉRIEUX DE L'OPINION DES ACADÉMICIENS.

22. Ainsi, continua-t-il en s'adressant à moi, je voudrais, bon accusateur des académiciens, que tu me fisses connaître ton ministère, c'est-à-dire quels sont ceux que tu veux défendre en attaquant ces philosophes: car je crains qu'en réfutant les académiciens tu ne veuilles prouver que tu es académicien.

—Tu sais bien, je pense, qu'il y a deux sortes d'accusateurs. Sida modestie de Cicéron lui a fait dire qu'il n'accusait Verrès que pour défendre les Siciliens, il n'est pas pour cela nécessaire que quand on accuse quelqu'un on ait dessein d'en défendre un autre.

— As-tu du moins, reprit-il, quelque principe pour établir ton sentiment ?

— Il est facile, répondis-je, de répondre à cette question, et surtout parce qu'elle n'est pas nouvelle pour moi; il y a longtemps que je pense à tout cela et que je le retourne dans mon esprit. Ecoute donc, Alype, ce que tu sais déjà parfaitement, je crois. Je n'ai nulle envie de discuter pour discuter; contentons-nous d'avoir fait, avec ces jeunes gens, ces préludes où la philosophie s'est en quelque sorte jouée volontiers avec nous. Loin de nous donc les contes puérils! Il s'agit ici de notre vie, des moeurs, de l'esprit; il espère que, pour rentrer avec plus de sûreté dans le ciel, il sera vainqueur de toutes les erreurs ennemies, et qu'après avoir pris possession de la vérité, laquelle est comme son pays natal, il triomphera de ses passions et régnera par la tempérance devenue pour lui comme une épouse. Me comprends-tu ? Bannissons donc du milieu de nous toutes ces choses: il faut forger des armes au guerrier valeureux, il n'y arien que j'aie jamais moins désiré que de voir naître entre ceux qui ont longuement vécu ensemble,et souvent disserté entre eux, de nouveaux sujets de contestation. Aussi pour ne pas se fier à la mémoire, . infidèle gardienne des pensées, j'ai voulu qu'on mît sur des tablettes tout ce que nous avons souvent examiné ensemble. C'est aussi un moyen d'apprendre à ces jeunes gens à s'expliquer, à essayer d'aborder ces questions et à les traiter à leur tour.

23. Ne sais-tu donc pas que je n'ai encore rien découvert de certain et que les raisonnements et les discussions des académiciens m'empêchent de chercher la certitude? Car, pour employer une de leurs expressions, ils ont mis, je ne sais comment, dans mon esprit, cette probabilité, que l'homme ne peut trouver la vérité; ce qui m'avait rendu si indolent et si négligent que je n'osais chercher ce que n'avaient pu découvrir des hommes si savants et si pénétrants. Ainsi, jusqu'à ce que je me sois aussi fortement persuadé qu'on peut trouver la vérité, que les académiciens se sont persuadé qu'on en est incapable, je n'oserai rien chercher et je n'ai rien à défendre.

Ecarte donc cette question, s'il te plaît, et examinons plutôt ensemble le mieux possible, si on peut trouver la vérité. Or, il me semble que, pour soutenir mon sentiment, j'ai de nombreuses raisons à opposer aux académiciens. Toute la différence qu'il y a maintenant entre eux et moi, se réduit à ceci: il leur paraît probable qu'on ne peut trouver la vérité; moi je crois probable qu'on peut la trouver. Car s'ils ne sont pas sincères, l'ignorance de la vérité m'est particulière à moi, ou elle m'est commune avec eux.

CHAPITRE X. LA CONTROVERSE AVEC LES ACADÉMICIENS NE ROULE PAS SUR LES MOTS, MAIS SUR LES CHOSES.

24. Maintenant, dit Alype, je marcherai avec assurance; car je vois en toi moins l'accusateur que le défenseur des académiciens. Avant donc d'aller plus loin, prenons garde, je te prie, que dans l'examen de cette question où il semble que j'aie succédé à ceux qui t'ont cédé, nous ne nous laissions aller à une dispute de mots, ce qui serait honteux, comme tu nous l'as fait souvent avouer d'après l'autorité de Cicéron. En effet, Licentius ayant dit, si je ne me trompe , qu'il admettait l’opinion des académiciens sur la probabilité, tu lui as demandé ensuite, ce qu'il a confirmé sans hésiter, s'il savait que les philosophes appelaient aussi vraisemblance la probabilité. Or, je sais fort bien, c'est de toi que je le tiens, quels sont les sentiments des académiciens, et je dis que tu n'en es pas fort éloigné. Si donc ils sont fortement gravés en ton esprit, comme je l'ai dit, je ne vois pas pourquoi tu t'attacherais aux mots.

— Crois-moi, lui dis-je, ce grand débat ne porte pas sur les mots, mais sur les choses. Je ne regarde pas ces philosophes comme des hommes qui n'aient pas su donner des noms aux choses; mais je me persuade qu'ils n'ont choisi ces termes que pour cacher aux, simples leurs opinions et pour la dérouler aux esprits plus attentifs. J'expliquerai comment et pourquoi cela me parait ainsi, après avoir examiné d'abord ce qu'on croit avoir été dit par eux en haine des connaissances humaines. Cependant je suis charmé qu'aujourd'hui notre discussion se soit avancée jusqu'à faire connaître suffisamment et clairement ce dont il s'agissait entre nous. Ils m'ont toujours paru des hommes sages et prudents. Si donc nous discutons désormais, ce sera contre ceux qui se sont représenté les académiciens comme des ennemis de la vérité. Ne crois pas que je tremble; car s'ils ont soutenu sincèrement ce que rions lisons dans leurs livres, si ce n'est pas pour cacher leur véritable opinion et ne point exposer imprudemment aux esprits corrompus: et profanes les mystères sacrés de la vérité, je m'armerai volontiers contre eux; je le ferais dès aujourd'hui si le soleil qui se couche ne nous pressait de rentrer. Voilà où nous en demeurâmes ce jour-là.

TROISIÈME DISCUSSION.

CHAPITRE XI. QU'EST-CE QUE LA PROBABILITÉ ?


25. Le lendemain, quoique le jour ne fût ni moins beau, ni moins calme, à peine cependant pûmes-nous nous débarrasser des affaires domestiques. Car après avoir employé la plus grande partie du temps à écrire des lettres, il ne restait plus que deux heures quand nous allâmes dans la prairie. Mais la grande sérénité du ciel nous y invitait et nous pensâmes qu'il ne fallait pas souffrir que le reste d'une journée si belle fût perdu. Nous étant donc rendus au pied de l'arbre où nous avions coutume de nous assembler et nous y étant assis : Jeunes gens, dis-je, comme nous n'avons pas aujourd'hui le loisir de nous engager dans une longue discussion, je voudrais que vous me remissiez en mémoire la manière dont hier Alype a répondu à la question qui vous embarrassait. Licentius alors : Il n'est pas difficile de s'en souvenir, c'est court, juges-en toi-même. Il ne voulait pas, je crois, que tu soulevasses une question de mots, quand la chose était certaine. Avez-vous bien pris garde; repris-je, à cette défense, à son caractère, à sa force ?

— Je crois voir ce que c'est, répondit-il, mais je te prie de nous expliquer un peu, car je t'ai souvent entendu dire qu'il est honteux de s'arrêter à des disputes de mots quand on est d'accord sur les choses. Mais cela est trop délicat pour qu'on puisse me demander de l'expliquer moi-même.

26. Ecoutez donc ce que c'est, dis-je. Les académiciens appellent probable ou vraisemblable, ce qui peut nous inviter à agir sans que nous y donnions notre entier assentiment. Je dis: sans notre assentiment, c'est-à-dire sans que nous considérions comme vrai ce que nous faisons, ou que nous pensions le savoir, tout en le faisant. Par exemple, si pendant la nuit précédente, et si claire et si pure, quelqu'un nous eût demandé si aujourd'hui le soleil devait être si riant, je crois que nous aurions répondu que nous ne le savions pas, mais pourtant que cela nous paraissait devoir être ainsi. Telles me paraissent, dit l'académicien , toutes les choses que j'ai cru devoir appeler probables ou vraisemblables: si vous leur donnez un autre nom, je ne m'y oppose pas. Il me suffit, en effet, que tu aies compris ce que j'ai voulu t'exprimer, c'est-à-dire, à quelles sortes de choses je donne ces noms. Car il ne convient pas que le sage soit un forgeur de mots, mais un chercheur de choses.

Avez-vous assez compris comment les jeux dont je vous amusais me sont tombés des mains?

— Ils répondirent tous deux qu'ils avaient compris, et témoignèrent par l'air de leur visage qu'ils attendaient ma réponse.

— Eh quoi ! leur dis-je, penseriez-vous que Cicéron, de qui sont ces paroles, ignorait assez la langue pour être réduit à donner des noms impropres aux choses qu'il pensait ?

CHAPITRE XII. ENCORE DU PROBABLE ET DU VRAISEMBLABLE.

27. Maintenant, dit alors Trygétius, que la question est bien définie, nous ne voulons plus chercher de vaines subtilités sur les mots. Ainsi, vois plutôt ce que tu as à répondre à celui qui nous a délivrés, nous contre qui tu t'élances de nouveau. Arrête, je te prie, dit Licentius, car je ne sais quoi vient de m'éclairer et de me faire voir que tu n'aurais pas dû te laisser arracher avec tant de facilité un argument si solide; puis, après quelques instants de silence et de profonde réflexion Je vous assure, dit-il, que rien ne me parait plus absurde que de prétendre qu'on s'attache au vraisemblable quand on ne connaît point ce qui est vrai. Ta comparaison ne m'embarrasse pas. Car lorsqu'on me demande si, d'après cet état du ciel, il y aura demain de la pluie, je puis répondre que c'est vraisemblable, car je ne nie pas que je connaisse quelque chose de vrai. Je sais, en effet, que cet arbre ne peut point tout à l'heure devenir un arbre d'argent, et je soutiens sans témérité que je connais beaucoup d'autres choses aussi vraies et auxquelles ressemble tout ce que j'appelle vraisemblable. Mais toi, Carnéades, ou toute autre peste de la Grèce, car j'épargne nos Latins (pourquoi hésiterais-je à prendre le parti de celui qui m'a fait son prisonnier et à qui j'appartiens par le droit de la victoire?) comment peux-tu assurer que tu ne connais rien devrai et répondre néanmoins que tu regardes cette prévision comme vraisemblable? Je n'ai pu la désigner autrement. Eh quoi ! nous faut-il donc entrer en dispute avec un homme qui ne peut même parler?

28. Je ne crains pas les transfuges, reprit Alype ; ils font encore moins peur à Carnéades contre lequel,,par une témérité juvénile ou tout au moins puérile , tu as cru devoir lancer une injure plutôt qu'un argument. Pour fortifier son. opinion qui a toujours été fondée sur le vraisemblable et pour te réfuter, il lui suffirait de le dire. Nous sommes tellement éloignés de trouver la vérité que tu peux en être pour toi-même une démonstration concluante. La moindre interrogation, en effet, t'a fait si subitement changer de place que tu ne sais plus où t'arrêter. Mais remettons à un autre temps cette considération et l'examen de cette science que tu te vantes d'avoir touchant cet arbre. Car bien que tu aies déjà choisi un autre parti, il faut cependant t'instruire avec soin de ce que j'ai dit auparavant. Nous n'en étions pas encore, je crois, à cette question de savoir si on peut trouver la vérité,mais j'ai cru qu'au début même de ma défense où je t'avais vu abattu et renversé, il fallait examiner si on ne devait pas appeler vraisemblable , on probable , ou de tout autre nom si c'est possible ce que les académiciens disent leur suffire. Si déjà tu te considères comme ayant parfaitement trouvé la vérité, peu m'importe pour le moment. Mais tu me l'enseigneras sans doute plus tard, si tu es reconnaissant de la protection que je t'accorde.

CHAPITRE XIII. LES ACADÉMICIENS ONT-ILS FEINT DE NE PAS CONNAÎTRE LA VÉRITÉ ?

29. Alors, m'apercevant que Licentius commençait à redouter l'attaque d'Alype, je dis Tu as mieux aimé, Alype, dire une foule de choses que de nous apprendre comment il faut discuter avec ceux qui ne savent pas parler. Et lui : Depuis longtemps tout le monde sait comme moi que tu es habile à parler, et tu le montres assez par ta profession; je voudrais donc que d'abord tu expliquasses l'utilité de la question de Licentius; je la crois superflue, et il est alors bien plus superflu d'y répondre; ou bien si elle est utile et que je n'aie pu y répondre, je désire vivement obtenir que tu ne refusés pas le rôle de maître.

— Tu te souviens, repris-je, que j'ai promis hier de parler plus tard de ces différents termes. Maintenant le soleil m'avertit de remettre dans les corbeilles les jouets que j'avais préparés pour les enfants, surtout puisque je veux désormais les exposer plutôt pour l'ornement que pour la vente. Quant à présent, avant que notre stylet soit enveloppé de ces ténèbres qui d'ordinaire viennent au secours des académiciens, je veux qu'entre nous on soit bien fixé sur la question dont nous devons nous occuper demain à notre réveil. Réponds-moi donc, je te prie : Crois-tu que les académiciens aient eu, sur la vérité, quelque opinion bien certaine et qu'ils n'aient pas voulu la dévoiler imprudemment à des gens qu'ils ne connaissaient pas ou dont l'esprit ne leur paraissait pas assez pur : ou bien leur opinion est-elle conforme à ce qu'ils soutiennent dans leur discussion?

30. Je n'assurerai pas légèrement, répondit Alype, quelle était leur pensée: car s'il est permis d'en juger par leurs livres, tu sais mieux que moi quels termes il ont coutume d'employer pour déclarer leur opinion. Que si tu me demandes mon sentiment particulier , je pense qu'ils n'ont pas encore découvert là vérité. J'ajoute, et c'est ce que tu veux savoir des académiciens. que je ne crois pas qu'on la puisse trouver : Telle est non pas seulement mon opinion à moi, mais celle que confirme l'autorité des plus grands et des plus excellents philosophes, auxquels nous sommes obligés de nous soumettre soit à cause de la faiblesse même de notre esprit, soit à cause de leur extrême pénétration au-delà de la quelle on ne doit rien pouvoir découvrir.

—Voilà justement, lui dis-je, ce que je voulais. Car je craignais que, si nous étions du même sentiment, notre discussion restât incomplète, et que, personne n'étant là pour prendre le parti contraire, la question ne fût pas examinée aussi soigneusement que nous l'aurions pu faire. C'est pourquoi je t'aurais prié, dans ce cas, de prendre la défense des académiciens, comme si à tes yeux ils avaient non-seulement soutenu, mais encore pensé que la vérité ne peut être connue. Il s'agit donc entre nous, de savoir, si d'après leurs raisonnements il est probable qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit donner créance à rien. Si tu le prouves, je me déclarerai volontiers vaincu; mais si je puis taire voir qu'il est beaucoup plus probable que le sage peut arriver à la connaissance de la vérité et qu'il y a des choses qu'on ne peut refuser de croire, rien, ce me semble, ne t'empêchera plus d'être de mon sentiment.

— Cette proposition lui convint ainsi qu'à tous ceux qui étaient présents : et, sous les ombres du soir, nous retournâmes au logis.

LIVRE TROISIÈME.


Deux discussions.

— On examine d'abord si le sage a besoin de la fortune ou si la fortune peut lui faire obstacle.

— Le sage peut au moins connaître la sagesse.

— On discute la fameuse définition de Zénon, et ces deux principes de l'Académie : on ne peut rien connaître, rien croire.

— Les Académiciens n'avaient probablement pas les sentiments qu'on leur prête ordinairement


PREMIÈRE DISCUSSION.

CHAPITRE PREMIER. IL FAUT CHERCHER AVEC GRAND SOIN LA VÉRITÉ C'EST D'ELLE QUE DÉPEND LA VIE HEUREUSE.

1. Deux jours après l'entretien contenu dans le second livre, comme nous étions allés nous asseoir dans la salle des bains, car il faisait trop mauvais temps pour descendre sur la pelouse, je commençai ainsi: Je pense que vous avez déjà suffisamment remarqué sur quoi porte la question que nous avons résolu d'examiner entre nous. Mais avant de prendre à partie mes interlocuteurs, je vous conjure, et cela pour que je puisse mieux éclaircir la question, de vouloir bien entendre quelques paroles sur l'espérance, sur la vie, sur notre état : elles ne s'éloignent pas de notre sujet. Ce n'est pas, selon moi, une affaire petite et inutile, mais une affaire nécessaire et de haute importance que de chercher fortement la vérité : c'est sur cela que nous sommes d'accord, Alype et moi. Tous les autres philosophes ont cru que celui qu'ils appellent sage avait trouvé la vérité, et les académiciens ont prétendu que leur sage, à eux, devait faire tous ses efforts pour y parvenir, et donner à cette recherche tous les soins; mais que, parce qu'elle est cachée ou qu'elle n'apparaît que confusément, il devait, pour la conduite de sa vie, suivre tout ce qui s'offrirait à lui de probable ou de vraisemblable. C'est aussi ce qui a été arrêté dans notre discussion précédente; car l'un ayant soutenu que l'homme devenait heureux en trouvant la vérité, et l'autre, qu'il l'était seulement en la cherchant avec soin; aucun de nous ne doute que rien ne doit passer avant cette recherche. Comment trouvez-vous donc, je vous prie, que nous ayons passé la journée d'hier ? Vous avez eu tous la liberté de vous livrer à vos études. Toi, Trygétius, tu t'es récréé en lisant Virgile ; Licentius s'est occupé à faire des vers. L'amour de la poésie s'est tellement emparé de son esprit que c'est surtout pour lui que j'ai cru devoir entreprendre ce discours, afin que la philosophie ( et il en est temps) ait dans son coeur la préférence qui lui est due sur la poésie et même sur toute autre science que ce soit.

CHAPITRE II. SI LA FORTUNE EST NÉCESSAIRE AU SAGE.

2. Mais,je vous prie, n'avez-vous pas eu hier pitié de nous, lorsque, après nous être couchés avec la résolution de nous lever uniquement pour reprendre la question , nous avons été envahis par des affaires domestiques à tel point (265) que nous avons pu à peine vivre pour nous aux deux dernières heures de la journée ? C'est pourquoi j'ai été toujours d'avis que l'homme une fois sage n'avait plus besoin de rien, mais que, pour qu'il devienne sage, la fortune est très-nécessaire. Je ne sais si Alype est d'un autre avis. Je ne vois pas bien encore, dit Alype, quel droit tu donnes à la fortune. Si pour la mépriser elle-même tu crois qu'on a besoin d'elle, je pense d'elle comme toi. Mais si tu n'accordes rien autre à la fortune que le rôle de présider aux biens du corps, je ne puis penser comme toi. Car, ou malgré elle et toutes les résistances, celui qui n'est point encore sage, mais désire le devenir, peut faire usage de tout ce que nous reconnaissons nécessaire à nos besoins corporels : ou bien, il faut convenir qu'elle commande à toute l'existence du sage même, puisque, tout sage qu'il est, il ne peut se soustraire aux besoins de son corps.

3. Tu dis donc, repris-je, que la fortune est nécessaire à celui qui désire la sagesse, mais non pas au sage.

— On ne s'écarte point de la question en répétant ce qu'on a déjà dit. Je te demande donc, si tu crois que la fortune peut être de quelque secours pour la mépriser elle-même? Si tu le crois, j'en concluerai que celui qui désire la sagesse, a grand besoin de la fortune.

— Je le crois ainsi, repris-je, puisque peut. être le sage en viendra à la mépriser, et il n'y a là rien d'absurde. C'est ainsi que le lait de nos nourrices nous est nécessaire lorsque nous sommes enfants, et qu'il nous met en état de pouvoir nous en passer et vivre sans son secours.

— Si nos paroles, dit-il, expriment parfaitement nos idées, il me paraît évident que nous sommes d'accord; peut-être cependant pourrait-on dire que ce n'est ni le lait ni la fortune, mais tout autre chose qui nous font mépriser le lait et la fortune.

— Il n'est pas difficile, repris-je, d'employer une autre comparaison. De même qu'on ne peut traverser la mer sans navire, ou sans tout autre moyen de transport, ou enfin, (pour ne pas m'attirer le courroux de Dédale) sans quelque appareil convenable, ou sans quelque puissance mystérieuse, et bien qu'on ne se propose que d'arriver, et qu'une fois au port on soit prêt à quitter, à mépriser tout ce qui a servi à la traversée; de même quiconque souhaitera d'arriver à l'heureux port de la sagesse et à cette terre ferme et tranquille, si, sans aller chercher bien loin, il ne le peut parce qu'il est sourd et aveugle, et que la vue et l'ouïe sont des dons de la fortune, j'en conclus que pour arriver à la sagesse , la fortune est nécessaire. Une fois qu'on y est arrivé, si on semble avoir besoin encore de certaines choses pour entretenir la santé , il est cependant certain qu'on n'en a plus besoin pour rester sage, mais seulement pour vivre au milieu des hommes.

— Au contraire, répondit-il, si l'on est sourd, ou aveugle, on méprisera, je crois, et avec raison, la sagesse à acquérir et la vie même pour laquelle on cherche la sagesse.

4. Cependant, repris-je, puisque la vie dont nous vivons ici-bas est au pouvoir de la fortune, et que personne ne peut devenir sage s'il n'est vivant, ne faut-il pas avouer qu'on a besoin des faveurs de la fortune pour s'élever jusqu'à la sagesse?

— Mais comme la sagesse, dit-il, n'est nécessaire qu'aux vivants et que sans la vie, il n'est aucun besoin de la sagesse, je ne crains pas que la fortune abrège la mienne; car si je veux la sagesse, c'est parce que j'ai la vie, et je ne veux pas la vie parce que je désire la sagesse. C'est pourquoi si la fortune m'ôtait la vie, je n'aurais plus de motif de chercher la sagesse. Ainsi donc, il n'y a rien qui m'oblige pour acquérir la sagesse, ni à craindre les disgrâces de la fortune, ni à désirer ses faveurs, à moins que par hasard tu n'aies d'autres raisons à m'opposer.

— Tu ne crois donc pas, lui dis-je, que celui qui veut devenir sage puisse en être empêché par la fortune, quand même elle ne lui ôterait pas la vie?

— Je ne le pense pas, répondit-il.

CHAPITRE III. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI VEUT L'ÊTRE. LE SAGE CONNAÎT QUELQUE CHOSE IL CONNAÎT AU MOINS LA SAGESSE,

5. Je veux, dis-je, que tu m'expliques un peu quelle est, selon toi, la différence entre le sage et le philosophe. La seule, à mon sens, reprit-il, c'est que le sage possède les choses dont le philosophe n'a que le désir.

— Quelles sont donc ces choses? ajoutai -je; car pour moi je ne vois que cette différence : c'est que l'un connaît la sagesse, et que l'autre désire la connaître.

— Si tu assignes, reprit-il, des limites modestes à cette connaissance, tu exprimes la chose même plus clairement.

— De quelque manière, dis-je, que je la définisse, tout le monde est d'avis qu'il ne peut y avoir une connaissance des choses fausses. J'ai cru, reprit-il, que je devais opposer cette réticence, de crainte que , par mon imprudent assentiment, ton discours ne s'élance aisément dans les champs de la principale question. Il est de fait que tu ne me laisses plus d'autre place pour courir. Car, si je ne m'abuse, nous voici arrivés au but que je souhaite depuis si longtemps.

En effet, d'après ce que tu as dit avec tant de pénétration et de vérité, il n'y a aucune différence entre le sage et celui qui veut le devenir, si ce n'est que celui-là aime et que celui-ci a déjà la science, ou, selon son expression, l'habitude de la sagesse. Or, celui qui n'a rien appris ne peut avoir dans l'esprit aucune science; de plus, celui qui ne connaît rien n'a rien appris; et personne rie peut connaître le faux; donc, le sage connaît la vérité, puisque tu as reconnu toi-même qu'il a dans l'âme la science de la sagesse.

— Je ne sais, dit-il, si je ne serai point trop hardi en niant que j'aie reconnu dans le sage une habitude de la recherche des choses divines et humaines. Mais je ne vois pas pourquoi tu ne lui reconnaîtrais pas l'habitude des choses probables qu'il aurait trouvées.

—Tu m'accordes, lui dis-je, que personne ne connaît le faux? Oh ! certainement, reprit-il.

— Dis maintenant, si tu veux, que le sage ne connaît point la sagesse. Pourquoi, reprit-il, enfermes-tu tout dans cette limite, et cherches-tu à lui faire croire qu'il ne comprend pas la sagesse? Donne la main, lui dis-je; car, si tu t'en souviens, voilà ce que j'avais prévu hier, et je me réjouis que sans m'avoir laissé tirer la conséquence, tu l'aies de toi-même tirée de si bon gré. Voici toute la différence que j'avais signalée entre les académiciens et moi : il leur avait paru que la vérité ne se pouvait connaître; à moi, il semblait que si je ne l'avais pas encore trouvée, le sage pouvait la découvrir. Et maintenant, pressé de me répondre à la question de savoir si le sage ne connaît pas la sagesse, tu dis qu'il lui semble la connaître.

— Que s'en suit-il? - C'est, dis-je, que s'il lui semble connaître la sagesse, il ne lui semble donc pas que le sage ne peut rien connaître; ou bien il faut que tu soutiennes que la sagesse n'est rien.

6. En vérité, dit-il, je croyais que nous étions arrivés à la fin de la discussion ; mais quand tout à coup tu m'as tendu la main , je me suis aperçu que nous n'en étions pas encore là, tant s'en tillait : c'est-à-dire qu'hier nous n'avions posé d'autre question que celle de savoir si le sage pouvait arriver à la connaissance de la vérité : tu le soutenais et je le niais. Or je crois que tout ce que je t'ai accordé aujourd'hui c'est qu'il peut sembler au sage que la sagesse acquise par lui consiste uniquement dans la connaissance des choses probables: toutefois, je crois que personne de nous n'en doute, j'ai établi cette sagesse dans la recherche des choses divines et humaines.

— Ce ne sera pas, lui dis-je, en embrouillant la question que tu te débarrasseras. Il semble que tu ne discutes plus que pour t'exercer. Et comme tu sais bien que ces jeunes gens peuvent à peine distinguer ce qui se dit ici de subtil et d'ingénieux, tu abuses de l'ignorance de nos juges, et, personne ne s'opposant à ce que tu avances , tu pourras parler autant qu'il te plaira. Je t'avais de man dé, un peu auparavant, si le sage connaissait la sagesse, tu as répondu qu'il lui semblait la connaître. Or croire que le sage connaît la sagesse, ce n'est certes pas croire que le sage ne son naît rien : c'est incontestable, à moins d'oser dire que la sagesse n'est rien. D'où il suit que tu penses enfin comme moi. En effet il me semble à moi que le sage connaît quelque chose; tu le crois également, si je ne me trompe, car le sage, d'après ton propre sentiment, croit qu'il connaît la sagesse.

Je ne crois pas , dit alors Alype, que j'aie plus envie que toi de m'exercer: et je m'étonne, de ce que tu as dit, car sur ce point tu n'as pas besoin d'exercice. Peut-être suis-je encore aveugle, mais il me semble qu'il y a de la différence entre croire savoir et savoir réellement: entre la sagesse qui consiste dans la recherche de la vérité et la vérité même. Tu prétends le contraire de ce que je soutiens : je ne sais donc pas comment nous sommes du même avis. Je lui répondis alors (on nous appelait pour dîner) : Je ne suis pas mécontent que tu me résistes ainsi, car ou bien nous ne savons l'un et l'autre ce que nous disons, et alors il faut nous efforcer de sortir de cette honte; ou bien, un de nous au moins ne sait ce qu'il dit, et alors il n'est pas moins honteux de rester négligemment dans cette situation. Mais dans l'après-midi, nous reviendrons à la charge, car au moment où je croyais que nous étions arrivés au terme de notre discussion, tu m'as attaqué à coups de poing. A ces mots, on se mit à rire et nous nous en allâmes.

SECONDE DISCUSSION

CHAPITRE IV. CELUI QUI NE SAITRIEN NE PEUT ÊTRE APPELÉ SAGE.

7. Quand nous fûmes revenus, nous trouvâmes Licentius. Les eaux de l'Hélicon ne l'avaient point désaltéré, et il était tout occupé de ses vers. Car sans songer seulement à boire, il s'était levé au milieu du dîner, quoiqu'il n'y eût guère de distance entre le commencement et la fin de notre repas.

—En vérité, lui dis-je, je souhaite que tu t'adonnes un jour complètement à la poésie, objet de tous tes désirs non que le talent poétique ait de grands charmes pour moi : mais je te vois tant d'ardeur qu'il n'y a que le dégoût qui puisse t'en guérir; c'est du reste ce qui arrive aisément quand on a atteint la perfection. De plus, comme tu chantes bien, j'aime mieux, pour mes oreilles, tes vers que ceux des tragiques, parce que tu chantes sans les comprendre, semblable à ces petits oiseaux que nous voyons en cage. Va donc boire, si tu veux, et reviens à notre école, si tu as encore quelque estime pour Hortensius et pour la philosophie à laquelle tu as donné de si douces prémisses dans notre premier entretien, et qui, bien plus que la poésie, t'avait inspiré tant d'ardeur pour la connaissance des choses grandes et vraiment profitables. Mais tandis que je désire te rap. peler à ces études qui polissent les esprits, je crains qu'elles ne deviennent pour toi un labyrinthe, et je nie repens presque de t'irriter, dans l'impétuosité de ce mouvement.

— Il rougit et s'en alla boire, car il avait grand soif, et de plus c'était pour lui une occasion de m'éviter, et de se soustraire à d'autres reproches plus sévères que je lui aurais adressés peut-être.

8. Quand il fut revenu et que tous furent attentifs, je commençai ainsi : Est-il donc vrai, Alype, que nous différions encore sur une chose qui me parait si claire?

— Il n'est pas surprenant, dit-il, que ce qui te paraît si clair ne le soit pas pour moi : puisque beaucoup de choses évidentes peuvent être plus évidentes pour d'autres, et que certaines choses obscures peuvent paraître à d'autres plus obscures encore. Car si tout ceci est vraiment clair pour toi, un autre, crois-moi, peut le trouver encore plus clair, et ce qui me paraît obscur. à moi, peut le paraître davantage à un autre. Mais, pour n'avoir pas plus longtemps à tes yeux l'air d'un disputeur opiniâtre, daigne éclaircir encore ce qui te semble si clair.

— Sois bien attentif, je t'en prie, lui dis-je, et laisse un peu de côté la pensée de me répondre. Car si je me connais bien, et si je te connais bien, il sera facile de rendre très-clair ce que je dis, et l'un persuadera vite l'autre. Suis-je devenu sourd, ou n'as-tu pas dit que le sage croit connaître la sagesse?

— Il en demeura d'accord.

— Laissons donc un instant ce sage. Es-tu ce sage ou ne l'es-tu pas?

— Je suis, dit-il, bien loin de t'être?

— Cependant, repris-je, je veux que tu me déclares ton sentiment sur le sage des académiciens ; te semble-t-il qu'il connaisse la sagesse?

— Demandes-tu, dit-il, s'il s'imagine la connaître où s'il la connaît véritablement et penses-tu que ce soit une même chose ou non? Car je crains que cette confusion ne serve de refuge à quelqu'un de nous.

9. Voilà justement ce qu'on appelle une querelle de Toscan; au lieu de résoudre la question qui est proposée, on propose une autre objection. Notre poète (je le cite pour flatter un peu l'oreille de Licentius) a jugé, avec assez de raison, dans ses bucoliques, qu'il est campagnard et tout à fait digne des bergers que l'un demande à l'autre en quel endroit le ciel n'a que trois aunes de long; et que celui-ci réponde : Dis-nous en quels pays ou trouve sur les fleurs le nom des rois écrits. Je t'en prie, Alype, ne crois pas que cela nous soit permis à la campagne: Ces bains ne doivent-ils pas nous rappeler un peu les gymnases? Ainsi, réponds, je te prie, à ma question. Il te semble que le sage des académiciens connaît la sagesse. Pour ne point nous amuser, dit-il, à de longs discours, il me semble qu'il croit la connaître. Donc, lui dis-je, il te semble qu'il ne la connaît pas. Je ne te demande pas ce qu'il te semble que croit le sage, mais s'il te paraît qu'il connaisse la sagesse. Tu peux, je crois, répondre à cela oui ou non.

— Plût à Dieu, dit-il, que cela me fût aussi facile qu'à toi ou que cela te fût aussi difficile qu'à moi 1 tu ne serais pas aussi incommode et tu n'attendrais rien de moi dans cette question. Car lorsque tu m'as demandé ce que je pensais du sage des académiciens, je t'ai répondu qu'il me semblait qu'il s'imaginait connaître la sagesse; je craignais d'affirmer témérairement que je le savais, ou de dire non moins témérairement qu'il la connaissait.

— Je repris . Je te demande comme une grande grâce, premièrement, de vouloir bien répondre à ma question et non pas à celle que tu t'adresses toi-même; ensuite de mettre maintenant un peu de côté le but que je veux atteindre et dont, je le sais, tu ne t'occupes pas moins que de celui que tu as en vue; et si je me trompe dans cette demande, je passerai immédiatement à ton bord et la discussion sera close. Enfin débarrasse-toi de je ne sais quelle inquiétude à laquelle je te vois livré, et applique-toi avec plus de soin pour comprendre facilement quelles réponses j'attends de toi. Tu as dit que si tu ne réponds ni oui, ni non, ce que je te prie pourtant de faire, c'est dans la crainte de dire témérairement que tu sais ce que tu ne sais pas, comme si je t'avais demandé ce que tu sais et non pas ce qui te semblait. Voici donc comment je rends ma question plus claire, si toutefois elle peut être plus claire te semble-t-il, oui ou' non, que le sage connaisse la sagesse? S'il peut, dit-il, se trouver un sage, tel que la raison m'en donne l'idée, il peut me sembler qu'il connaît la sagesse. La raison, repris-je, te représente donc un sage qui n'est point dans l'ignorance de la sagesse, et cela est vrai : car cela ne pouvait te paraître autrement.

10. Maintenant donc, je te le demande, peut-on trouver un sage? Si on le peut, il peut connaître la sagesse, et toute la question entre nous est résolue. Si tu dis, au contraire, qu'on ne peut pas le trouver, alors on ne demandera plus si le sage connaît quelque chose, mais si quelqu'un peut. être sage. Et cela étant établi, il faudra abandonner les académiciens et traiter avec toi cette question , sérieusement et prudemment. Car ils ont cru, ou plutôt il leur a paru, et qu'il pouvait y avoir un homme sage, et que cependant l'homme ne pouvait avoir la science. Ils en concluaient que le sage ne connaissait rien; et il te semble, à toi, qu'il connaît la sagesse, ce qui n'est certainement pas ne rien connaître. De plus, nous sommes d'accord sur un point dont sont convenus aussi tous les anciens philosophes et les académiciens eux-mêmes, savoir : que personne ne peut connaître ce qui est faux. Il ne te reste donc plus qu'à soutenir que la sagesse n'est rien, ou à avouer que les académiciens nous font la peinture d'un sage dont la raison n'a pas l'idée.

CHAPITRE V. VAINS SUBTERFUGES DES ACADÉMICIENS

11. Laissant donc là toutes ces subtilités, cherchons si l'homme est capable d'avoir la sagesse dont la raison nous donne l'idée; car nous ne pouvons donner ce nom à aucune autre.

— Mais, dit-il, lorsque j'accorderais ce que je crois être le but principal de tes efforts, c'est-à-dire que le sage connaît la sagesse et que nous savons, entre nous, des choses que le sage peut connaître, il ne me semble cependant pas que l'opinion des académiciens soit renversée. J'aperçois d'ici un asile d'où ils pourront se défendre, et tu n'as pas encore entièrement rompu le fil qui retient leur, consentement; car, ce que tu reproches à leur cause est peut-être ce qui va les faire triompher. Ils diront effectivement qu'il est si vrai qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit ajouter foi à rien, que ce principe même de l'impossibilité de rien connaître, principe que, pendant toute leur vie, ils avaient tenu probable, vient, par tes conclusions, de leur être encore enlevé; et soit qu'alors, comme maintenant; leur raisonnement demeure invincible, ou à cause de la faiblesse dé mon esprit, ou à cause de la force même de ce raisonnement: ils restent inébranlables dans leur retranchement, lorsqu'ils continuent à affirmer audacieusement, qu'à présent même, on ne peut ajouter foi à rien. Et peut-être qu'un jour quelqu'un d'eux , ou n'importe qui , pourra produire de subtils et probables arguments contre ce dernier principe lui-même. Aussi peut-on retrouver, comme en un miroir, leur propre image dans ce qu'on dit de Protée, qu'on ne pouvait espérer de le saisir que quand il se dérobait, et que ceux qui le cherchaient n'auraient jamais pu le connaître, si quelqu'autre divinité ne le leur avait montré. Si donc quelque divinité nous vient en aide et daigne nous montrer cette vérité, objet de leurs soigneuses recherches, je déclarerai les académiciens vaincus , même malgré eux,ce que je ne crois pas.

12. C'est bien, dis-je, je n'ai jamais demandé plus. Car, voyez, je vous prie, quels nombreux et importants avantages pour moi ! D'abord les académiciens sont tellement accablés, qu'ils ne sauraient plus se défendre que par l'impossibilité. En effet, qui pourra jamais comprendre ou s'imaginer que le vaincu trouve dans sa défaite même de quoi se glorifier d'être vainqueur? De plus; s'il reste encore un point à discuter avec eux, ce n'est pas si l'un ne peut rien connaître, mais si on ne doit donner créance à rien. Nous sommes donc maintenant d'accord: car il leur semble, comme à moi, que le sage connaît la sagesse. Ils l'avertissent cependant de ne donner pas son assentiment car d'après ce qu'ils disent, il lui semble seulement connaître, mais, en fait, il ne connaît rien : comme si moi-même je faisais profession de savoir. Je dis aussi comme eux que cela me semble ainsi; car, je suis un insensé, et ils le sont autant que moi s'ils ne connaissent pas la sagesse. Or, je crois que nous devons au moins croire quelque chose: la vérité. Je leur demande donc s'ils n'en conviennent pas, c'est-à-dire, s'ils doutent qu'on doit donner créance à la vérité. Ils ne le diront jamais: ils soutiendront seulement qu'on ne peut la trouver. Ainsi, à ce point de vue, je suis avec eux, puisque les uns et les autres nous ne contestons pas, et par conséquent, nous croyons qu'il faut donner créance à la vérité.

— Mais qui la montrera, disent-ils? Sur ce point, je ne me mets pas en peine de discuter avec eux; il me suffit qu'il ne soit pas probable que le sage ne connaisse rien : car autrement ils seraient contraints de dire cette grande absurdité, ou que la sagesse n'est rien ou que le sage ne la connaît pas.

CHAPITRE VI. LA VÉRITÉ NE PEUT-ÊTRE CONNUE QUE PAR LE SECOURS DIVIN

13. Tu nous as dit, Alype, quel est Celui qui peut nous montrer la vérité. Je dois beaucoup travailler à ne pas m'écarter de ce sentiment. Car tu nous as dit avec autant de brièveté que de piété, qu'une divinité peut seule nous montrer la vérité. C'est, de tout notre entretien, ce que j'ai entendu de plus agréable, de plus important, de plus favorable, même de plus vrai; si cette divinité, comme j'en ai la confiance, veut bien nous secourir. Car avec quelle grandeur d'esprit et quel dessein de soutenir la vraie philosophie tu nous as fait souvenir de Protée ! Ne vous imaginez pas, jeunes gens, que les philosophes doivent mépriser les poètes, et sachez que ce Protée est l'image de la vérité. Oui, dans ces vers, Protée représente et joue le personnage de la vérité, que nul ne peut obtenir, si, trompé par de fausses images, on vient à relâcher ou à rompre les liens de l'intelligence. Lorsque nous tenons la vérité et qu'elle est pour ainsi dire dans nos mains, ce sont ces images qui, dans nos relations accoutumées avec les choses corporelles, s'efforcent de nous tromper et de se jouer de nous au moyen des sens dont nous nous servons pour les besoins de cette vie. Voici donc un troisième avantage que j'ai acquis et dont je ne puis assez estimer le prix. Mon très-intime ami est d'accord avec moi, non-seulement sur ce qui est probable dans la vie humaine, mais sur la religion elle-même, ce qui est la plus évidente preuve de la vérité de l'amitié. Car l'amitié a été justement et saintement définie : un accord bienveillant et charitable sur les choses humaines et divines.

CHAPITRE VII. AUGUSTIN, SUR LA DEMANDE D'ALYPE, PARLE CONTRE LES ACADÉMICIENS : PLAISANTE CITATION DE CICÉRON

14. Cependant, afin que les raisonnements des académiciens ne paraissent pas répandre certains nuages, et qu'il ne puisse pas sembler à quelques hommes que nous résistons fièrement à l'autorité des plus savants personnages et surtout à celle de Cicéron, qui, assurément - ne doit pas nous être indifférente, je commencerai, si cela vous est agréable, par réfuter en peu de mots ceux qui regardent-leur enseignement comme contraire à la vérité; ensuite, je ferai voir pourquoi je me persuade que les académiciens ont caché leurs véritables sentiments. Ainsi donc Alype, quoique tu me paraisses entièrement de mon parti, sois cependant quelque temps encore leur avocat, et réponds-moi.

— Comme en ce jour, répondit-il, tu n'as rien entrepris sans avoir, comme on dit, consulté les augures, je ne mettrai point d'obstacles à ce que tu complètes ta victoire, et j'essayerai avec plus d'assurance de défendre la cause puisque c'est toi qui m'en donnes la charge, pourvu toutefois, si cela te convient, que tu veuilles bien réduire à un discours continu tout ce que tu as l'intention- de vouloir traiter par interrogation; je crains qu'en punition de mon opiniâtreté, et une fois dans tes fers, tu ne me déchires sous ces petits coups de traits, ce qui néanmoins répugne infiniment à ton humanité.

15. Voyant que les jeunes gens le désiraient aussi, je leur dis, comme pour commencer de nouveau : Je vous obéirai volontiers, bien qu'après les fatigues que j'ai eues dans l'école de rhétorique, j'eusse compté me reposer un peu sous une armure plus légère, me proposant de traiter ce sujet plutôt en vous interrogeant qu'en parlant moi-même. Cependant notre réunion étant peu nombreuse, je ne serai point obligé de parler bien haut, et ma santé n'en souffrira pas; et en outre, pour me moins fatiguer, je veux que le stylet conduise et règle mon discours, de peur que je ne sois entraîné par mon esprit au delà de ce que demande le soin que je dois à mon corps. Ecoutez donc mon sentiment dans un discours suivi, comme vous l'avez désiré. Voyons d'abord de quoi les partisans des académiciens ont coutume de se glorifier. Dans les livres que Cicéron a écrits pour les défendre, il y a un passage qui me parait d'une merveilleuse urbanité, et qui paraît à d'autres d'une grande force, et il est très-difficile de n'être pas impressionné de ce qui est dit en cet endroit. C'est que toutes les écoles, après avoir donné comme nécessairement à leur sage le premier rang, s'accordent ensemble pour donner le second au sage de l'académie. De là, on peut avec probabilité, conclure que celui-là est à bon droit le premier d'après son propre jugement, qui, d'après le jugement de tous les autres, est placé au second.

16. Supposons, par exemple, qu'un stoïcien soit ici présent, car c'est particulièrement contre eux que les académiciens se sont le plus animés. Si donc on demande à Zénon ou à Chrysippe, quel est l'homme vraiment sage; ils répondront que c'est celui dont ils ont donné la définition. Mais Epicure ou tel autre adversaire le niera et soutiendra que c'est le sien, celui qui sait, avec le plus d'habileté, se procurer et goûter les voluptés. De là les disputes. Zénon crie et avec lui tout le portique, que l'homme n'est pas né pour autre chose que pour l'honnêteté ; que par sa splendeur, elle attire à elle tous les coeurs, sans leur proposer aucun avantage autre qu'elle même, et sans l'appât de vaines promesses; que tous les plaisirs vantés par Epicure ne conviennent qu'à son troupeau et que ce serait un crime que de vouloir contraindre l'homme et le sa;e à vivre dans cette brutale société. Alors, pour se soutenir, Epicure fait sortir de ses jardins la troupe enivrée de ses luxurieux disciples qui, au milieu- même de leurs voluptés, cherchent leur ennemi pour le déchirer avec leurs ongles perçants et leurs dents aiguës, et préconisant devant la populace, la volupté, la douceur et le repos, il sou- tient avec opiniâtreté que le plaisir seul peut rendre heureux.

Qu'au milieu de leur dispute survienne un académicien, il les écoutera et verra que chacun d'eux s'efforce de le gagner à son sentiment. Mais s'il prend parti pour les uns ou pour les autres, ceux qu'il aura abandonnés le -traiteront de fou, d'ignorant, de téméraire. C'est pourquoi si, après avoir écouté les deux partis, on lui demande ce qu'il en pense, il dira qu'il est dans le doute. Demande alors au stoïcien lequel vaut le mieux, de l'épicurien qui le traite d'insensé ou de l'académicien qui trouve que, sur un point aussi important, il y a matière à délibération : personne ne doute qu'il ne donne la préférence à l'académicien. Maintenant , tourne-toi encore vers Epicure et demande-lui ce qu'il préfère, ou de Zénon qui le traite de brute, ou d'Archésilas qui lui dit : Peut-être es-tu dans le vrai, j'examinerai cela plus exactement; n'est-il pas évident qu'Epicure aussi regardera tous les disciples du Portique comme des extravagants et les académiciens, en comparaison, comme des gens très-sensés ?

C'est ainsi que Cicéron passe longuement en revue presque toutes les sectes philosophiques et donne à ses lecteurs un charmant spectacle, leur montrant qu'il n'y a pas une école qui, après s'être tout naturellement donné le premier rang, ne laisse le second à quiconque ne lui est pas opposé, mais qui doute seulement. Je ne les contredirai pas et me garderai bien de vouloir enlever à aucun d'eux sa gloire. Qu'on croie, si l'on veut, que Cicéron n'a point voulu se livrer à un simple badinage, mais suivre et recueillir des choses frivoles et vides, à la manière de ces Grecs dont il détestait la légèreté.

CHAPITRE VIII. RÉFUTATION DU PASSAGE DE CICÉRON.

17. Qui m'empêche, si je voulais faire justice de cette plaisanterie, de montrer combien l'indocilité est un plus grand mal que l'ignorance? De là il suivrait qu'après que cet académicien se serait donné à chacun de ces philosophes comme leur disciple sans qu'un seul ait pu lui persuader son système, ils se réuniraient tous pour se moquer ensemble de lui. Car en jugeant qu'aucun de ses autres adversaires n'aurait rien appris, il jugerait en même temps que celui-ci ne peut rien apprendre de sorte qu'enfin ils le chasseraient tous de leurs écoles, non à coup de férules, ce qui serait plus malséant pour eux que nuisible pour lui, mais avec les massues et les bâtons cachés sous le manteau. Ce ne serait pas, en effet, chose bien difficile que de demander aux Cyniques, comme à d'autres hercules, leur secours et leurs armes pour exterminer cette peste publique. Que, si pour une gloire aussi illusoire, il m'est permis de combattre avec eux, ce qu'on doit m'accorder à moi qui, n'étant pas encore sage travaille à le devenir, qu'auront-ils à me répondre?

Supposons que cet académicien et moi nous nous jetions au milieu de ces disputes de philosophes : que tous absolument s'y trouvent et exposent en peu de mots et d'instants leurs systèmes; qu'on demande à Carnéade ce qu'il en pense? Il répondra qu'il est dans le doute : et chacun le préférera aux autres, et tous le préféreront à tous. Quelle immense gloire ! Et qui ne voudrait faire comme lui? Et si l'on m'interroge et que je -réponde la même chose : à moi la même louange. Le sage jouira donc d'une gloire dans laquelle un sot devient son égal. Que sera-ce s'il le surpasse même aisément? La honte ne fait-elle rien? Je retiendrai un académicien quand il s'éloignera du tribunal. La sottise est très-avide d'une victoire de ce genre. L'ayant donc -retenu, je découvrirai aux juges ce qu'ils ignorent, et je dirai hommes excellents, j'ai ceci de commun avec cet homme, qu'il ne sait pas qui d'entre vous est dans le chemin de la vérité. Mais nous avons aussi des opinions particulières sur lesquelles je ne demande pas de prononcer. Pour moi, bien que j'aie entendu vos systèmes, je ne sais pas où en est la vérité : et c'est seulement parce que j'ignore quel est entre nous tous le sage. Mais cet homme prétend que le sage même ne connaît rien, pas même la sagesse qui a donné au Sage son nom. Qui ne sait auquel est due la palme? Car si mon adversaire en convient, je le surpasserai en vous glorifiant; si la honte lui fait avouer que le sage connaît la sagesse, mon sentiment l'emportera sur le sien.

CHAPITRE IX. ON DISCUTE LA DÉFINITION DE ZÉNON

18. Mais éloignons-nous enfin de ce tumultueux tribunal et retirons-nous en un lieu où la foule ne nous incommodera pas: plaise à Dieu que ce puisse être dans l'école de Platon, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle était séparée du peuple. Là, autant que nous le pouvons, discourons, non plus sur la gloire, vain et puéril objet, mais sur la vie même et sur l'espérance de l'âme heureuse.

Les académiciens affirment qu'on ne peut rien connaître. Et pourquoi cela, gens si savants et si profonds ?

— C'est, disent-ils, la définition de Zénon qui nous y détermine

— Pourquoi cela, je vous prie ? car si elle est vraie, celui qui la connaît, connaît quelque chose de vrai; si elle est fausse elle n'a pas dû ébranler des hommes si fermes? Mais voyons ce que dit Zénon. Il lui a paru qu'on ne saurait connaître et comprendre que ce qui ne petit avoir aucun caractère de fausseté. Est-ce donc là, grand platonicien, ce qui te touche au point d'employer tous tes efforts pour arracher les hommes studieux à l'espoir d'apprendre, et pour les porter à l'aide d'un déplorable engourdissement de l'esprit, à déserter entièrement l'obligation de chercher la sagesse ?

19. Mais comment cette définition ne l'aurait-elle pas ébranlé, si l'on ne peut rien trouver qui soit sans aucun caractère de fausseté, et si rien de pareil ne peut se prouver et qu'on ne puisse alors le connaître? S'il en est ainsi , mieux valait dire que l'homme est incapable de la sagesse que de dire que le sage ne sait pourquoi il vit, ne sait comment il vit, ne sait s'il vit; que de dire enfin, ce qui est le comble de la perversité, du délire et de la folie, que l'homme est sage et qu'en même temps il ignore la sagesse. Car, lequel est le plus difficile à concevoir, ou que l'homme rie peut être sage, ou que le sage ne connaît point la sagesse? Du reste, il n'est plus besoin de discuter, si la question ainsi posée ne peut être résolue. Mais peut-être que si l'on parlait de la sorte , les hommes s'éloigneraient tout à fait de l'amour de la sagesse; au lieu que maintenant il faut les conduire à la sagesse sous l'attrait de ce nom si beau et si saint, afin sans doute qu'après avoir passé leurs plus belles années sans rien apprendre, ils te chargent ensuite de mille imprécations pour avoir renoncé au moins aux plaisirs des sens et n'avoir rencontré à ta suite que les tourments du coeur.

20. Mais voyons qui surtout les éloigne de la philosophie? Serait-ce celui qui parlerait en ces termes ? Ecoute, mon ami; la philosophie n'est pas la sagesse même, elle en est seulement l'étude ; si tu t'y portes, tu ne deviendras pas parfaitement sage dès cette vie, car la sagesse est en Dieu et l'homme n'y peut pas atteindre; mais quand, par une telle étude, tu seras suffisamment préparé et purifié, notre esprit après cette vie, c'est-à-dire après que tu -auras cessé d'être homme, en jouira facilement? Serait-ce celui qui dirait :

— Venez, mortels, à la philosophie; elle présente maintenant de grands avantages: Quoi de plus cher à l'homme que la sagesse ! Venez donc pour devenir des sages et ignorer la sagesse ? Je ne parle pas ainsi, dit le platonicien; c'est tromper, car il n'y a rien autre à trouver chez toi. Si tu parles de la sorte on te fuira comme un insensé; et si tu parles autrement tu ne feras que des fous. Mais admettons que l'une et l'autre opinion détournerait également les hommes de la sagesse. Et si la définition de Zénon l'a obligé de dire une chose si dangereuse pour la philosophie, était-ce pour te plaindre ou pour se moquer de toi, mon ami ?

21. Et cependant, tout insensés que nous sommes, examinons de notre mieux la définition de Zénon. Selon lui, il semble qu'on peut connaître ce qui paraît tellement vrai que cela ne puisse paraître faux. Il est clair que rien autre chose ne peut être connu.

— C'est aussi mon avis, dit Arcésilas, et j'en conclus, qu'on ne peut rien connaître; car on ne peut rien trouver de semblable.

— Oui, toi, peut-être, et d'autres fous comme toi: Mais pourquoi le vrai sage ne le pourrait-il pas ? Je crois même que tu n'aurais rien à répondre à l'insensé qui te dirait d'employer cette subtilité tant vantée de ton esprit, pour réfuter la définition de Zénon, et pour montrer qu'elle peut aussi être fausse. Si tu ne le peux, c'est donc là une vérité qu'il t'est possible de connaître : et si tu la réfutes, rien ne t'empêchera de connaître quelque chose. Pour moi je ne vois pas qu'on puisse la réfuter et je la tiens pour véritable. Ainsi dès que je la connais, si insensé que je sois, je connais quelque chose. Fais-la tomber, si tu le peux, devant ta subtilité. J'userai d'un dilemme très-sûr : ou elle est vraie ou elle est fausse : si elle est vraie je tiens donc la vérité; si elle est fausse, on peut donc connaître des choses qui ont des caractères communs avec le faux.

— Et comment, reprend-il, la chose est-elle possible? Zénon a donc donné une définition vraie,et quiconque pense comme lui, sur ce point, n'est pas dans l'erreur. Regarderons-nous comme de peu de mérite et de sincérité une définition qui s'est montrée contre ceux qui se préparaient à beaucoup combattre la possibilité de connaître, revêtue elle-même des caractères de ce qui, d'après elle, peut être connu ? Elle est donc, pour les choses qu'on peut comprendre, une définition, et un exemple.

— Je ne sais pas, ajoute le platonicien, si elle est vraie, mais comme elle est probable, je montrerai en la suivant qu'il n'y a rien de semblable à ce qu'elle a dit qu'on peut connaître.

— Tu le montres peut-être en dehors d'elle et tu sais, je présume, la conséquence. Que si nous ne sommes même pas sûrs d'elle, nous ne sommés pas pour cela privés de toute connaissance, car nous connaissons qu'elle est vraie ou fausse; ainsi nous connaissons quelque chose. Quoiqu'elle ne puisse jamais faire que je sois un ingrat, je tiens pour très-vraie cette définition. Car ou la fausseté peut être un objet de la connaissance, ce que craignent terriblement les académiciens, et ce qui en effet serait absurde : ou l'on ne peut connaître ce qui est semblable au faux, d'où il faut conclure que cette définition est vraie. Mais examinons maintenant le reste.

CHAPITRE X. DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS

22. Quoique ceci, si je ne me trompe, puisse suffire pour être vainqueur, ce n'est pourtant pas assez peut-être pour se rassasier de la victoire. Les académiciens ont deux axiomes que nous avons résolu de combattre autant que nous le pourrons : « On ne peut rien connaître, » et ensuite, « on ne doit donner son assentiment à rien. » Bientôt et une autre fois nous parlerons de l'assentiment; disons maintenant quelques mots de la connaissance.

Vous dites donc qu'on ne peut rien connaître? A ces mots Carnéade se réveille, car il est de tous celui qui a le moins profondément dormi, et il a étudié l'évidence des choses. Je m'imagine donc, que parlant avec lui-même comme on le fait souvent: Voyons, dira-t-il, Carnéade, vas-tu soutenir que tu ne sais pas si tu es un homme ou une fourmi? Ou te laisseras-tu vaincre par Chrysippe? Disons que nous ignorons les questions qu'agitent entre eux les philosophes et que le reste ne nous regarde pas; de cette manière si je fais un faux pas avec la lumière dont le vulgaire est éclairé chaque jour, je m'en prendrai à ces ténèbres des ignorants où des yeux divins peuvent seuls discerner; d'ailleurs si ces yeux me voient chanceler et tomber, ils ne pourront le faire remarquer à des aveugles, surtout à des orgueilleux qui auraient honte d'apprendre quelque chose.

O habileté des Grecs, tu t'avances magnifiquement, tout ajustée et toute prête ! Mais tu ne vois pas que cette définition est l'œuvre d'un philosophe, et qu'elle est établie dans le vestibule même de la philosophie. Situ essayes de l'abattre, la hache retombera sur toi. Car, après l'avoir une première fois ébranlée, si tu n'as pas le courage de la renverser entièrement, il s'ensuivra qu'on peut connaître, non-seulement quelque chose, mais même ce qui ressemble le plus à la fausseté. C'est là ta retraite d'où tu t'élances et tu te précipites avec violence contre les imprudents qui veulent passer : mais quelque nouvel Hercule viendra t'étouffer dans ta caverne, nouveau monstre, nouveau Cacus, et t'accablera sous ses ruines, en enseignant qu'il y a dans la philosophie quelque chose de semblable au faux et qui ne saurait par toi devenir incertain.

Assurément je courais à d'autres choses Quiconque te presse de la sorte te fait grande injure, Carnéade ; il croit, parce que tu es mort, que je puis te vaincre partout et de quelque côté que j'ouvre l'attaque. S'il ne le croit pas, il est sans pitié pour m'obliger de sortir ainsi de ma position et de lutter contre toi en rase campagne. Je ne faisais encore que descendre sur le terrain quand, effrayé de ton seul nom, j'ai reculé en arrière et d'un lieu élevé j'ai lancé je ne sais quel trait : Ce trait est-il arrivé jusqu'à toi? Quel effet a-t-il produit? C'est à ceux sous les yeux de qui nous combattons de décider. Mais de quoi ai-je peur, insensé que je suis? si je m'en souviens bien, tu es mort, et Alype n'a même plus le droit de combattre pour ton sépulcre : Dieu m'aidera aisément contre ton ombre.

23. Tu dis que dans la philosophie il n'y a rien qu'on puisse connaître, et pour donner plus d'étendue à tes discours, tu t'empares des querelles et des dissidences des philosophes et tu penses t'en servir comme d'armes contre eux. Quel moyen, en effet, de décider entre Démocrite et les anciens physiciens, sur la question de savoir s'il n'y a qu'un seul monde et sur d'autres questions sans nombre, puisque Démocrite, lui-même, n'a pu s'entendre avec Epicure, son héritier. Car lorsque ce voluptueux personnage permettait aux atômes, comme à une multitude infinie de petits serviteurs, c'est-à-dire à tous ces petits corps qu'il embrasse avec tant de plaisir dans les ténèbres, de ne passe tenir dans leurs voies et d'empiéter, à leur fantaisie, sur le terrain d'autrui, il ne pouvait manquer de dissiper son patrimoine en procès.

Mais cela ne me regarde en rien, sans doute; s'il appartient à la sagesse de savoir quelque chose là-dessus, le sage ne saurait l'ignorer; cela ne peut pas être caché au sage. Mais si la sagesse est. autre chose, le sage la connaît et méprise le reste. Pour moi, qui suis encore loin d'approcher même de la sagesse, je connais quelque peu ces matières de physique. Je suis certain, en effet, ou qu'il n'y a qu'un monde ou qu'il n'y en a pas qu'un seul; s'il y en a plusieurs, le nombre en est fini ou infini. Comment Carnéade rue fera-t-il voir que ce sentiment ressemble à la fausseté? Je sais de plus que ce monde que nous habitons est ainsi disposé ou par la nature même des corps ou par quelque providence, qu'il a toujours été et sera toujours, ou qu'il a commencé sans devoir jamais finir, ou que, n'ayant point commencé avec le temps, il finira avec lé temps, ou qu'ayant eu un commencement, il aura aussi une fin, et j'ai d'innombrables connaissances physiques de cette espèce. Car les vérités sont des dilemmes véritables, et personne ne peut les confondre, à l'aide de quelque ressemblance avec la fausseté.

— Adopte un sentiment, dit l'académicien. Je ne veux pas, car c'est dire : Abandonne ce que tu sais, dis ce que tu ne sais pas. Nais de cette manière l'opinion reste suspendue? Il vaut mieux la laisser suspendue que de la laisser tomber, puisqu'elle est claire et qu'on peut dire, sans se tromper, quelle est vraie ou faussé. C'est là ce que je rie vante de savoir. Toi qui ne peux nier que ces questions appartiennent à la philosophie, et qui soutiens qu'on n'en peut avoir aucune connaissance, montre-moi que je ne les sais pas : dis que ces dilemmes sont faux, ou qu'ils ont avec le faux quelque chose de commun, qui empêche qu'on ne puisse en faire un juste discernement.

CHAPITRE XI. NI LA FAIBLESSE DES SENS, NI LE SOMMEIL OU LA FUREUR , NE RENDENT IMPOSSIBLE LA CONNAISSANCE DE QUELQUE VÉRITÉ

24. D'où sais-tu , dit Carnéade, que le monde existe, si les sens sont trompés ?

— Jamais , lui répliquai-je, vos arguments ne furent assez puissants pour ravir aux sens leur force, et pour nous persuader (lue nous ne soyons rien. Aussi n'avez-vous jamais tenté de le soutenir et vous vous êtes seulement appliqués à nous prouver que les choses peuvent être autrement qu'on ne les voit. Ainsi cet univers, quel qu'il soit, qui nous renferme et qui nous nourrit; ce qui apparaît à mes yeux et me semble comprendre la terre et le ciel ou comme la terre et comme le ciel, je l'appelle le monde. Si tu dis que rien ne m'apparaît, je ne me tromperai jamais : car être dans l'erreur, c'est croire témérairement ce qui paraît. Vous dites que les sens peuvent se tromper en voyant; vous ne dites pas qu'on ne voit rien. Car partout où vous voulez régner, il n'y aura plus même prétexte à discussion, si non-seulement nous ne connaissons rien , mais encore si rien ne nous apparaît. Mais si tu nies que ce que je vois soit le monde, tu fais une querelle de mots puisque j'ai dit que j'appelais cela le monde.

25. Et même quand tu dors, diras-tu, ce monde est-il ce que tu vois? -Je l'ai déjà dit, tout ce qui me paraît ainsi, je l'appelle le monde. Que si tu veux ne donner le nom de monde qu'à celui qui est vu par des personnes éveillées ou d'un jugement sain, soutiens, si tu le peux, que ceux qui dorment ou qui sont en fureur ne dorment point, et ne sont point en fureur dans le monde. Je dis donc que cette masse immense de corps, que cette machine où nous nous trouvons endormis ou furieux, éveillés ou sains d'esprit, est une masse unique ou n'est pas unique. Apprends-moi comment cette proposition peut être fausse.

Si je dormais, il se pourrait faire que je n'eusse rien dit; si des paroles se sont échappées de ma bouche pendant que je dormais, comme cela arrive, il se peut faire que je ne les aie pas dites ici, ou étant assis de cette manière, ou devant ces mêmes auditeurs; mais il ne peut se faire que je ne les aie pas dites. Je ne prétends pas non plus savoir que je suis éveillé, car tu peux répondre que je puis aussi me l'être imaginé en dormant; et de cette sorte cela ressemblerait beaucoup à la fausseté. Mais s'il y a un monde et six mondes, de quelque façon que je sois disposé, il est clair qu'il y a sept mondes, et je n'affirme pas témérairement que je le sais. Montrez-moi donc que cette conclusion ou que les dilemmes dont il a été question plus liant peuvent être faux par l'effet du sommeil, de la frénésie ou par la séduction des sens; alors si étant bien éveillé je m'en souviens , j'accorderai que je suis vaincu. Car je crois suffisamment prouvé que les choses qui semblent fausses par l'effet du sommeil ou de la fureur n'ont de rapport qu'avec les sens extérieurs. Car, lors même que le genre humain serait profondément endormi, il serait nécessairement vrai que trois fois trois font neuf et sont un carré de nombres abstraits. On pourrait même encore, à mon avis, ajouter en faveur des sens d'autres arguments que n'ont jamais condamnés les académiciens. Faut-il en effet s'en prendre aux sens, si des gens en délire sont tourmentés par les divagations de l'esprit ou si en songe nous voyons tant de fantômes ? Car s'ils ont fait connaître la vérité aux gens sains et éveillés, ils ne sont point responsables de toutes les chimères qu'un esprit peut enfanter dans le sommeil ou la folie.

26. Il reste à examiner si ce qu'ils nous font connaître est vrai. Allons, supposons qu'un épicurien nous dise : Je n'ai point à me plaindre des sens; car il y aurait de l'injustice à exiger d'eux plus qu'ils ne peuvent donner. Or tout ce que les yeux peuvent voir est vrai.

— Ce qu'ils voient d'une rame dans l'eau est-il donc vrai?

— Certainement. Car supposant la cause qui me la fait voir telle que je la vois, si la rame enfoncée me paraissait droite, je reprocherais plutôt à mes yeux de me faire un faux rapport. En effet, ils ne verraient point alors ce qu'ils auraient dû voir d'après les causes existantes. Qu'est-il besoin d'autres exemples ? Il en faut dire autant des tours qui semblent se mouvoir, des ailes des oiseaux et d'une infinité d'autres objets.

Cependant , ajoute le philosophe , je me trompe en donnant mon assentiment. Que ton assentiment n'aille pas au delà de la persuasion que la chose te paraît telle, et tu ne seras point trompé. Car je ne sais pas comment un académicien peut réfuter un homme qui dit : Je sais que cela me paraît blanc; je sais que tel son me fait plaisir à l'oreille, que ceci a pour moi une agréable odeur, que cela a pour moi un goût délicieux, que ceci encore est froid pour moi.

— Dis plutôt: Si les feuilles des oliviers sauvages, que le boite aime tant, sont amères par elles-mêmes.

— O homme entêté ! le bouc lui-même n'est-il pas plus réservé ? Je ne sais quel goût ces feuilles ont pour les animaux.

— Elles sont amères pour moi; que demandes-tu de plus?

— Mais peut-être il y a-t-il aussi quelque homme qui ne les trouve point amères? - Cherches-tu à me fâcher? Ai-je dit qu'elles soient amères pour tout le monde ? J'ai dit qu'elles l'étaient pour moi ; encore n'affirmerais-je pas qu'elles le soient toujours, car ce qui a paru amer ne peut-il, pour certaines raisons, paraître doux une autre fois? Je dis seulement que, lorsqu'un homme goûte quelque chose, il peut jurer de bonne foi que pour lui cela est amer ou doux, et il n'y a pas dans toute la Grèce de subtilité qui puisse lui enlever celte connaissance.

Qui peut, en effet, être assez hardi, quand je goûte quelque chose avec plaisir, pour me dire : Peut-être ne goûtes-tu rien, et n'est-ce qu'un songe ? - Je ne dis pas le contraire.

— J'éprouverais néanmoins ce plaisir, même durant le sommeil. Ainsi il n'y a point de ressemblance avec la fausseté qui puisse réfuter ce fait que je déclare connaître. Epicure ou les Cyrénaïciens pourront donner encore, en faveur des sens, d'autres raisons, contre lesquelles je ne sache point que les académiciens aient jamais rien dit. Mais que m'importe? Qu'ils réfutent, s'ils le veulent ou s'ils le peuvent, ce que je viens de dire, je le leur permets volontiers. Car tout ce qu'ils disent contre les sens n'attaque pas tous les philosophes. Il .y en a en effet qui avouent que tout ce que l'esprit perçoit par les sens peut bien produire quelque vraisemblance, mais non la science. La science est pour eux-mêmes renfermée dans l'intelligence, et subsiste éloignée des sens dans l'esprit même. Peut-être le sage que nous cherchons est-il du nombre de ces philosophes? Nais nous parlerons de cela une autre fois. Passons maintenant à ce qui nous reste à expliquer, ce que nous ferons, si je ne me trompe, en peu de mots, après ce que nous avons déjà dit.

CHAPITRE XII. LES ACADÉMICIENS ALLÈGUENT VAINEMENT LES SÉDUCTIONS DES SENS, DU SOMMEIL OU DE LA FUREUR

27. En quoi le sens du corps aide-t-il ou empêche-t-il celui qui s'occupe de morale ? Si ceux mêmes qui mettent le souverain bien de l'homme dans la volupté s'embarrassent peu du cou de la colombe, d'une voix inconnue , d'un poids lourd pour l'homme et léger pour les chameaux, s'ils n'en ont pas besoin pour savoir que ce qui leur plaît leur plaît, que ce qui les choque les choque, et je rie vois pas ce qu'on peut leur répondre : les choses toucheront-elles celui qui place dans l'esprit la fin pour laquelle on doit faire le bien? Lequel des deux sentiments préfères-tu?

— Si tu me demandes ce que j'en pense, je pense que le souverain bien de l'homme est dans l'esprit. Mais maintenant il est question de la connaissance. Interroge donc le sage qui ne peut ignorer la. sagesse.. Un stupide comme moi, un ignorant comme celui-ci, croit cependant savoir que le. souverain bien de l'homme, en quoi consiste la vie heureuse, n'est point du tout, , ou qu'il est, soit dans l'âme, soit dans le corps, soit dans l'un et l'autre. Persuade-moi, si tu peux, que je ne sais point cela. C'est ce que la force de vos raisonnements si connus n'a point encore fait. Si tu ne le peux, car tu n'y trouveras aucune ressemblance avec le faux, hésiterai-je à conclure qu'il me semble à bon droit que le sage connaît tout ce qu'il y a de vrai dans la philosophie , puisque moi j'y ai acquis tant dé connaissances véritables?

28. Mais peut-être craint-il dé choisir en dormant le souverain bien? Il n'y a pas de danger: quand il sera éveillé, s'il lui déplaît, il y renoncera, il le gardera s'il s'en accommode. Car, qui pourrait le blâmer, d'avoir vu en dormant quelque chose de faux? On craint peut-être encore qu'en dormant il ne perde la sagesse s'il prend, le faux pour le vrai? Mais quel homme même endormi pourrait penser qu'on peut appeler sage un homme quand il veille et qu'il le soit quand, il dort? On peut appliquer ceci aux gens en fureur. Mais nous sommes pressés d'arriver à autre chose. Cependant je ne veux pas laisser ceci sans en tirer une conclusion solide. En effet, ou la sagesse se perd par la fureur, et alors ce sage que vous proclamez comme ignorant le vrai, ne sera plus sage; ou vous devez convenir que la connaissance s'en conserve toujours dans l'intelligence, lors même que l'autre partie de l'âme ne se retrace plus que comme dans les songes ce qu'elle a reçu des sens.

CHAPITRE XIII. ON CONNAIT BEAUCOUP DE CHOSES DANS LA DIALECTIQUE

29. Reste à parler de la dialectique qu'assurément le sage connaît bien, car la fausseté ne peut être l'objet de la connaissance. S'il ne la connaît pas, elle n'appartient donc pas à la sagesse, puisque sans elle il a pu être sage, et nous cherchions inutilement si elle est vraie et si elle peut être connue.

Peut-être ici quelqu'un va me dire : imbécile que tu es, tu as coutume de montrer ce que tu sais. N'as-tu rien pu savoir en dialectique? J'en sais plus là-dessus qu'en aucune autre partie de la philosophie : car d'abord, elle m'a appris que toutes les propositions que j'ai rapportées plus haut sont vraies. Ensuite, c'est par elle que j'ai connu beaucoup d'autres choses véritables. Pourrez-vous en compter le nombre? S'il n'y a dans le monde que quatre éléments, il n'y en a pas cinq; s'il n'y a qu'un soleil, il n'y en a pas deux; une âme ne peut pas mourir et être immortelle; l'homme ne peut être tout ensemble heureux et misérable; pendant que le soleil luit ici, il ne fait pas nuit; ou nous dormons maintenant, ou nous sommes éveillés; ou ce qu'on croit voir est un corps ou ce n'est pas un corps. C'est par la dialectique que j'ai appris la vérité de ces propositions et d'une infinité d'autres qu'il serait trop long de rapporter ici. C'est par elle que je sais qu'elles sont vraies en elles-mêmes, de quelque manière que se comportent nos sens. Elle m'a aussi enseigné que si l'on admet une proposition dans les raisonnements que j'ai cités, les autres suivent nécessairement; que celles que j'ai rapportées sous forme d'opposition ou de dilemme, sont de telle nature, que lorsqu'on nie un ou plusieurs membres, celui qui reste est prouvé par la négation même des autres. Elle m'a encore fait connaître que lorsqu'on est d'accord sur la chose dont on parle, on ne doit pas disputer sur les paroles; que si quelqu'un le fait par ignorance, il faut l'instruire; si c'est par malice, il faut le laisser là; si c'est par incapacité, il faut lui conseiller de s'appliquer à quelqu'autre chose plutôt que de perdre son temps à se donner une peine inutile, et s'il ne se soumet pas, il ne faut plus s'occuper de lui. A l'égard des raisonnements captieux ou trompeurs le précepte est court. Si on les infère de ce qui aura été concédé mal à propos, il faut reprendre ce qu'on avait ainsi accordé. Si le vrai et le faux se trouvent mêlés dans une même conséquence, il en faut prendre ce que l'on comprend et abandonner ce qui ne peut être expliqué. S'il y a certaines choses dont l'homme ne puisse absolument connaître la raison ni la cause, il ne faut pas en vouloir acquérir la connaissance.

Voilà ce que j'ai appris de la dialectique et d'autres choses encore dont il n'est pas nécessaire de faire ici le détail; car je ne dois pas être ingrat. Ainsi, ou ce sage la néglige, ou bien certainement si la dialectique est la connaissance même de la vérité, il la connaît assez pour mépriser et laisser impitoyablement expirer dans le silence cet adage menteur : si c'est vrai, c'est faux ; si c'est faux, c'est vrai. Je crois qu'en voilà assez sur la connaissance; car lorsque j'aurai commencé à parler de l'assentiment, toute la question s'y trouvera de nouveau traitée.

CHAPITRE XIV. LE SAGE DOIT DONNER SON ASSENTIMENT AU MOINS A LA SAGESSE

30. Arrivons maintenant à cette partie sur laquelle Alype paraît avoir encore quelque doute : et tu l'as avoué, quand les académiciens soutiennent que le sage ne sait rien, leur sentiment est appuyé sur de nombreuses et puissantes raisons : tu as néanmoins ébranlé ce sentiment en nous faisant avouer que le sage connaît la sagesse. Or, c'est ce qui doit déterminer davantage à refuser son assentiment. Il en résulte, en effet, qu'il n'est aucune proposition, si multipliées et si habiles que soient les preuves qui la soutiennent, à laquelle on ne puisse, avec de l'esprit, opposer des arguments aussi forts et plus forts peut-être. Voyons d'abord ce qui t'embarrasse si finement et si prudemment. Et de là suit que l'académicien, lorsqu'il est vaincu, est vainqueur. Oh ! plaise à Dieu qu'il soit vaincu ! Car avec toutes les subtilités de la Grèce, jamais il ne pourra me quitter vaincu et vainqueur en même temps.

Je le déclare encore, si l'on ne peut rien trouver pour combattre ce que je viens de dire, j'avouerai de bon coeur ma défaite; car nous ne nous disputons pas ici pour acquérir de la gloire, mais pour trouver la vérité. C'est assez pour monde franchir de quelque manière que ce soit cette montagne qui arrête ceux qui veulent entrer dans la philosophie; elle les retient dans je ne sais quels réduits ténébreux en les menaçant de ne leur montrer que des. obscurités dans la philosophie tout entière : elle ne leur permet pas d'espérer y découvrir aucun point lumineux. Or, je n'ai plus rien à désirer, dès qu'il est probable que le sage connaît quelque chose; car, s'il pouvait paraître vraisemblable que le sage dût suspendre son assentiment, c'est uniquement parce qu'il était vraisemblable qu'il ne pouvait rien connaître. Ce. point écarté, du moment qu'on nous accorde que le sage connaît la sagesse, il n'y a pas de raison pour que le sage ne donne pas aussi créance au moins à la sagesse elle-même. Car il est hors de doute qu'il serait plus ;prodigieux de voir le sage ne pas admettre la sagesse que de le voir l'ignorer.

31. Imaginons, je vous en prie, si nous le pouvons, pour un instant seulement, une dispute entre le sage et la sagesse. Que dit la sagesse sinon qu'elle est la sagesse?

— Je n'en sais rien, répond celui-ci.

— Et quel est celui qui dit à la sagesse : Je ne crois pas que tu sois la sagesse, sinon celui avec lequel elle a pu entrer en conversation, et en qui elle daigne venir habiter, c'est-à-dire le sage ?

Allons, venez maintenant me chercher pour que je me mesure avec les académiciens; voici bien un autre combat : La sagesse et le sage sont aux prises, le sage ne veut pas donner son assentiment à la sagesse, j'attends avec vous en toute sûreté. Et qui ne croirait que la sagesse est invincible ? Munissons-nous cependant de quelque argument. Ou l'académicien dans ce combat triomphera de la sagesse et sera vaincu par moi, puisqu'il ne sera pas un sage; ou elle le vaincra et alors nous enseignerons que le sage donne son assentiment à la sagesse. Ainsi, ou l'académicien n'est pas un sage ou le sage donne créance à quelque chose; à moins toutefois que celui qui aurait eu honte de dire que le sage ne connaît point la sagesse n'en ait pas à dire que le sage n'y croit pis. Mais s'il est vraisemblable que la connaissance de la sagesse appartient au sage, et s'il n'y a pas de raison qui empêche qu'on ne donne créance à ce qu'on peut connaître, je trouve que ce que ;je prétendais est vraisemblable, c'est-à-dire que le sage donnera créance à la sagesse.

Si tu me demandes où il voit cette sagesse, je te répondrai que c'est en lui-même. Si tu ajoutes qu'il ne sait pas ce qu'il a, tu retombes dans cette absurdité, que le sage ne connaît point la sagesse. Si tu nies même qu'un sage ne se puisse trouver, ce ne sera plus avec les académiciens, mais avec toi ou tel autre qui aura ce sentiment, que nous discuterons dans un autre entretien. Car discuter cette question, c'est discuter l'existence même du sage. Cicéron déclare qu'il est fort pour avoir des opinions mais qu'il cherche encore le sage. Si vous autres jeunes gens ne connaissez pas encore cela, du moins vous avez lu dans Hortensius : « Si donc il n'y a rien de certain et s'il ne convient. pas au sage de s'arrêter à des opinions, le sage ne croira jamais rien. » D'où il est clair que dans ces discussions contre lesquelles nous nous armons, ils s'occupaient de l'existence du sage.

32. Je crois donc que la sagesse est certaine pour le sage, c'est-à-dire qu'il la connaît et qu'il ne s'arrête pas à une opinion quand il donne créance à la sagesse : car il donne créance à une chose sans la connaissance de laquelle il ne serait pas un sage. Les académiciens soutiennent, eux-mêmes, qu'on ne doit refuser sa foi qu'aux choses qu'on rie peut connaître. Or, la sagesse est quelque chose. Quand donc le sage connaît la sagesse et qu'il y donne foi, on ne peut pas dire ni qu'il ne connaisse rien , ni qu'il donne créance à rien. Que voulez-vous de plus? Dirons-nous quelque chose de cette erreur qu'on évite complétement, selon eux, si l'esprit n'accorde son assentiment à quoi que ce soit.? C'est errer, disent-ils, que de croire non-seulement ce qui est faux, mais même ce qui est douteux, quoique cela soit vrai; or, il n'y a rien, ajoutent-ils, qui ne soit douteux.

— Cependant, le sage, comme nous le disions, découvre la sagesse elle-même.

CHAPITRE XV. EST-CE ÉVITER L'ERREUR QUE DE SUIVRE EN PRATIQUE UN SENTIMENT PROBABLE SANS Y DONNER SON ASSENTIMENT ?

33. Mais peut-être voudrez-vous que je m'éloigne de cette question? Il ne faut pas abandonner aisément les lieux sûrs quand on a affaire à des ennemis aussi habiles. Je veux bien pourtant faire ce que vous désirez. Mais qu'ai-je à dire ici? Quoi? que puis je opposer? Sans doute il faudra revenir à ces anciens arguments auxquels ils savent répondre. Que faire puisque vous me poussez hors de mes retranchements? Irai-je chercher le secours de gens plus habiles, avec lesquels il me sera moins honteux d'être vaincu si je ne puis vaincre? Je vais donc lancer de toutes mes forces un trait usé déjà et tout émoussé, mais qui malgré cela me semble encore assez perçant: « Celui qui ne croit rien ne fait rien.» O homme stupide ! et que deviennent alors et le probable et le vraisemblable?

— Voilà ce que vous vouliez. Entendez-vous le bruit des boucliers grecs? Ils ont senti la pesanteur de la flèche, mais vous savez quelle main l'a lancée. Quoi ! mes amis n'ont-ils rien de plus fort à m'offrir? et je vois bien que nous n'avons pas fait la moindre blessure. Ainsi, je vais regarder le spectacle que m'offre cette maison et ces campagnes. Car les grandes choses m'embarrassent plus qu'elles ne me servent.

34. Dans mes loisirs de cette retraite, je m'étais longtemps demandé comment le probable et le vraisemblable pouvaient nous défendre de l'erreur dans nos actions. Je vis d'abord, comme je voyais lorsque je vendais mes leçons, que le probable était comme une maison bien couverte et bien défendue. Après avoir considéré tout de plus près, je crus remarquer une entrée par où l'erreur pouvait venir surprendre soudain ceux qui se croyaient en sûreté. Car, je suis persuadé, qu'on s'égare non-seulement quand on suit une voie fausse, mais aussi quand on ne suit pas la véritable. Supposons donc deux voyageurs qui vont au même endroit : L'un a résolu de ne croire personne et. l'autre est crédule jusqu'à l'excès. Les voilà arrivés à un chemin qui se bifurque. Le crédule alors s'adresse à un berger qu'il voilà ou tout autre paysan et lui dit : Bonjour, brave homme, indique-moi, je te prie, le chemin pour aller à tel endroit. On lui répond Si tu prends celui-là, tu ne t'égareras point. Se tournant alors vers son compagnon, il a raison, dit le crédule, prenons par là.

— L'Homme prudent se met à rire, et le raille d'ajouter foi si aisément à ce qu'on lui dit, et pendant que l'autre poursuit sa route il s'arrête devant ces deux chemins. Déjà il commençait à lui paraître ridicule de ne plus avancer, lorsque par l'autre sentier, il voit un cavalier bien monté et bien habillé arrivant de la ville. Notre homme s'en félicite, et, dès qu'il l'a approché, il le salue et lui demande le chemin. Afin de se faire bien venir, il lui dit pourquoi il est ainsi arrêté et par là lui montre qu'il le préfère au berger. Le hasard a voulu que ce cavalier fût un de ces charlatans qu'on nomme bateleurs, plein de malice, qui joua, même sans profit pour lui, un tour de sa façon. Va par-là, dit-il donc, car c'est de là que je viens. Après cette indication trompeuse, il s'en alla.

Mais quel moyen de tromper un si grand philosophe?

— Je n'accepte pas, dit-il, cette indication comme vraie mais comme vraisemblable : et parce que je ne vois ni utilité, ni convenance à rester plus longtemps cri cet endroit, je suis cette route. Pendant ce temps-là, celui qui s'est trompé en donnant trop tôt son assentiment au dire du berger, se reposait déjà au lieu même où allaient les deux voyageurs; l'autre au contraire, ne se trompant pas parce qu'il suivait le probable, va et vient à travers je ne sais quelles forêts, et ne trouve même plus personne qui connaisse le lieu qu'il cherche.

A vous dire vrai, je n'ai pu m'empêcher de rire en rappelant cette comparaison. Je voyais, en effet, que, parles discours des académiciens, il se faisait, je ne sais comment, que celui qui se trouvait, par hasard dans le bon chemin, était néanmoins dans l'erreur et que celui-là n'y paraissait pas être, que la probabilité avait conduit par des montagnes escarpées sans qu'il trouvât le lieu où il allait. Mais enfin, pour condamner la créance téméraire du premier, j'aime mieux dire qu'ils sont tous deux dans l'erreur que de dire que le dernier n'y soit point. Depuis ce temps, pour mieux combattre tant de discussions extravagantes, j'ai commencé à étudier les actions mêmes et les moeurs des hommes. Alors il m'est venu à l'esprit un si grand nombre de raisons décisives contre ces philosophes, que, bien loin de rire, je m'indignais et m'affligeais de voir que des gens si doctes, si pénétrants, fussent tombés en d'aussi coupables et aussi malfaisantes absurdités.

CHAPITRE XVI. FAIRE CE QUI PARAIT PROBABLE SANS LE CROIRE VRAI, C'EST MAL FAIRE

35. S'il peut être vrai que tout homme qui se trompe ne pèche pas, il est sûrement vrai que tout homme qui pèche est dans l'erreur, ou dans un état encore pire. Si donc quelque jeune homme entendait dire à ces philosophes : Il est honteux de se tromper, et à cause de cela, il ne faut donner créance à rien; cependant quand quelqu'un fait ce qui lui paraît probable, il ne pèche lias, il ne se trompe pas; qu’il se souvienne seulement que son esprit ou ses sens ne lui offrent rien qu'il doive regarder pour vrai ; si, dis-je, quelque jeune homme les entend parler de la sorte, ne croira-t-il pas qu'il peut tendre des pièges à la pudeur de l'épouse de son prochain ? Je te le demande à toi-même, Tullius; nous traitons ici de la vie et des moeurs de la jeunesse que tu as pris tant de soins d'élever et de former dans tous tes écrits. Que pourras-tu répondre, sinon qu'il ne te paraît pas probable que ce jeune homme puisse tenir cette conduite? Mais à lui, cela paraît probable. Or, si nous devons nous conduire d'après la probabilité d'autrui, tu n'as pas dû gouverner la république. Car il n'a pas semblé à Epicure qu'on dût la gouverner. Ainsi ce jeune homme commettra ce crime; et s'il est pris, où te trouvera-t-il pour le défendre? et quand il te trouverait, que dirais-tu? Sans doute , tu nierais le fait. Mais il est si clair, qu'on ne peut le nier. Apparemment tu soutiendras, comme jadis dans l'école de Cumes ou de Naples, qu'il n'a point péché ni même erré. Car il ne s'est point persuadé comme une vérité qu'il fallût commettre cet adultère. Il s'est offert à lui une probabilité, il y a consenti et il a commis le crime, ou plutôt il ne l'a pas commis, il lui a seulement semblé le commettre. Et pendant qu'en ce moment peut-être il déshonore cette femme sans en être sûr, son imbécile de mari remplit tout de bruits et de procès pour soutenir la pudeur de son épouse.

Si les juges viennent à connaître ceci, ou ils suriront des académiciens et puniront le crime comme très-réel; ou suivant le système de ces philosophes, ils ne condamneront cet homme que probablement et vraisemblablement; de sorte que l'avocat ne saura que faire pour défendre son client. Car il n'ai, ra de reproches à faire. à personne, puisque: tous disent que les juges n'ont point failli, n'ayant fait que ce qui leur a paru probable, sans y donner créance. Il quittera donc le rôle d'avocat pour celui de philosophe, afin de consoler ce jeune homme. Car puisqu'il a fait de si grands progrès dans l'académie, il ne sera pas malaisé de lui persuader de se considérer comme n'étant condamné qu'en songe. Mais vous croyez que je plaisante? Certainement je pourrais juger par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je ne sais nullement comment cet homme a péché ; si celui qui fait ce qui lui paraît probable ne pèche point; à moins toutefois qu'ils ne disent qu'il y a une totale différence entre pécher et se tromper, et que dans leurs préceptes, ils ont voulu nous empêcher simplement de nous tromper, sans regarder le péché comme une chose fort importante.

36. Je ne parle point des homicides, des parricides, des sacrilèges, ni de tous les crimes et de toutes les injustices qu'on peut s'imaginer ou commettre, et que des juges si sages ont pris soin de justifier par ces quelques mots : Je n'ai donné créance à rien, donc je n'ai pas failli. Or, comment ne ferais-je pas ce qui m'a paru probable? Ceux qui ne croient pas que l'on puisse, avec la probabilité, amener à de tels crimes, peuvent lire le discours où Catilina sut persuader le meurtre de sa patrie, ce qui renferme tous les forfaits réunis.

Qui maintenant ne rit de cette doctrine ? Ils disent eux-mêmes que, dans leurs actions, ils ne suivent que ce qui leur paraît probable, et ils cherchent pourtant avec grand soin la vérité, quoiqu'il leur paraisse probable qu'on ne peut la trouver. O l'étrange phénomène ! Mais laissons ces considérations qui n'ont rien de commun avec nous, qui n'entrent point dans les événements de notre vie et ne mettent point nos fortunes en danger. Ce qui est capital, ce qui est à craindre et ce qui doit effrayer tout homme de bien, c'est que si la probabilité existe, quand il aura paru probable à qui que ce soit qu'on peut commettre tel crime qui se présente, pourvu qu'il ne donne sa créance à aucun en le regardant comme vrai, c'est qu'il le commettra, sans qu'on puisse l'accuser, non-seulement de crime, mais même d'erreur. Eh quoi ! Est-ce qu'ils n'ont pas prévu tout cela? Au contraire, ils l'ont très-habilement et très-sagement prévu. Et sans prétendre imiter tant soit peu Cicéron en habileté, en activité, en génie et en science, si cependant lorsqu'il soutient que l'homme ne peut rien connaître, on lui disait seulement : Je sais que cela me paraît probable; il n'aurait rien à dire pour réfuter cet argument.

CHAPITRE XVII. POURQUOI LES ACADÉMICIENS ONT CACHÉ LEUR VÉRITABLE SENTIMENT

37. Qu'ont-ils donc voulu, de si grands hommes, dans ces discussions perpétuelles et opiniâtres, en soutenant que personne ne pouvait parvenir à la connaissance de la vérité? Ecoutez maintenant avec plus d'attention encore, non ce que je sais mais ce que je pense. Je réservais ceci pour la fin, afin de mieux expliquer, s'il m'est possible, ce que je crois être tout le système des académiciens.

Platon, l'homme le plus sage et le plus savant de son temps, qui a parlé de telle sorte que tout ce qu'il disait devenait grand et qui a exprimé de telles idées que, de quelque manière qu'il les énonçât, aucune ne devenait petite, Platon apprit, dit-on, beaucoup de choses des pythagoriciens après la mort de son maître, Socrate, qu'il avait tendrement aimé; car Pythagore, non content de la philosophie de la Grèce, qui alors n'était presque rien ou du moins était très-cachée, avait été excité par les discussions d'un certain Phérécide de Syrie, à croire que l'âme est immortelle. Il avait encore entendu beaucoup d'autres sages dans ses voyages lointains, et ajoutant à la grâce et à la finesse que montra Socrate dans sa morale, la science des choses divines et naturelles qu'il avait apprise de ces sages dont je viens de parler; joignant aussi, comme pour donner la forme à ces connaissances diverses ou pour en juger, la dialectique qui était elle-même la sagesse, ou sans laquelle la sagesse ne pouvait exister-; il composa un enseignement de philosophie qui a été réputé parfait, et dont il n'est pas temps de traiter maintenant. Il suffit, pour mon dessein, que Platon ait cru qu'il y avait deux mondes: l'un intelligible où habitait la vérité, et l'autre sensible„ que nous sentons évidemment par la vue et le toucher; ainsi, le premier était le monde véritable, et celui-ci le monde vraisemblable et fait à l'image de l'autre. C'est pourquoi le premier était le principe de l'éclat et de la pureté dont brille la vérité dans une âme qui se connaît, et l'autre était la cause, non des connaissances, mais des opinions qui peuvent naître dans l'esprit des insensés. Cependant tout ce qui se faisait dans ce monde par ces vertus qu'il appelait civiles et qui étaient semblables à d'autres vertus véritables et connues seulement d'un petit nombre de sages, ne pouvait s'appeler que vraisemblable.

38. Ces maximes, et d'autres semblables, me paraissent avoir été conservées, autant qu'ils en étaient capables, par les successeurs de Platon, et cachées même comme des mystères. Car elles ne sont aisément comprises que de ceux qui, se purifiant de toute souillure, se sont élevés à un genre de vie plus qu'humain ; mais celui-là ne pèche pas légèrement qui, en étant instruit, veut les enseigner à tous les hommes, quels qu'ils soient.

Aussi j'estime qu'on tint pour suspect Zénon, chef des stoïciens, lorsque, après avoir entendu, adopté déjà quelques doctrines, il vint dans l'école laissée par Platon, et que Polémon tenait alors; il ne parut pas tel qu'on dût lui révéler et lui confier facilement ces dogmes en quelque sorte sacrés de Platon, avant qu'il eût renoncé à ces autres idées qu'il apportait à cette école. Polémon mourut et eut pour successeur Arcésilas, qui avait été, sous Polémon, condisciple de Zénon. Zénon était attaché à son sentiment sur le monde et, spécialement sur l'âme, au sujet de laquelle la vraie philosophie est en éveil ; il disait qu'elle est mortelle, que rien n'existe en dehors de ce monde sensible, et qu'il n'y a rien que de corporel ; il croyait que Dieu même n'était que le feu. Ce fut donc ce me semble avec beaucoup de prudence et de raison qu'Arcésilas, s'étant aperçu que ces erreurs gagnaient partout insensiblement, cacha tout à fait le véritable sentiment des Académiciens, et l'enfouit comme un trésor que la postérité trouverait quelque jour. C'est pourquoi, comme la foule est prompte à se jeter dans des opinions fausses; comme elle croit facilement et malheureusement , par l'habitude de voir avec les corps, que tout est corporel, cet homme, très-pénétrant et très-humain , résolut de soustraire plutôt la science à des gens dont il souffrait avec peine la mauvaise doctrine, que d'enseigner ceux qui ne lui paraissaient pas dociles. De là, sont nées ces extravagances qu'on attribue à la nouvelle Académie, et que les anciens académiciens n'avaient pas eu besoin d'alléguer.

39. Si Zénon s'était un jour éveillé; s'il avait réfléchi d'un côté que rien ne pouvait être connu qui ne fût conforme à sa définition, et que rien de semblable ne pouvait se trouver parmi des corps auxquels il attribuait tout, ces sortes de discussions, qu'une grande nécessité avait allumées, eussent été depuis longtemps éteintes. Mais Zénon, séduit par l'illusion d'une fermeté imaginaire, comme l'ont cru les académiciens, et comme je le crois un peu moi-même, fut toujours opiniâtre; de sorte que cette opinion pernicieuse qu'il avait sur les corps se conserva, je ne sais comment, jusqu'au temps de Chrysippe, qui lui donna une forte impulsion, car il en était fort capable, pour la répandre partout. Heureusement Carnéade, plus pénétrant et plus attentif que ses prédécesseurs, s'opposa énergiquement à cette doctrine et je m'étonne qu'elle ait pu conserver dans la suite quelque autorité. Car il l'abandonna d'abord comme une erreur audacieuse qui lui paraissait déshonorer la mémoire d'Arcésilas ; et, pour ne paraître pas vouloir par ostentation s'élever contre tous, il prit spécialement à tâche de combattre et de ruiner les stoïciens et Chrysippe.

CHAPITRE XVIII. DE QUELLE MANIÈRE LES ACADÉMICIENS RÉPANDIRENT LA DOCTRINE DE LA PROBABILITÉ

40. De tout côté ensuite on pressait ce même Carnéade ; on lui objectait que, si on ne donnait créance à rien, le sage ne ferait rien. O l'homme admirable et non pas si admirable pourtant, puisqu'il descendait de Platon comme de source ! il examina donc sagement quelles étaient les actions que les philosophes approuvaient, et voyant qu'elles ressemblaient à je ne sais quelles actions véritables, il donna le nom de vraisemblable à tout ce qu'on croirait devoir faire en ce monde. Car il connaissait parfaitement à quoi cela ressemblait, et le cachait prudemment. C'est aussi ce qu'il appelait probable; car, on peut bien approuver le mérite d'une copie quand on voit l'original ; et comment le sage peut-il approuver et suivre la ressemblance de la vérité, s'il ignore ce que c'est que la vérité ? Donc ces philosophes connaissaient et approuvaient ces choses fausses, quand ils y voyaient une imitation belle et fidèle des choses vraies. Mais comme il n'était ni permis ni facile de découvrir ces mystères à des profanes, ils laissèrent à la postérité et à ceux qui purent alors les entendre quelque indice de leur sentiment, défendant, soit par mépris soit pour plaisanter, à ces vrais dialecticiens, d'agiter aucune question de mots. Voilà pourquoi Carnéade est appelé chef et père de la troisième académie.

41. Ce débat se traîna donc jusqu'à notre Cicéron, avec bien des blessures et enflant de son dernier souffle les lettres latines. Car je ne connais rien de plus vain que de tant écrire et d'un style si orné sur des choses qu'on ne croit pas. Ce fut pourtant cette vanité qui emporta, je crois, et dispersa comme de la paille le platonicien Antiochus; car les troupeaux des épicuriens ont établi leurs bergeries au soleil chez les peuples amis du plaisir. Autiochus donc, disciple de Philon, personnage très-prudent, autant que j'en puis juger, avait déjà commencé, pour ainsi dire, à ouvrir les portes, quand les ennemis se retiraient, et à rappeler l'académie aux préceptes et à l'autorité de Platon ; il est vrai, Méthorodore avait auparavant essayé de le faire, avouant le premier que les académiciens n'avaient pas cru sincèrement qu'on ne pût rien connaître , mais qu'ils avaient été contraints de recourir à ces armes contre les stoïciens. Et Antiochus, comme j'avais commencé de le dire, après avoir été disciple de Philon l'académicien, et de Mnézarque, le stoïcien, s'était introduit dans l'ancienne académie dépourvue en quelque sorte de défenseurs et se croyant en sûreté par l'absence de tout ennemi ; il s'y était introduit comme un de ses protecteurs et de ses membres, mais tirant des cendres des stoïciens je ne sais quoi de mauvais qui violait les secrètes avenues de Platon. Or, Philon, prenant de nouveau les mêmes armes, lui résista jusqu'à la mort, et notre Cicéron écrasa les restes de cette doctrine, ne pouvant souffrir que pendant sa vie rien de ce qu'il avait aimé fût détruit ou souillé. Vers ce temps donc et fort peu après, toute opiniâtreté ayant cessé, et tous les nuages de l'erreur étant dissipés, parurent à découvert les admirables principes de Platon qui sont ce qu'il y a de plus pur et de plus lumineux dans la philosophie. Ce fut surtout dans Plotin son disciple qu'on les put admirer. On le trouve en tout si semblable à son maître qu'on croirait qu'ils ont vécu ensemble, si le grand espace de temps qui s'écoula entre eux ne faisait dire plutôt qu'on voyait Platon revivre en lui.

CHAPITRE XIX. PLUSIEURS GENRES DE PHILOSOPHIE

42. C'est pourquoi nous ne voyons presque plus maintenant d'autres philosophes que les cyniques, les péripatéticiens et les platoniciens. Il y a des cyniques parce qu'une certaine liberté et licence de vie leur plaît. Pour ce qui regarde l'instruction, la science et les moeurs qui servent à régler l'âme, il s'est rencontré des hommes habiles et pénétrants, qui dans leurs discours ont enseigné qu'Aristote et Platon étaient tellement d'accord ensemble que ce n'étaie. que par ignorance et faute d'attention qu'on pouvait les croire opposés; après beaucoup de siècles et beaucoup de discussions, il est donc devenu clair, je pense, qu'il n'existe qu'une école- de vraie philosophie. Car cette philosophie n'est pas celle de ce monde que nos saintes croyances détestent avec raison, mais celle du .monde intelligible, et toute la subtilité de la raison n'aurait pu ramener vers ce monde intelligible nos esprits aveuglés par toutes sortes de ténèbres et d'erreur et profondément souillés par leur contact avec les corps, si le Dieu souverain, plein dé miséricorde envers son peuple, n'eût fait descendre et n'eût abaissé l'autorité de la divine intelligence jusque dans un corps humain, afin que les âmes, excitées non-seulement par ses préceptes mais encore par ses exemples, pussent, sans recourir aux discussions, revenir à elles-mêmes et regarder leur patrie.

CHAPITRE XX. CONCLUSION DE L'OUVRAGE

43. Voilà donc ce que je me suis persuadé avec probabilité, comme je l'ai pu, touchant les académiciens. Si cela n'est pas vrai, peu m'importe : car il me suffit de ne pas croire qu'il est impossible à l'homme de trouver la vérité. Celui qui pense que les académiciens le jugeaient impossible, peut consulter Cicéron lui-même. Car il dit qu'ils avaient coutume de cacher leurs opinions et de ne les découvrir qu'à ceux qui avaient vieilli dans leurs écoles. Quelle était cette opinion? Dieu le sait : je crois pourtant que c'était celle de Platon.

Mais voici en lieu de mots toute ma pensée :

De quelque manière que se possède la sagesse humaine, je vois que je ne la connais pas encore. Cependant n'ayant que trente-trois ans, je ne dois pas désespérer de l'acquérir un jour. J'avais résolu de m'appliquer à la chercher, en méprisant généralement tout ce que les hommes regardent ici-bas comme des biens. Cependant les raisons des académiciens m'effrayaient beaucoup dans cette entreprise : mais je me suis, je crois, assez armé contre elles dans cette discussion. Tout le monde sait qu'il y a deux moyens de connaître : l'autorité et la raison. Je suis résolu de ne m'écarter en rien de l'autorité du Christ; car je n'en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu'il faut examiner avec la pénétration de la raison, car mon caractère me fait ardemment désirer de ne pas croire seulement la vérité, mais aussi de la comprendre, j'espère pouvoir trouver chez les platoniciens une doctrine quine sera pas opposée à nos saints mystères.

44. S'apercevant ici que j'avais achevé mon discours,. les jeunes gens, quoiqu'il fût nuit et qu'on eût même écrit quelque chose depuis qu'on nous avait apporté la lumière, attendaient vivement pour savoir si Alype ne s'engagerait pas à répondre au moins un autre jour. Celui-ci alors: Je l'affirme, dit-il, jamais rien ne m'a autant réussi que de sortir vaincu de la discussion d'aujourd'hui. Et je ne crois pas que cette joie ne doive être que la mienne : je la partagerai donc avec vous, mes antagonistes, ou bien nos juges. Car les académiciens eux-mêmes ont peut-être souhaité d'être vaincus de cette manière par ceux qui devaient les suivre. En effet, que pouvions-nous trouver et que pouvait on nous offrir de plus agréable par le charme du discours, de plus juste dans la gravité des pensées, de plus promptement donné par la bienveillance, et de plus rempli de science? Je ne puis admirer assez dignement comment des questions aussi épineuses ont été traitées avec tant d'enjouement, avec quelle force on a triomphé du désespoir, avec quelle modération on a exprimé ses convictions, avec quelle clarté on a touché à des choses aussi obscures. Ainsi, mes amis, renoncez à votre attente, ne me provoquez plus à répondre, nourrissez plutôt avec moi une espérance plus ferme de nous instruire. Nous avons un guide pour nous conduire, sous la direction de Dieu même, dans le sanctuaire de la vérité.

45. Comme leur visage laissait voir un certain mécompte puéril de ce qu'Alype ne paraissait pas vouloir me répondre : Etes-vous jaloux de ma gloire? leur dis-je en souriant? Sûr de la constance d'Alype, je ne le crains plus; mais, pour vous donner sujet à vous-mêmes de me rendre grâces, je vais vous armer contre celui qui a trompé si cruellement votre espoir. Lisez les Académiciens, et quand vous y aurez trouvé Cicéron vainqueur de ces bagatelles (qu'y a-t-il de plus facile) ? obligez Alype de défendre mon discours contre les arguments invincibles de ce philosophe. Voilà la récompense pets agréable que je t'accorde, Alype, en échange des louanges trop peu fondées que tu m'as décernées.

— Cela les fit rire, et nous mîmes fin à cette longue discussion, solidement, je ne sais, mais plus rapidement et plus promptement que je ne l'avais espéré.

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