CHAPITRE PREMIER. L'AUTEUR DÉFINIT LA VÉRITABLE SAGESSE ET LA SOUHAITE A LAURENTIUS.

 

1. Je ne saurais exprimer, mon très-cher fils Laurentius, la joie que m'inspire ta science éclairée et le désir que j'éprouve de te voir au nombre des sages, non de ceux dont il est dit « Où est le sage? où est le scribe? où est le subtil discoureur du siècle présent? Dieu n'a- t-il pas convaincu de folie toute la sagesse du monde (1) ? » mais de ceux dont il a été écrit: « La multitude des sages est le salut de l'univers (2) », et que l'Apôtre donne pour modèles aux chrétiens à qui il adresse ces paroles: « Je veux que vous soyez sages dans le bien, simples dans le mal (3) » . Mais de même qu'on ne peut se donner l'existence, de même on ne peut tirer la sagesse de son propre fond; il faut, pour l'acquérir, être éclairé par celui dont il a été écrit : « Toute sagesse vient de Dieu (4) ».

CHAPITRE II. LA SAGESSE DE L'HOMME EST TOUT ENTIÈRE DANS LA PIÉTÉ.

La sagesse de l'homme, c'est la piété. Ce principe est établi dans le livre de Job, où tu peux lire cet oracle de la sagesse elle-même « La piété, voilà la sagesse (1) » . Si tu me demandes le sens qu'il faut attacher ici au mot de piété, tu le trouveras nettement expliqué dans le terme grec, theosebeia, c'est-à-dire, culte dû à Dieu. La langue grecque désigne aussi la piété par le mot eusebeia, culte légitime; moins spécial, ce terme est toutefois consacré ordinairement à désigner le culte religieux. Mais comme le premier terme emporte avec lui la définition de la chose, il n'en est pas de plus propice pour fixer le caractère essentiel de la sagesse. Peux-tu souhaiter une précision plus grande, toi qui veux que je te présente les plus grandes vérités en raccourci ? Ou bien ne demandes-tu pas qu'on t'explique ce terme et qu'on enseigne en peu de mots comment il faut honorer Dieu ?

CHAPITRE III. ON HONORE DIEU PAR LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ.

Si je te réponds qu'on doit honorer Dieu par la foi, l'espérance et la charité tu vas m'accuser de pousser trop loin la précision, et me demander une explication succincte sur ces trois points, savoir: que faut-il croire, espérer, aimer? Ce travail sera une réponse complète aux questions que tu. m'as posées dans ta,lettre. Si tu en as gardé une copie, tu peux lés relire en tout cas, je vais te les rappeler.

CHAPITRE IV. QUESTIONS POSÉES PAR LAURENTIUS. RÉPONSE D'AUGUSTIN.

Tu désires, m'écris-tu, que je compose pour toi ce qu'on nomme un manuel, un manuel qui puisse t'accompagner partout, et où soient traitées les questions suivantes : « 1° Que faut-il croire? que faut-il tenir pour suspect, surtout dans le conflit des hérésies? 2° Jusqu'à quel point la raison peut-elle devenir l'auxiliaire de la foi, et quelle est son insuffisance dans les mystères que la foi seule révèle? 3° Où commence, où finit en nous la perfection ? Quel est l'abrégé de la doctrine chrétienne? 4° Quel est le fondement véritable et indestructible de la foi catholique ? » Tu sauras tout ce qu'il faut savoir sur ces points essentiels, quand tu sauras exactement ce qu'il faut croire, espérer, aimer. Voilà principalement, ou plutôt voilà tout ce qu'il faut embrasser dans la religion. Celui qui combat ces principes ou ne porte pas le nom du Christ ou n'est qu'un hérétique. L'emploi du raisonnement n'est légitime qu'autant que les vérités sont du ressort de l'expérience des sens ou tombent sous les prises de notre intelligence. Quant aux choses qui ne relèvent pas de l'espérance ou qui dépassent et ont toujours dépassé la portée de l'esprit humain, il faut s'en rapporter sans hésitation au témoignage des auteurs qui ont composé les Ecritures, si justement appelées divines car leur sens ou leur esprit ont reçu de Dieu une énergie assez puissante pour saisir ces vérités surnaturelles ou les voir d'avance.

CHAPITRE V. RÉPONSE A LA TROISIÈME ET A LA QUATRIÈME QUESTION.

L'esprit, une fois pénétré des principes de la foi agissant par l' amour, s'efforce, par une vie pure, d'arriver à la contemplation où doit se révéler, aux cœurs saints et parfaits l'ineffable beauté dont la vue compose la félicité souveraine. Voilà le principe, voilà le terme de la perfection : elle commence par la foi, elle s'achève par la vue de Dieu. Voilà aussi l'abrégé du christianisme. Quant au fondement véritable et éternel de la foi catholique, c'est Jésus-Christ lui-même : «Personne, dit l'Apôtre, ne peut poser d'autre fondement que celui quia été établi et qui n'est autre que Jésus-Christ (1)». Et qu'on n'aille pas dire que ce fondement n'est pas essentiel à la foi catholique parce qu'il semble servir de point commun entre nous et certains hérétiques. Car, si l'on examine attentivement l'ensemble des vérités enseignées par Jésus-Christ, on s'aperçoit que Jésus-Christ n'appartient que de nom à certains hérétiques qui prétendent au titre de chrétiens, et qu'en réalité il ne préside point au milieu d'eux. La démonstration de cette vérité m'entraînerait trop loin : il faudrait en effet passer en revue toutes les hérésies anciennes, actuelles ou même possibles, et faire voir, en les analysant, qu’elles ne sont chrétiennes que de nom. Or, cette discussion exigerait une suite de volumes, ou plutôt elle paraît inépuisable.

CHAPITRE VI. DE LA MATIÈRE QUE PEUT CONTENIR UN MANUEL.

Au contraire, tu n'attends de moi « qu'un manuel et non de gros livres capables de remplir les rayons d'une bibliothèque ». Pour en revenir donc aux trois points qui constituent le culte dû à Dieu, la foi, l'espérance, la charité, il est aisé d'enseigner ce qu'il faut croire , ce qu'il faut espérer , ce qu'il faut aimer. S'agit-il de réfuter les sophismes de ceux qui combattent nos principes?Une telle oeuvre exige une science profonde, étendue ; et, pour l'acquérir, il ne suffit pas d'un manuel, il faut l'enthousiasme d'un coeur embrasé de zèle.

CHAPITRE VII. LE SYMBOLE ET L'ORAISON DOMINICALE RENFERMENT LA FOI, L'ESPÉRANCE, LA CHARITÉ.

2. Voici le Symbole et l'Oraison Dominicale qu'y a-t-il de plus court à lire ou à entendre, de plus facile à graver dans la mémoire ? Comme le genre humain était accablé sous le poids de la misère qu'avait entraînée le péché, et avait besoin de la miséricorde divine, un prophète, annonçant le règne de la grâce, disait : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (1) ». De là l'origine de la prière. En outre, l'Apôtre, après avoir cité le témoignage du prophète, et pour attirer les yeux sur la grâce, ajoute aussitôt : « Comment invoqueront-ils celui en qui ils ne croient pas (2) ? » De là l'origine du Symbole. Tu découvres dans l'Oraison dominicale et le Symbole les trois vertus fondamentales : C'est la foi qui croit, c'est l'espérance et la charité qui prient : et comme celles-ci ne .peuvent exister sans celle-là, la foi prie également; c'est en ce sens qu'il a été dit : « Comment invoqueront-ils Celui en qui ils ne croient pas? »

CHAPITRE VIII. EXPLICATION GÉNÉRALE DE LA FOI, DE L'ESPÉRANCE, DE LA CHARITÉ : DE LEUR UNION INDISSOLUBLE.

Mais peut-on espérer ce qu'on ne croit pas? Toutefois il est des choses qu'on croit sans les espérer. Car quel est le chrétien qui ne croit pas au châtiment éternel réservé aux impies? S'ensuit-il que l'on s'attende à ce supplice? Non; on a beau croire qu'il est suspendu sur sa tête, et en détourner sa pensée avec horreur, on ne l'espère pas, on le craint. Un poète a nettement distingué ces deux sentiments :

Laissez a la crainte un rayon d'espérance. (Luc, Ph. liv. II, V, 15.)

Un autre poète, malgré la supériorité de son génie, n'a pas employé l'expression propre dans ce vers : Si je puis espérer une telle douleur. (Enéid., liv. V, 419.)

Aussi quelques grammairiens ont-ils cité ce vers comme un exemple d'impropriété selon eux, l'auteur a pris espérer dans le sens de craindre (1). La foi peut donc s'attacher au bien comme au mal : car on peut croire, sans que la foi soit viciée, au bien et au mal. La foi peut aussi avoir pour objet le passé, le présent et l'avenir. Par exemple, nous croyons que Jésus-Christ est ressuscité, c'est un fait passé; qu'il est assis à la droite de son Père, c'est un fait actuel; qu'il viendra juger tous les ,hommes, c'est un fait à venir. La foi s'étend de plus aux intérêts d'autrui comme aux nôtres. En effet, nous croyons que non-seulement notre existence, mais encore celle des autres hommes et du monde, loin d'être éternelle, a eu un commencement : nous croyons une foule de mystères qui ont trait à nos semblables et même aux anges. Quant à l'espérance, elle a pour objet le bien, l'avenir; elle est de plus un sentiment tout personnel. La foi et l'espérance, ayant un caractère distinctif, doivent donc être désignées par un terme spécial. Cependant ces deux vertus ont un trait commun : elles s'attachent toutes-deux à un objet invisible. Voilà pourquoi dans l'Epître aux Hébreux, dont le témoignage a été invoqué par les Apologistes les plus illustres, la foi est définie : « la croyance aux choses qu'on ne voit pas (2) ». Sans doute quand une personne prétend s'en rapporter, ou si l'on veut, donner son adhésion, non à l'autorité des paroles, du témoignage d'autrui ou du raisonnement, mais à l'évidence même qui s'attache â la déposition de ses yeux, elle n'énonce pas une opinion tellement insensée qu'on ait le droit de la reprendre, de -blâmer -ses prétentions et de lui dire : Tu as vu, donc tu n'as pas cru; ce qui pourrait faire conclure qu'il y a contradiction à dire qu'une chose peut être crue sans tomber sous les regards. Mais la foi a chez nous un sens mieux défini: nous appelons ainsi la croyance que fait naître en nous le témoignage des divines Ecritures et qui s'attache par conséquent à un objet invisible. L'Apôtre a dit également de l'espérance « L'espérance que l'on voit n'est plus l'espérance; peut-on espérer ce que l'on voit? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience (1) ». Donc, en ayant foi dans les biens à venir, nous ne faisons que les espérer. Que dire de l'amour? Sans lui la foi est inutile; et quant à l'espérance, elle en est inséparable. Enfin, comme dit l'apôtre Jacques , « les démons croient et tremblent (2) ». Mais, malgré la foi, ils ne peuvent ni aimer ni espérer; ou plutôt ils redoutent de voir se réaliser ce que la foi nous apprend à aimer et à espérer. Aussi l'Apôtre Paul approuve-t-il et exalte-t-il « la foi agissant par l'amour (3) » et, à ce titre, indissolublement unie à l'espérance. En un mot, l'amour suppose l'espérance, comme l'espérance suppose l'amour, et ces deux sentiments sont inséparables de la foi.

CHAPITRE IX. EXPOSITION DES PRINCIPES DE LA FOI, DANS L'ORDRE MÊME DU SYMBOLE. SCIENCE NÉCESSAIRE AU CHRÉTIEN.

3. Demande-t-on ce qu'il faut croire en matière de religion? Il serait bien inutile de chercher à pénétrer les secrets de la nature à l'exemple des physiciens (4), pour parler comme les Grecs. Les propriétés et le nombre des éléments; les mouvements réguliers des corps célestes et leurs éclipses; la structure de l'univers; les espèces et l'organisation des animaux; la formation des plantes, des pierres, des sources, des fleuves, des montagnes; les divisions de l'espace et du temps ; les pronostics de la température, et mille autres phénomènes dont les savants ont découvert ou se flattent d'avoir découvert les lois ; autant de questions que le chrétien doit se résoudre sans peine à ne pas savoir à fond : car, ces savants eux-mêmes, quels qu'aient été la supériorité de leur génie, le feu de leur enthousiasme, l'étendue de leurs travaux, n'ont pu tout découvrir en recourant soit aux hypothèses, soit à l'expérience des siècles passés ; et, dans les inventions dont ils se font un titre de gloire, il y a plus de probabilité que de science véritable. Il suffit à un chrétien de savoir que les choses créées, célestes ou terrestres, visibles ou invisibles, n'ont qu'une cause, la bonté du Dieu véritable et unique qui les a tirées du néant ; que tout l'être est en lui ou vient de lui, que ce Dieu est en trois personnes, le Père, le Fils engendré du Père, le Saint-Esprit procédant de l'un et de l'autre, unique et même Esprit du Père et du Fils. .

CHAPITRE X. DE L'ORIGINE DU MAL .

Créé par la Trinité, en qui le bien réside dans sa plénitude et son immuable perfection, le monde ne reproduit point cette bonté souveraine, indéfectible, immuable ; toutefois chaque chose a le degré du bien qui lui est propre : tout est bon 1 et de l'accord des parties entre elles naît un ensemble de merveilleuse beauté.

CHAPITRE XI. POURQUOI DIEU PERMET-IL LE MAL ? LE MAL N'EST QUE LA NÉGATION DU BIEN.

Le mal a sa place naturelle et légitime dans la création: il fait ressortir, par le contraste, le prix du bien et lui communique un nouvel attrait. En effet, le Dieu tout-puissant auquel les païens eux-mêmes attribuent « un empire souverain Sur la nature (1) », n'aurait jamais permis dans sa bonté infinie que le mal se mêlât à son ouvrage, s'il n'avait été assez bon et assez puissant pour tirer le bien du mal même. Et qu'est-ce que le mal, sinon la négation du bien ? Dans le corps les maladies, les blessures sont un défaut de santé : et cela est si vrai, que les remèdes ont pour effet non d'expulser ces désordres de l'organisme afin qu'ils aillent subsister ailleurs, mais de les y détruire absolument ; les blessures, les maladies ne sont pas des substances ; elles ne sont que des altérations de la chair : or la chair étant une substance, est par là même un bien; mais c'est un bien que peut modifier la maladie, c'est-à-dire, le défaut du bien qu'on appelle la santé. Il en est de même de l'âme quels que soient ses vices, ils ne sont. tous qu'une privation des biens qu'elle tient de sa nature ; s'en guérit-elle ? ils ne vont pas se réfugier ailleurs : ils disparaissent au sein de la santé avec laquelle ils sont incompatibles.

CHAPITRE XII. TOUS LES ÊTRES CRÉÉS SONT BONS ; L'IMPERFECTION DE LEUR NATURE LES ASSUJÉTIT A LA CORRUPTION.

4. Tous les êtres étant l'ouvrage de la bonté infinie, sont nécessairement bons : mais comme ils ne peuvent posséder la bonté souveraine et immuable de leur Créateur, le bien en eux est susceptible de diminuer ou de s'accroître. Or, tout affaiblissement du bien est un mal : toutefois, quelle que soit cette dégradation, elle suppose nécessairement une substance qui serve comme de support à l'être, pour peu qu'il soit réel et effectif: Imaginez un être aussi limité, aussi imparfait qu'il vous plaira : la bonté qui compose son essence ne saurait être anéantie sans qu'il ne soit anéanti lui-même. Si un être que la corruption n'a point atteint est digne de notre admiration, celui que son essence même rend absolument incorruptible, lui est sans contre dit supérieur. Mais quand une substance se corrompt, cette corruption entraînant la perte de quelque bien, devient par là même un mal car si elle n'entraînait la perte d'aucun bien, elle ne lui serait pas nuisible ; or, elle lui est nuisible ; elle lui fait donc perdre quelque bien. Ainsi, tant qu'une substance va en se corrompant, elle conserve un bien dont elle est insensiblement dépouillée; par conséquent, s'il lui restait un degré de bonté que la corruption ne pourrait atteindre, elle deviendrait essentiellement incorruptible, et elle aurait acquis ce bien immense par l'effet même de la corruption. Ne cesse-t-elle au contraire de se corrompre ? elle garde nécessairement un bien susceptible d'être détruit par la corruption. Si elle pouvait être détruite tout entière et dans son fond, tout vestige de bien s'effacerait par cela seul qu'elle ne serait plus rien. La corruption ne peut donc anéantir le bien qu'en réduisant la substance elle-même au néant. Tout être est donc bon, à un haut degré, s'il est en dehors de la corruption ; à un degré plus faible, s'il est soumis à ses effets: quant à nier qu'il soit bon, il faudrait être fou et étranger à la philosophie. Car si l'être était anéanti par la corruption, la corruption elle-même disparaîtrait, puisqu'il n'y aurait plus de substance où elle pût exister.

CHAPITRE XIII. POINT DE MAL SANS BIEN.

Il faut donc conclure qu'il n'y a point de mal sans bien. Le bien, sans aucun mélange de mal, est le bien absolu : uni au mal, c'est un bien corrompu ou corruptible; mais le mal ne saurait exister dans l'absence totale du bien. De là une conséquence qui paraît étrange Toute substance étant essentiellement un bien, prétendre qu'une substance corrompue est mauvaise, c'est dire au fond qu'un bien est un mal, et qu'il n'y a de mal que le bien; car, toute substance est un bien et, pour être mauvaise, fine chose doit être. Le mal, pour exister, suppose donc un bien ; et, quoique cette vérité ait l'air d'un paradoxe, le raisonnement nous l'impose comme la conséquence invincible d'un principe nécessaire. Faudra-t-il donc voir tomber sur nos têtes cet arrêt prononcé par le prophète : « Malheur à ceux qui disent que le bien est mal et que le mal est bien ; que les ténèbres sont la lumière, et que la lumière est les ténèbres ; que la douceur est pleine d'amertume et l'amertume pleine de douceur (1) » . Il est vrai que le Seigneur a dit : « Le méchant tire de mauvaises choses d'un mauvais trésor (2) ». Or, l'homme étant une substance, un homme mauvais n'est-il pas une mauvaise substance ? D'autre part, si l'homme, par cela seul qu'il est une substance, est un être excellent, le méchant n'est-il pas un mal excellent ? Cette difficulté tombe devant un examen plus attentif. Le mal, chez le méchant, n'est pas inhérent à la nature humaine, ni le bien, à l'iniquité : on est bon parce qu'on est homme, on est mauvais, parce qu'on commet l'iniquité. Si donc on prétend que c'est un mal d'exister, un bien d'être méchant, on encourt l'anathème du prophète : « Malheur à ceux qui disent que le bien est un mal et que le mal est un bien ». Car on blâme ainsi dans l'homme ce,qui est l'ouvrage de Dieu, et l'on approuve en lui le mal qu'il ne doit qu'à l'iniquité. Donc tout être, même corrompu, est bon en tant qu'il est un être ; en tant qu'il s'est corrompu, il est mauvais.

CHAPITRE XIV LE MAL NAIT DU BIEN.

Le bien et le mal sont donc des contraires auxquels on ne saurait appliquer l'axiome des métaphysiciens: que « deux qualités contradictoires ne peuvent se rassembler dans la même substance ». L'air ne peut être tout ensemble sombre et transparent; une liqueur, un aliment ne peut être à la fois doux et amer; le blanc et le noir, le beau et le laid ne peuvent exister simultanément dans une même partie d'un même corps; en général, l'identité de la substance exclut les contraires. Mais il n'en est pas de même .du bien et du mal. Quelque évidente que soit leur opposition essentielle, ils se réunissent dans le même être; que dis-je ? le mal ne peut subsister sans le bien et en dehors du bien, mais le bien peut subsister en dehors du mal.

Car, on conçoit un homme, un ange purs de toute injustice; or ces deux êtres sont seuls capables de tomber dans l'injustice; ce sera donc un bien d'être homme ou ange, un mal d'être injuste. Ces deux contraires soutiennent donc un rapport tel que le mal ne saurait exister sans un bien auquel il puisse s'attacher: car, sans un fond capable de s'altérer, le vice n'aurait plus de substance où il pût naître et résider, puisque tout vice suppose l'altération d'un bien. Ainsi les maux naissent des biens et y trouvent leur support. Imaginez un autre principe d'où le mal puisse sortir, vous. ne le trouverez pas. Car la substance du mal, en tant que substance, serait bonne nécessairement; dès lors ou elle serait indéfectible et par conséquent un bien infini, ou elle serait susceptible de s'altérer et par conséquent offrirait encore un bien sur lequel seul la corruption aurait prise.

CHAPITRE XV. EXPLICATION DE CE PASSAGE : « UN BON ARBRE NE PEUT PORTER DE MAUVAIS FRUITS ».

Qu'on n'aille pas croire qu'en faisant sortir le mal du bien nous nous mettons en contradiction avec cette parole du Seigneur: « Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits (1) ». Sans doute, comme dit encore la Vérité souveraine, « on ne peut cueillir des raisins sur des épines», parce que le raisin ne vient pas sur les épines ; mais nous voyons tous les jours les vignes, et les épines croître ensemble dans une excellente terre. De même donc qu'un mauvais arbre ne peut produire de bons fruits, de même une volonté perverse ne saurait être un principe de bonnes actions mais la nature humaine, quelque excellente qu'elle soit, peut produire une bonne comme une mauvaise volonté: et en effet la première intention coupable n'a trouvé pour germer que deux natures excellentes, celle de l'ange et celle de l'homme. Le Seigneur, du reste, a mis cette pensée en pleine lumière dans le passage même où il parlait de l'arbre et de ses fruits . « Ou rendez l'arbre bon avec ses fruits; ou rendez l'arbre mauvais et les fruits mauvais également (1)». Il nous révèle assez par là que si un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits, la terre, à laquelle s'adressait ce précepte, pouvait également voir naître ces deux espèces d'arbres.

CHAPITRE XVI. LA SCIENCE N'EST PAS UN ÉLÉMENT ESSENTIEL DU BONHEUR.

5. Puisqu'il en est ainsi, tout en admirant le vers célèbre de Virgile : « Heureux celui qui a pu remonter jusqu'aux principes des choses (2)», n'allons pas nous figurer que le moyen d'arriver au bonheur, c'est de connaître les lois qui président aux magnifiques mouvements des corps dans l'univers, mystères que la nature recèle dans ses dernières profondeurs ; de savoir pourquoi la terre tremble, quelle puissance fait enfler la mer dans ses abîmes et la pousse hors de ses limites pour la refouler ensuite sur elle-même (3) » . et autres phénomènes analogues. Nous devons nous borner à rechercher les causes d'où proviennent les biens et les maux, et cela, dans les limites qu'impose à l'homme là nécessité d'échapper aux erreurs et aux misères dont cette vie est la source féconde. Notre fin, c'est de tendre à cette béatitude qui exclut le désordre de la souffrance comme les illusions de l'erreur. S'il y avait obligation pour nous de remonter aux lois des phénomènes de la nature, notre premier devoir serait d'approfondir les secrets de nos maladies : cependant telle est sur ce point notre insuffisance, que nous avons recours aux médecins : dès lors, comment ne pas se résigner à l'impuissance où nous sommes de sonder les merveilles du ciel et de la terre ?

CHAPITRE XVII. EN QUOI CONSISTE L'ERREUR. L'ERREUR N'EST PAS TOUJOURS NUISIBLE. ANECDOTE.

Nous devons sans doute éviter l'erreur, par tous les moyens en notre pouvoir, dans les grandes comme dans les plus petites choses: mais, de ce que l'erreur a pour cause l'ignorance, il ne faudrait pas en conclure que le manque de savoir entraîne toujours une erreur. Se tromper; c'est croire savoir ce qu'on ne sait pas : car le véritable caractère de l'erreur, c'est -de prendre le faux pour le vrai. Mais la gravité de l'erreur dépend surtout de l'objet qui l'occasionne. S'agit-il d'un même objet ? La science, sans contredit, vaut mieux que l'ignorance, et la certitude que l'illusion. S'agit-il d'objets divers ? L'un sait-il des choses utiles, l'autre des choses superflues ou même nuisibles ? Sur ce dernier point,qui ne préférerait l'ignorance au savoir ? Il - est des choses - qu'il vaut mieux ignorer que de connaître. Cela est si vrai qu'il a été plus d'une fois avantageux de s'égarer, je ne dis pas sur le -chemin de la vertu, mais en voyage. Il nous est arrivé à nous-mêmes de nous tromper à un embranchement de route et d'éviter ainsi- une embuscade où une troupe de Donatistes épiaient sous lés armes l'instant de notre passage ; nous ne pûmes atteindre le but de notre voyage que par un long détour, mais en apprenant le piège qui nous avait été tendu, nous nous félicitâmes de nous être égarés et rendîmes grâces à Dieu. Qui ne préférerait ici l'illusion où tombe le voyageur, à la vraie connaissance que possède le brigand ? Si donc le plus grand de nos poètes fait dire à un amant au désespoir: « Je te vis ; éperdu, je devins le jouet d'une funeste erreur » , c'est peut-être parce qu'il y a d'heureuses erreurs qui, sans être nuisibles, produisent un bien.

Mais, en allant au fond des choses, puisque l'erreur ne consiste qu'à prendre le vrai pour le faux, et le faux pour, le vrai, à tenir le certain pour incertain et l'incertain pour certain, quelle que soit la vérité ou la fausseté des choses en elles-mêmes; puisque l'humiliation et l'avilissement de notre esprit en cet état, n'ont d'égale que sa grandeur et sa noblesse lorsqu'il lui suffit pour exprimer son adhésion de dire simplement : Oui, cela est ; non, cela n'est pas (1) : on peut apprécier toute la misère de cette vie humaine qui, polir se conserver, à parfois besoin dit concours de l'erreur. Loin de moi la pensée de comparer à la vie humaine l'existence où notre âme doit vivre de la vérité, où il n'y à ni trompeur ni .dupe. Mais ici-bas les hommes sont trompeurs où dupes, et c'est un plus grand malheur de mentir pour tromper que d'être induit en erreur en croyant au mensonge. Telle est toutefois l'horreur de la nature humaine pour le faux, tel est son penchant à éviter l’erreur, que ceux-là mêmes qui se plaisent à tromper ne consentent pas à être trompés. Le, menteur en effet n'est, pas dupe de l'erreur où il engagé, celui qui se fie à ses paroles. Mais s'il ne se trompe pas sur la chose même dont il altère sciemment là vérité , il se trompe en se figurant que son mensonge n'entraîne pour lui aucune conséquence fâcheuse. Le péché est plus fatal à son auteur qu'à celui qui en est la victime.

CHAPITRE XVIII. TOUT MENSONGE EST UN PÉCHÉ, MAIS LA GRAVITÉ EN EST RELATIVE. L'INTENTION FAIT LE MENSONGE.

6. Ici s'élève une question obscure et subtile, que les. nécessités de la polémique nous ont obligé à traiter clans un ouvrage considérable c'est de savoir si l'homme de bien peut quelquefois mentir. II y a des gens qui vont jusqu'à soutenir que le parjure et le mensonge en matière de religion et de foi pourraient être, dans certaines circonstances, un acte de vertu et de piété. Pour moi, je pense que tout mensonge est un péché en soi, mais que la gravité en est subordonnée à l'intention et à la nature même de la faute. Le péché n'est pas aussi grave suivant que l'on ment pour faire le bien ou pour porter préjudice, et on porte moins de préjudice en donnant à un voyageur une indication trompeuse qu'en faussant les principes qui conduisent à la vie éternelle. On ne saurait tenir pour menteur celui qui dit une fausseté en croyant ne dire que la vérité, car il est plutôt trompé qu'il ne trompe lui-même. Il faut donc voir moins un mensonge qu'un défaut de réflexion chez celui qui a trop légèrement affirmé le faux et le tient pour vrai. Au contraire on ment, autant qu'il est en soi, quand on donne pour vrai ce que l'on croit faux. Car, à ne considérer que l'intention, on ne dit pas la vérité dès qu'on parle contre sa pensée, lors même que la vérité serait conforme à cette assertion : on est coupable de mensonge, parce que l'on a dit la vérité de bouche et sans le savoir, tandis que l'on avait dessein de tromper. Donc, indépendamment de l'objet même sur lequel porte l'erreur, et à n'examiner que l'intention de celui qui parle, il est plus conforme à la vertu de dire par ignorance une chose fausse, en croyant dire la vérité, que de se proposer de mentir et de rencontrer la la vérité sans le savoir. Chez l'un, en effet, la parole s'accorde avec la pensée; chez l'autre, quelle que soit la valeur de son affirmation, la bouche exprime une pensée, le coeur en cache une autre, et c'est là le caractère distinctif du mensonge.

Quant aux objets sur lesquels porte l'illusion, on mesure à leur importance la gravité de l'erreur ou du mensonge, à tel point que, s'il est moins funeste d'être dupe que de tromper, en ce qui touche les intérêts purement humains, il est mille fois plus excusable de mentir dans les choses qui ne concernent pas la religion, que d'être trompé sur les principes qu'il faut croire ou savoir nécessairement pour honorer Dieu. Pour éclaircir ma pensée par un exemple, comparons le mensonge d'un homme qui soutiendrait qu'un mort est encore vivant, à l'erreur de celui qui croirait que Jésus-Christ doit mourir une seconde fois au bout d'une période de temps indéterminée. Ne vaut-il pas infiniment mieux mentir comme l'un que de se tromper comme l'autre, et n'y a-t-il pas un désordre moins grave à entraîner quelqu'un dans la première erreur qu'à se laisser entraîner soi-même dans la seconde?

CHAPITRE XIX. L'ERREUR EST TOUJOURS UN MAL, QUOIQUE A DES DEGRÉS DIFFÉRENTS.

Ainsi donc, selon la nature des objets, l'erreur est tantôt cause d'un mal plus ou moins grand, tantôt, sans être nuisible, elle produit quelque bien. Le mal est immense, quand on ne croit pas aux vérités qui conduisent à la vie éternelle, ou qu'on croit à des erreurs qui entraînent la damnation; il est léger, quand un faux calcul nous attire des disgrâces passagères que la résignation chrétienne peut changer en bien; tel est le préjudice que nous causerait un homme qui aurait su nous déguiser sa méchanceté. Celui qui regarde un méchant comme bon, sans en être victime, est le jouet d'une innocente erreur et se trouve à l'abri de cette malédiction du prophète : « Malheur à ceux qui disent que le mal est bien ». Ces paroles en effet doivent s'entendre des vices plutôt que des personnes : par exemple, si l'on dit que l'adultère est un bien, on encourt l'anathème du prophète; mais si l'on appelle un homme bon, parce qu'on le croit chaste et qu'on ignore ses dérèglements, l'erreur n'a plus pour objet le vice et la vertu, mais le mystère même qui enveloppe les actions humaines : on l'appelle bon, en lui prêtant une vertu et tout en croyant que l'adultère est un mal et la chasteté un bien ; on lui donne ce titre, parce qu'on le croit chaste et qu'on ignore qu'il vit dans l'adultère.

Enfin, si l'erreur devient un moyen de salut, comme j'en suis un heureux exemple, elle est pour l'homme de quelque utilité. Et lorsque je dis qu'en certains cas on peut se tromper sans qu'il en résulte de mal ou même pour son bien, je ne prétends pas que l'erreur en elle-même ne renferme aucun mal ou soit un bien: j'entends dire par là le mal qu'on évite ou le bien qu'on atteint en s'éloignant de son but, en d'autres termes, les désagréments que l'erreur ne produit pas ou les avantages qui en découlent. Bien que la gravité de l'erreur soit en proportion avec l'importance des choses, elle est toujours un mal. Pourrait-on en effet, sans tomber soi-même dans l'erreur, prétendre qu'il n'y a aucun mal à prendre le faux pour le vrai, à rejeter le vrai comme faux, à tenir pour certain ce qui est incertain, et réciproquement ? Mais il y a une différence profonde entre l'illusion qui nous fait regarder comme bon un méchant homme, et l'absence de suites fâcheuses qui auraient pu en résulter: il y a erreur, mais ce mal n'en a pas produit d'autres, le méchant homme nous ayant trompés sans nous faire tort. De même il est fort différent de croire faussement qu'on a pris le bon chemin et de recueillir de cette erreur un avantage, par exemple, celui d'éviter les embûches des scélérats.

CHAPITRE XX. TOUTE ERREUR N'EST PAS UN PÉCHÉ. RÉFUTATION DU SCEPTICISME DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.

7. Faut-il voir des fautes dans une foule d'erreurs, par exemple: on abonne opinion d'un méchant homme dont on ne connaît pas les moeurs; un rêve nous présente des fantômes que l'imagination conçoit comme des réalités, et la réalité semble quelquefois n'être qu'un songe : témoin l'apôtre Pierre qui, délivré tout à coup de ses chaînes et de sa prison par un ange, croyait rêver'; dans l'ordre physique même, on confond le rude avec le poli, le doux avec l'amer, les parfums avec les mauvaises odeurs; le bruit d'une voiture fait croire qu'il tonne; la ressemblance des traits fait prendre un homme pour un autre, surtout. quand elle est frappante comme chez quelques jumeaux et qu'elle produit « cette « illusion charmante pour les parents » dont parle le poète (2)? Je l'ignore. Je ne veux point entreprendre non plus de résoudre le problème qui a tant tourmenté les subtils philosophes de l'Académie, ni examiner avec eux si le sage ne doit pas s'abstenir de tout jugement dogmatique, pour éviter de tomber dans l'erreur en prenant le faux pour le vrai : car d'après eux, tout est mystère ou incertitude. J'ai composé trois livres sur ce sujet, au début même de ma conversion, afin d'écarter les amas de contradictions qui auraient pu arrêter mes premiers pas. Avant tout, en effet, j'avais à réfuter les arguments dont ils s'appuient pour démontrer que la vérité est introuvable. Dans ce système, toute erreur est une faute, et l'unique moyen de l'éviter, c'est de suspendre en toutes choses son jugement : car l'erreur consiste à donner son adhésion à des apparences, et il n'y a aucune certitude dans nos idées, parce que le faux ne présente aucun caractère qui le distingue du vrai, lors même que le vrai serait caché sous les apparences. Voilà leur théorie, et pour la soutenir, ils prodiguent toutes les ressources de la dialectique.. la plus subtile et la plus audacieuse. Pour nous, au contraire : « Le juste vit de la foi (3) ». Mais si toute adhésion est impossible, la foi est détruite; car on ne peut croire sans donner son adhésion à la vérité. Or, il y a des choses vraies quoique invisibles, qu'il faut croire sous peine de n'arriver jamais à la vie bienheureuse, en d'autres termes, à la vie éternelle. Aussi je ne sais trop si nous devons discuter avec des philosophes qui, loin d'admettre l'immortalité de l'âme, ne savent pas même s'ils vivent ici-bas, que dis-je? qui prétendent ne pas savoir ce qu'ils savent nécessairement. On ne peut en effet douter de son existence; car, sans l'existence, on n'est capable de rien, même d'ignorer, puisque pour ignorer, comme pour savoir, il faut d'abord exister. En refusant d'admettre leur propre existence , ils s'imaginent éviter l'erreur, comme si l'erreur même n'était pas la preuve irrésistible qu'ils existent : car si on n'existait pas, on ne pourrait se tromper. Notre existence est donc un fait aussi vrai qu'incontestable, et ce principe entraîne une foule de vérités tellement évidentes , que le doute serait à cet égard moins philosophique qu'insensé.

CHAPITRE XXI. L'ERREUR, SANS ÊTRE TOUJOURS UNE FAUTE, EST ESSENTIELLEMENT UN MAL.

Quant aux choses sur lesquelles la foi ou le doute, la certitude ou l'erreur ne contribuent en rien à la conquête du royaume de Dieu, l'illusion qui fait prendre le vrai pour le faux n'entraîne aucune faute, ou du moins cette faute est légère et sans conséquence. Pour tout dire, de pareilles erreurs, quelles qu'en soient la nature et la gravité, sont en dehors de la voie qui nous conduit à Dieu, en d'autres termes, « de la foi agissant par l'amour (1) ». Ce n'était point sortir de cette voie que d'éprouver l'illusion charmante qui faisait confondre deux jumeaux à leurs parents, que de se croire, comme l'apôtre Pierre, dupe d'un songe qui lui faisait prendre la réalité pour une chimère de son imagination, jusqu'au départ de l'ange, son libérateur ; de même le patriarche Jacob ne quittait pas cette voie en se figurant que son fils, qui vivait encore, avait été dévoré par une bête cruelle (2). Nous sommes victimes de ces illusions et de ces erreurs, sans perdre la foi en Dieu ni quitter la voie qui mène vers lui; à ce titre, elles ne sont pas des péchés : toutefois il faut les ranger parmi les maux de cette vie, où la vanité domine avec tant d'empire qu'on y voit sans cesse le faux tenu pour vrai, le vrai sacrifié au faux et l'incertain regardé comme évident. Car, quelque étrangères que soient ces erreurs à la foi, qui nous mène, par un chemin sûr et infaillible, au bonheur éternel, elles font partie dé la misère au sein de laquelle nous sommes encore plongés. Nos facultés morales et physiques seraient à l'abri de l'erreur, si nous jouissions déjà de la véritable et souveraine félicité.

CHAPITRE XXII. TOUT MENSONGE EST UN PÉCHÉ.

Au contraire, tout mensonge doit être regardé comme un péché, parce que l'homme, soit qu'il sache la vérité, soit qu'il se trompe et s'égare par suite de sa faiblesse naturelle, doit parler comme il pense : peu importe ici que. son langage exprime la vérité ou qu'il la contredise, pourvu qu'il soit sincère. Car le mensonge ne consiste qu'à parler contre sa pensée et dans l'intention de tromper. Les mots n'ont pas été établis pour déguiser la pensée, mais pour la communiquer, C'est donc un péché que de se servir du langage pour tromper en le détournant de son but primitif. Et n'allons pas justifier le mensonge sous prétexte qu'il peut être utile.

A ce titre, on pourrait obliger un pauvre, en commettant un larcin dont il recueillerait le bénéfice, sans qu'il en résultât le moindre inconvénient pour le riche que l'on aurait volé en secret : toutefois, on n'oserait jamais soutenir que ce larcin ne soit pas un péché. On pourrait encore voir dans l'adultère un moyen de rendre service, en consentant à satisfaire la passion d'une femme qui semblerait exposée à mourir d'amour, et qui aurait ensuite le temps de se purifier par le repentir pourtant un commerce aussi infâme est incontestablement un péché. Si la chasteté a tant de prix à nos yeux, la vérité est-elle moins belle ? Nous ne voudrions pas, dans l'intérêt d'autrui, commettre un adultère ; pourquoi voudrions-nous commettre un mensonge? On ne saurait nier sans doute que mentir dans le seul but de sauver un homme, c'est avoir progressé déjà beaucoup dans la vertu; mais ce qui mérite alors la louange ou la reconnaissance, aux yeux du monde, c'est la bienveillance plutôt que le mensonge même : il suffit qu'on excuse celui-ci sans l'approuver, surtout quand on est. héritier du Nouveau Testament et qu'on doit suivre ce précepte « N'ayez à la bouche que ces mots : oui, oui; non, non : tout ce qu'on dit de plus vient du mal ! (1) ». Et c'est parce que ce mal ne cesse de se glisser dans la vie humaine que les cohéritiers de Jésus-Christ s'écrient: « Remettez-nous nos dettes (2) » .

CHAPITRE XXIII. LA BONTÉ DE DIEU EST LE PRINCIPE DE TOUS LES BIENS : LE MAL VIENT DE LA RÉVOLTE DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ÊTRES D'UNE PERFECTION BORNÉE.

8. De plus longues explications dépasseraient les limites de cet ouvragé. Examinons donc maintenant quelles sont les causés du bien et du mal, autant que nous devons les connaître pour marcher sûrement dans la voie qui mène à ce royaume où la mort ne sera plus associée à la vie, l'erreur à la vérité, l'inquiétude au bonheur. Sur ce point, nous devons croire, sans le plus léger doute, que la bonté dé Dieu est le principe de tous les biens qui sont le privilège de notre nature, tandis que les maux ont pour cause la révolte qui sépare du bien immuable la volonté des êtres où le bien est sujet au changement, en d'autres termes, de l'ange et de l'homme.

CHAPITRE XXIV. LE MAL A UNE SECONDE CAUSE, L'IGNORANCE ET LA CONCUPISCENCE.

Voilà donc quel est le mal premier de la créature raisonnable , en d'autres termes quelle est en elle la première privation du bien. La révolte de la volonté a eu pour conséquence immédiate et involontaire l'ignorance du devoir et la concupiscence, et à leur suite, l'erreur et la douleur, qui en sont les compagnes naturelles. Quand nous sommes menacés de ces deux maux, notre âme cherche à les éviter, et c'est ce mouvement qu'on appelle la crainte. Quand nous possédons l'objet de nos convoitises, l'erreur nous empêche d'en sentir le danger ou le vide; notre âme est alors dominée par le plaisir corrupteur, ou elle s'abandonne aux transports d'une joie insensée. Ces passions, filles du besoin et non de l'abondance, sont la source de toutes les misères qui accablent là créature raisonnable.

CHAPITRE XXV. CHATIMENTS DU PÉCHÉ.

Toutefois, au sein même de sa misère, l'être intelligent ne saurait perdre le goût de la félicité. Ces maux, il est vrai, sont communs aux hommes et aux anges que leur rébellion a fait justement condamner parla justice du Seigneur; mais l'homme a de plus un châtiment spécial à subir, la destruction du corps. Dieu, en effet, l'avait menacé de cette peine s'il venait à pécher; il lui accordait le privilège de la liberté, mais il voulait l'assujétir à ses lois en lui offrant l'image menaçante de la mort: c'est à cette condition qu'il le plaça dans un jardin de délices, faible image délit vie plus heureuse où il devait s'élever par sa fidélité aux lois de la justice.

CHAPITRE XXVI. LA PEINE ATTACHÉE AU PÉCHÉ D'ADAM SE TRANSMET A TOUTE SA RACE.

Chassé de l'Eden après sa faute, il enchaîna à sa condamnation et à sa. peine tous ses descendants, corrompus en lui comme dans leur source; par conséquent, toute la racé qui devait naître de lui et de sa femme, coupable et condamnée comme lui, et sortir de cette concupiscence charnelle qui avait été la cause et demeurait le châtiment de leur désobéissance; toute cette race, dis-je, fut soumise au péché de son origine, et par suite aux illusions et aux douleurs de toute espèce, qui aboutissent au châtiment éternel où elle tombe avec les anges rebelles ses corrupteurs, ses maîtres et ses compagnons d'infortune. « C'est ainsi que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et avec le péché, la mort, qui a passé à tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1) ». Le mondé, dans ce passage de l'Apôtre; désigne le genre humain tout entier.

CHAPITRE XXVII. DE L'ÉTAT DE L'HOMME APRÈS LE PÉCHÉ D'ADAM. MISÉRICORDE DE DIEU ENVERS LUI.

Tel était l'état de l'homme: le genre humain tout entier, sous le poids de sa condamnation, était plongé dans le mal, ou plutôt il ne faisait que tomber d'un -mal dans un autre, et, confondu avec les anges coupables, il expiait sa révolte impie; car, il ne faut pas moins voir un effet de colère divine dans les désordres attrayants auxquels une concupiscence aveugle et sans frein entraîne les méchants, que dans les peines évidentes et sensibles qu'ils subissent malgré eux. Cependant le Créateur par sa bonté a maintenu le don de l'existence et de l'immortalité aux mauvais anges, qui, sans ce concours, auraient été anéantis; quant aux hommes, quoique la source en soit corrompue et maudite, il n'a pas cessé de créer et de vivifier les éléments dont leurs corps sont formés, de disposer leurs membres, d'entretenir la vivacité de leurs sens, de les nourrir, dans tous les temps comme dans tous les lieux. Il a mieux aimé faire sortir le bien du mal que de supprimer le mal lui-même. S'il eût voulu que la chute de l'homme fût irréparable, comme celle des anges criminels, n'aurait-il pas agi avec. justice ? L'être qui avait abandonné Dieu, qui n'avait fait usage de sa puissance que pour fouler aux pieds et transgresser le commandement si doux à observer de son Créateur; qui avait déshonoré en lui l'image de son Père, et fermé obstinément les yeux à sa lumière ; qui s'était affranchi du joug salutaire de la lai divine en faussant sa liberté, cet être ne méritait-il pas de se voir à jamais abandonné et d'expier son crime par un châtiment éternel ? Tel eût été son sort, si Dieu n'avait consulté que sa justice, au lieu d'écouter sa miséricorde et de la déployer avec d'autant plus d'éclat que ceux qu'elle affranchissait gratuitement de leur peine en étaient plus indignes.

CHAPITRE XXVIII. SORT DES BONS ANGES.

9. Lorsqu'une partie des anges eurent abandonné Dieu dans leur orgueil impie et qu'ils eurent été précipités des hauteurs du ciel dans les ténèbres les plus profondes de l'atmosphère terrestre, la troupe fidèle des anges continua de participer au bonheur et à la sainteté de Dieu. C'est qu'on ne voit pas ici un ange primitivement déchu et maudit donner naissance à toute une postérité, qui reçoit par transmission, comme la race humaine, la souillure du péché originel et est soumise en masse au (12) châtiment de son auteur. l'archange, devenu depuis le Tentateur, entraîna ses compagnons dans les rêves de son orgueil comme dans sa chute: les autres restèrent unis à Dieu par une pieuse obéissance, et, par une faveur que n'avaient pas reçue les rebelles, ils acquirent la certitude que leur bonheur était désormais à l'abri de tout changement et de toute vicissitude.

CHAPITRE XXIX. LA PARTIE DU GENRE HUMAIN QUI SE RELÈVE DE SA CHUTE REMPLACE LES ANGES BANNIS DU CIEL.

Quels ont été les desseins du Dieu Créateur et arbitre de l'univers ? Les anges ne s'étaient pas tous révoltés contre lui; il a donc condamné par un arrêt irrévocable ceux qui s'étaient perdus; quant à ceux qui n'avaient pas pris part à la révolte, il leur a donné la douce certitude que leur bonheur était à jamais assuré. L'autre espèce de créatures raisonnables, c'est-à-dire le genre humain, s'était perdue tout entière par le péché originel et les crimes qu'elle y avait librement ajoutés: Dieu a permis qu'elle se relevât en partie de sa chute, pour remplir les vides faits dans le ciel par la catastrophe de Satan. L'Ecriture, en effet, promet aux justes « qu'ils seront, après « la résurrection, semblables aux anges (1) ». Ainsi là Jérusalem céleste notre mère, la cité de Dieu, loin de voir diminuer le nombre de ses habitants, deviendra peut-être plus .peuplée et plus florissante. Car nous ne savons ni le nombre des justes, ni celui des démons que les enfants de l'Eglise, cette sainte mère qui paraissait ici-bas frappée de stérilité, sont destinés à remplacer au sein de la paix éternelle et du bonheur qu'ont perdu les rebelles. Le nombre de ces citoyens privilégiés tel qu'il est ou qu'il sera un jour, n'est présent qu'à la pensée du divin Architecte qui «appelle les choses existantes comme celles qui ne sont pas encore (2) » et « règle tout avec nombre, poids et mesure (3) ».

CHAPITRE XXX. L'HOMME NE SE RELÈVE POINT PAR SES MÉRITES, MAIS PAR LA PUISSANCE DE LA GRACE.

Serait-ce donc par le mérite de ses actes que pourrait se relever la partie du genre humain que Dieu a promis d'affranchir et d'admettre dans son royaume éternel? Loin de nous cette erreur. Quel bien en effet pourrait accomplir avant d'avoir été arraché à sa misère celui qui s'est perdu? Serait-ce par un libre effort de sa volonté ? Non, sans doute : car, en abusant de la liberté, l'homme a perdu ce privilège et s'est perdu lui-même; il s'est suicidé. Un homme qui se tue abuse de son existence; mais du même coup il la perd et ne saurait la recouvrer par sa propre énergie. De même l'abus de la liberté a entraîné la perte de la liberté qui a péri dans le triomphe du péché: « Quiconque est vaincu devient esclave de son vainqueur (1) » . Ces paroles sont sûrement de l'apôtre Pierre; et, comme elles sont infaillibles, l'esclave du péché peut-il avoir d'autre liberté que celle qui lui fait trouver dans le péché un irrésistible attrait? Servir librement, c'est exécuter avec plaisir la volonté de son maître. Si donc l'esclave du péché n'est libre que pour pécher, il ne saurait observer la justice librement, sans avoir été affranchi du péché et engagé dans les liens de la justice même. La véritable indépendance éclate dans la joie qu'inspire le bien accompli; la pieuse servitude, dans la soumission au commandement. Mais comment l'homme livré et vendu au péché retrouvera-t-il cette liberté dans le bien, s'il n'est émancipé par Celui qui a dit : « Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres (2)? » Or, avant d'avoir senti s'opérer en lui ce prodige, l'homme est impuissant à accomplir le bien librement. Eh ! pourrait-il se vanter d'accomplir le bien par un acte de sa volonté, sans être enflé de cet orgueil insensé dont l'Apôtre réprime les transports, quand il nous dit : « C'est la grâce qui vous a sauvés par la « foi (3)? »

CHAPITRE XXXI. LA FOI ET LES BONNES OEUVRES SONT UN DON DE DIEU.

Pour ôter à l'homme la pensée que la foi est une inspiration de son sens propre plutôt qu'un don du ciel; après avoir déclaré dans un autre endroit de ses Epîtres « qu'il a été prévenu par la miséricorde du Seigneur pour être fidèle (4) », l'Apôtre ajoute aux paroles que nous venons de citer : « La grâce ne vient pas de vous, c'est un pur don de Dieu : ce n'est pas le fruit de vos couvres, et personne ne peut s'en rapporter la gloire (1) ». Il ajoute encore, pour empêcher de croire que les fidèles soient stériles en bonnes couvres : « Il nous façonne ; c'est lui qui nous a créés en Jésus-Christ pour opérer les bonnes couvres dans lesquelles il avait réglé d'avance que nous devions marcher (2) ». Ainsi nous devenons véritablement libres, lorsque Dieu nous façonne; en d'autres termes, lorsqu'il forme et crée en nous, je ne dis pas l'homme, puisqu'il a déjà fait cet ouvrage, mais l'homme de justice, ce qui est l'oeuvre de la grâce, « afin que nous soyons un être nouveau créé en Jésus-Christ (3) », selon cette parole du prophète : « Seigneur, créez en moi un cœur nouveau (4) ». Il est en effet trop évident que le coeur, comme organe, avait déjà été créé.

CHAPITRE XXXII. LA BONNE VOLONTÉ DÉPEND DE DIEU.

L'homme est-il tenté de s'enorgueillir non plus de ses bonnes couvres, mais de son initiative, et de trouver en lui-même le principe de son mérite, dont la récompense naturelle serait la liberté de bien faire ? Qu'il écoute les paroles du prédicateur de la grâce : « C'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir (5) »; et ces autres : « Cela ne dépend pas de celui qui veut ou qui court, mais de Dieu, selon sa miséricorde (6)» . Assurément l'homme, à l'âge de raison, ne peut croire, espérer, aimer, sans le vouloir; il est incapable de conquérir la palme du triomphe s'il n'y court volontairement (7). Comment donc « cela ne dépendrait-il ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu dans sa miséricorde », si la volonté elle-même « n'était prédisposée par le Seigneur » ainsi qu'il est écrit (8) ? Autrement, si ces paroles n'ont été dites que pour marquer que la volonté de l'homme doit s'allier à la miséricorde de Dieu, il faut entendre par là que la volonté humaine est impuissante sans la miséricorde divine, au même titre que la miséricorde divine est insuffisante sans le concours de la volonté humaine. Si tout le sens de ce passage consiste à voir dans les mots: « Cela dépend, non de celui qui veut, mais de celui qui fait miséricorde », que la volonté humaine réduite à elle-même ne saurait atteindre le but; pourquoi ne pas adopter la proposition contraire que voici : Cela dépend non de la miséricorde de Dieu, mais de la volonté de l'homme, puisque, réduite à elle-même, la volonté divine est insuffisante ? Or, il n'y a pas de chrétien assez téméraire pour admettre cette interprétation, qui contredit évidemment les paroles de l'Apôtre. Ce passage attribue donc toute l'influence à Dieu. Ainsi il dispose la volonté de l'homme à recevoir son secours, et l'aide encore quand il l'a disposée. La bonne volonté précède plusieurs dons de Dieu chez l'homme, mais elle ne les précède pas tous, et, parmi ceux qu'elle ne devance pas, il faut la compter elle-même. Cette distinction des bienfaits de Dieu est nettement marquée dans les Ecritures; car, il y est dit, d'une part: « Sa miséricorde me préviendra (1) », et de l'autre: « Sa miséricorde me suivra ». En d'autres termes, elle va au-devant de notre volonté, afin de lui inspirer le désir du bien ; elle suit nos résolutions, afin qu'elles ne soient pas stériles. Il nous est enjoint « de prier pour nos ennemis (2) » les plus obstinés à ne pas vivre dans la piété; n'est-ce pas pour demander à Dieu de créer en eux le bon vouloir qui leur manque? On nous commande encore de demander pour recevoir; n'est-ce pas uniquement pour voir réaliser les désirs de notre volonté par l'auteur même de notre bonne volonté? Nous prions donc pour nos ennemis afin que la miséricorde de Dieu les prévienne avec la même bonté qu'elle nous a prévenus nous-mêmes; nous prions pour nous afin que la miséricorde ne cesse pas de nous accompagner.

CHAPITRE XXXIII. NÉCESSITÉ D'UN MÉDIATEUR: EN QUOI CONSISTE LA COLÈRE DE DIEU.

10. Le genre humain était donc tout entier enveloppé dans une juste condamnation: les hommes étaient tous les fils de la colère dont il a été écrit: « Parce que tous nos jours ont été remplis de péchés et que nos péchés ont provoqué votre colère, nos années seront considérées comme les toiles fragiles de l’araignée (3) ». C'est encore cette colère que Job désigne ainsi: « L'homme né de la femme est pauvre d'existence, mais riche de colère (1)» . Notre-Seigneur en parle également : « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle; celui qui ne croit point au Fils, n'a point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui (2)». Remarquons bien qu'il ne dit pas : « elle viendra », mais : « elle demeure sur lui », parce qu'elle naît avec l'homme. Voilà pourquoi l'Apôtre dit : « Nous aussi nous sommes nés comme les autres, fils de la colère (3) ». Les hommes étant donc tous enveloppés dans cette colère par suite du péché originel, aggravé encore par leurs fautes personnelles, il leur fallait un Médiateur pour les réconcilier avec Dieu et apaiser sa colère par l'offrande d'un sacrifice extraordinaire, dont- les sacrifices de l'ancienne loi et des prophètes n'étaient que l'ombre. C'est ce dogme qu'expose l'Apôtre quand il dit: « Si, lorsque nous étions encore ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant devenus ses amis, serons-nous délivrés par son sang de la colère divine (4) ».

Du reste, en parlant de la colère divine, on n'entend pas un mouvement passionné, analogue à celui qu'éprouve un homme irrité; c'est une métaphore destinée à désigner, par un mouvement du coeur humain, la vengeance divine toujours juste. Quand donc nous sommes réconciliés avec Dieu par notre Médiateur et que nous recevons l'Esprit-Saint qui nous transforme en fils du Seigneur, selon cette parole que « tous ceux qui sont dirigés « par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (5) », c'est une grâce que nous recevons par l'entremise de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

CHAPITRE XXXIV. DE L'INCARNATION DU VERBE. RÉFUTATION DES APOLLINARlSTES.

Le dogme du Médiateur exigerait un long développement qui répondit à la grandeur du sujet; mais le langage de l'homme peut-il s'élever à la sublimité de ce mystère? Comment trouver des paroles assez, hautes pour expliquer « que le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (6) », et pour nous initier à la foi en Jésus-Christ, Fils unique du Dieu tout-puissant, son Père, né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie? Le Verbe, en s'incarnant, a pris l'enveloppe de .la chair par un effet de sa puissance divine; il n'a pas transformé en chair sa divinité. Le mot chair n'est ici qu'une métonymie où l'on prend la partie pour le tout, et qui désigne l'homme, comme dans ce passage de saint Paul : « Nulle chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi (1) ». Car l'incarnation n'a laissé de,côté aucune partie de la nature humaine, le doute sur ce point serait un blasphème (2); mais elle a pris cette nature sans aucun des péchés qui l'entravent. Ce n'est point, il est vrai, l'homme fait de l'union des sexes, ouvrage de la concupiscence de la chair, et dès lors souillé du péché que doit purifier le bain de la régénération : non, c'est l'homme tel qu'il devait naître d'une Vierge, dont la foi, dégagée de toute passion, avait fécondé le chaste sein. Si le Christ, même dans sa puissance, eût altéré l’intégrité de sa Mère, il ne serait plus le Fils d'une Vierge; ce serait en vain, ô blasphème ! que la maternité virginale de Marie serait proclamée par l'Eglise entière, qui, vierge comme elle, et comme elle mère, enfante chaque jour ses membres. Veuille à ce sujet lire la lettre que j'ai adressée à un personnage illustre, Volusien; si je cite son nom, c'est autant par estime que par amitié (3).

CHAPITRE XXXV. JÉSUS-CHRIST EST TOUT ENSEMBLE DIEU ET HOMME.

Jésus-Christ, Fils de Dieu, est tout ensemble Dieu et homme : il est Dieu dans l'éternité, homme dans le temps; Dieu, parce qu'il est le Verbe de Dieu et « que le Verbe était Dieu (4) » ; homme, parce qu'il a rassemblé dans l'unité de sa personne divine une âme et un corps. Par conséquent il ne fait qu'un avec son Père (5), comme Dieu; comme homme, il voit son Père au-dessus de lui (6). Fils unique de Dieu par essence et non par grâce, il s'est fait Fils de l'homme pour devenir aussi plein de grâce. De ces deux natures s'est formée la personne unique du Christ, selon ces paroles de l'Apôtre « Etant de la nature de Dieu, il n'a point usurpé l'égalité avec Dieu », car il tenait ce privilège de sa nature; « mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'un esclave (7)», sans perdre toutefois sa nature divine ni se dégrader. C'est ainsi qu'il est devenu inférieur à Dieu sans cesser de lui être égal, un en deux natures, inférieur comme homme, égal si on considère en lui le Verbe. Le Fils de Dieu et le Fils de l'homme, le Fils de l'homme et le Fils de Dieu ne sont qu’une seule et même personne. Le Dieu et l'homme ne forment pas en lui un double Fils de Dieu : il est simplement Fils de Dieu; il n'a pas de commencement comme Dieu, il est né dans le temps, comme homme; son nom,c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ.

CHAPITRE XXXVI. LA GRACE ÉCLATE DANS L'HUMANITÉ DE JÉSUS-CHRIST.

11. Ce mystère fait éclater dans toute sa grandeur la grâce divine. Quel titre avait l'humanité unie à Jésus-Christ, pour mériter l'honneur sublime d'entrer dans l'unité personnelle du Fils de Dieu ? Avait-elle antérieurement mérité, par la pureté des intentions, l'enthousiasme pour le bien et la sainteté des actes, le privilège de former avec Dieu une seule personne ? Avait-elle déjà existé et obtenu par un mérite incomparable cette incomparable faveur ? Non : dès le premier instant de l'Incarnation, l'homme ne fut autre que le Fils de Dieu, et par suite ne forma avec lui qu'un Dieu, le Verbe divin s'étant incorporé à lui pour se faire chair. Ainsi, de même que l'homme n'est qu'une personne formée par l’union d'une âme et d'un corps, de même le Christ n'est qu'une personne formée par l'union du Verbe avec l'humanité. D'où vient donc cette glorification de la nature humaine, qu'elle né pouvait attendre de ses mérites et qui n'est évidemment qu'une pure faveur? La grâce infinie de Dieu n'apparaît-elle pas avec une évidence irrésistible dans ce mystère considéré avec les lumières de la foi, pour faire comprendre aux hommes qu'ils sont justifiés de leurs péchés par la grâce toute-puissante qui a préservé l'homme en Jésus-Christ du pouvoir même de pécher ? Cette pensée se révèle dans les paroles dont l'ange salua Marie, en venant lui annoncer le prodige de sa maternité: « Je vous salue, ô vous qui êtes pleine de grâce », dit-il, et il ajouta presque aussitôt : « Vous avez trouvé grâce devant Dieu (1) ». La plénitude de la grâce qu'elle a trouvée devant Dieu, voilà son titre à devenir mère de son Seigneur, ou plutôt du Seigneur de l'univers. Que dit Jean l'Evangéliste de Jésus-Christ lui-même ? « Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous» ; puis il ajoute immédiatement: «Nous avons vu sa gloire qui est celle du Fils unique de Dieu »,nous l'avons vu « plein de grâce « et de vérité ». A l'expression « le Verbe s'est « fait chair » correspondent les termes « plein de grâce»; «la gloire du Fils unique du Père » est l'attribut «de Celui qui est plein de vérité » : car le Verbe, fils de Dieu par nature et non par grâce, s'est uni si étroitement â l'humanité par la vertu de la grâce, qu'il est devenu en même temps le Fils de l'homme.

CHAPITRE XXXVII. LA NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST, EN TANT QU'ELLE EST L’ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT, EST UN EFFET DE LA GRACE.

En même temps qu'il est Fils unique de pieu, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. Or, l'Esprit- Saint est le don de Dieu, et, comme il est égal à son principe, il est Dieu lui-même et n'est inférieur ni au Père ni au Fils. Que prouve donc l'intervention de l'Esprit-Saint dans la naissance de Jésus-Christ comme homme, sinon le concours de la grâce? Aussi, que répondit l'ange à la Vierge, quand elle lui demanda comment s'accomplirait le mystère qu'il lui révélait , puisqu'elle ne connaissait point d'homme? « L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C'est pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (1) ». Et quand Joseph, qui avait respecté la virginité de Marie, résolut de la renvoyer comme adultère, que lui répondit l'ange? « Ne craignez pas de prendre chez vous Marie, votre épouse: car ce qui est né en elle, est l'ouvrage du Saint-Esprit (2) ». En d'autres termes, ce que vous regardez comme le fruit de l'adultère, n'est que l'œuvre du Saint-Esprit.

CHAPITRE XXXVIII. JÉSUS-CHRIST N'EST PAS LE FILS DU SAINT-ESPRIT , MAIS IL A MARIE POUR MÈRE.

12. Faut-il dire pour cela que l'Esprit-Saint est le Père de Jésus-Christ comme homme ? A ce titre, Dieu le Père aurait engendré le Verbe, l'Esprit-Saint aurait engendré l'homme, et Jésus-Christ, composé de ces deux substances, serait à la fois Fils de Dieu, comme Verbe, et comme homme, Fils du Saint-Esprit qui, jouant le rôle de père, aurait fécondé le sein d'une Vierge. Mais qui oserait soutenir une pareille erreur ? Il serait superflu de faire ressortir les conséquences révoltantes de cette proposition; elle est si révoltante en elle-même qu'aucune oreille fidèle ne saurait l'entendre sans horreur. Donc, ainsi que nous le reconnaissons dans le symbole, Jésus-Christ Notre Seigneur qui est «Dieu « de Dieu n et qui, comme homme, est né de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie, reste en l'une et l'autre nature Fils unique du Père tout-puissant dont procède le Saint-Esprit. Mais comment entendre que Jésus-Christ est né du Saint-Esprit s'il n'en a pas été engendré? Serait-ce parce qu'il est son ouvrage ? Car, si Jésus-Christ Notre-Seigneur est, comme Dieu, celui par qui tout a été créé (1), il a été créé lui-même dans son humanité « de la race de David selon la chair (2) », pour emprunter les paroles de l'Apôtre. Mais la créature que la Vierge a conçue et mise au monde n'est-elle pas l'ouvrage de la Trinité tout entière, bien qu'elle n'appartienne qu'à la personne du Fils ? La Trinité, dans ses actes, n'offre-t-elle pas une union indissoluble ? Comment donc attribuer uniquement cet ouvrage à l'Esprit-Saint? Ne faut-il pas voir le concours de la Trinité dans l'oeuvre attribuée à une personne divine ? Cette dernière explication est la vraie, et nous pourrions citer à l'appui une foule d'exemples: mais pourquoi nous arrêter plus longtemps sur ce point ? Ce qui trouble la raison, c'est de savoir comment Jésus-Christ est né du Saint-Esprit, sans être son Fils à aucun titre. Dieu a créé le monde est-ce donc une raison pour dire que le monde est Fils de Dieu et qu'il est né de lui ? Non ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a été créé, tiré du néant, produit ou formé par la puissance divine (3). Cependant nous reconnaissons dans le Symbole que Jésus-Christ est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie : puisqu'il est né de tous deux, comment ne serait-il pas le Fils du Saint-Esprit et de la Vierge Marie ? Voilà le point difficile à expliquer. car le Saint-Esprit n'est pas son père, au même titre que l'Incarnation est nettement distinguée de cette immanation divine qui est le principe du Panthéisme. Marie est sa Mère; c'est une chose certaine.

CHAPITRE XXXIX. L'ORIGINE NE SUPPOSE PAS NÉCESSAIREMENT LA FILIATION.

On aurait donc tort d'admettre en principe que tout être produit par un autre doit s'appeler son. fils. Je ne m'arrêterai pas ici à faire observer que l'homme se reproduit dans un fils d'une autre manière qu'il voit les cheveux croître sur sa tête, les vers mêmes pulluler dans son corps : ce serait rabaisser par une indigne comparaison la majesté de mon sujet ; mais s'avisera-t-on d'appeler fils de l'eau les fidèles qui naissent de Peau et de l'Esprit-Saint ? Non; on leur donne Dieu pour père et l'Eglise pour mère. Voilà comment Jésus-Christ, quoique né du Saint-Esprit, n'est pas son Fils, mais celui de Dieu. Produire et donner naissance à un fils sont choses fort différentes; j'ai voulu faire sentir cette distinction en prenant les cheveux pour terme de comparaison. J'ajoute qu'on peut porter le nom de fils sans y avoir droit par sa naissance : tel est un fils adoptif; et quand on appelle les méchants fils de l'enfer, on ne dit pas qu'ils sont sortis de l'enfer, mais qu'ils sont destinés à y tomber, de même qu'on nomme fils du royaume céleste les fidèles auxquels il est réservé.

CHAPITRE XL. LA NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST PAR L'OPÉRATION DU SAINT-ESPRIT RÉVÈLE LA GRACE QUI A UNI LE VERBE A L'HUMANITÉ DANS UNE SEULE PERSONNE.

Si donc il n'est pas nécessaire qu'un être soit le fils de celui dont il est né, et qu'on peut même porter le nom de fils sans y avoir droit par sa naissance, Jésus-Christ, en tant qu'il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, sans avoir l'un pour père comme il a l'autre pour mère, est une preuve éclatante de la grâce divine : c'est par elle en effet que l'humanité de Jésus-Christ, sans aucun mérite antérieur, a formé, dès le premier instant de son existence, une union personnelle avec le Verbe si indissoluble, que le Fils de Dieu est devenu inséparable du fils de l'homme, et le fils de l'homme du Fils de Dieu: ainsi l'incarnation a rendu comme naturelle à l'Homme-Dieu la grâce qui éloignait de lui tout péché. Or, cette (17) grâce devait être marquée par le. Saint-Esprit qui, tout en étant Dieu par essence, est néanmoins appelé le « don de Dieu (1) ». Pour développer suffisamment ce sujet, (mais en sommes-nous capables?) il faudrait beaucoup de temps.

CHAPITRE XLI. JÉSUS-CHRIST, PÉCHÉ.

13. Jésus-Christ ayant été conçu et formé en dehors des voluptés toutes sensuelles de la concupiscence, n'avait pu contracter la tache du péché originel; intimement lié par un mystère ineffable de la grâce, au Verbe, Fils unique du Père par essence, et non par grâce, et ne faisant avec lui qu'une personne indivisible, il ne pouvait contracter de péché : cependant sa ressemblance avec la chair de péché dont il était enveloppé, lui a fait donner le nom du péché qu'il devait expier par son sacrifice (2). En effet, dans l'ancienne loi les sacrifices offerts pour les péchés s'appelaient eux-mêmes « péchés » (3), et Jésus-Christ est réellement ce sacrifice dont les anciens n'étaient que le symbole. Voilà pourquoi l'Apôtre après avoir dit : «Nous vous supplions au nom de Jésus-Christ de vous réconcilier avec Dieu », ajoute aussitôt : « Car Dieu a rendu péché pour nous Celui qui n'en avait commis aucun, afin que nous devinssions en lui justice de Dieu (4) ». Suivant une variante de certains exemplaires incorrects, l'Apôtre aurait dit: « Celui qui n'avait commis aucun péché a fait le péché pour nous », comme si Jésus-Christ fût devenu pécheur pour nous sauver ! Non, l'Apôtre dit que Dieu avec qui nous devons nous réconcilier « a rendu péché pour nous Celui qui n'avait pas commis le péché», en d'autres termes, a fait de Jésus-Christ la victime de nos péchés- pour, nous réconcilier avec lui par les mérites de ce sacrifice. Jésus-Christ est donc devenu péché, afin que nous devenions justice, non la nôtre, mais celle de Dieu, non en nous-mêmes, mais en lui; le péché est notre ouvrage et non le sien; ce n'est pas en lui, mais en nous qu'il résidait, il n'en avait que les dehors sous cette chair de péché dans laquelle il a été crucifié. Ainsi, innocent de tout péché, il mourait pour ainsi dire au péché en mourant dans la chair qui en offrait toutes les apparences; pur dans sa vie de la tache primitive du péché, il nous a arrachés à la mort où le péché nous avait plongés, et rendus à la vie nouvelle qu'il a marquée du sceau de sa résurrection.

CHAPITRE XLII LE BAPTÊME.

Le sacrement du baptême opère en nous les effets puissants de ce mystère : tous ceux qui reçoivent cette grâce meurent au péché, comme on dit de Jésus-Christ qu'il est mort à la forme du péché en mourant à la chair; et ils sortent du bain sacré avec une vie nouvelle, comme il sortit lui-même du tombeau par sa résurrection, et cela, quel que soit l'âge qu'ils aient déjà atteint.

CHAPITRE XLIII. PÉCHÉS EFFACÉS DANS LE BAPTÊME.

Depuis l'enfant nouveau-né jusqu'à l'homme cassé de vieillesse, tous doivent être admis au baptême, parce que tous y meurent au péché; l'enfant meurt au péché originel, et les personnes plus âgées meurent de plus à tous les péchés qu'elles ont ajoutés à celui de leur naissance par les fautes de leur vie.

CHAPITRE XLIV. LE SINGULIER POUR LE PLURIEL ET RÉCIPROQUEMENT.

En disant ici que ces personnes elles-mêmes meurent au péché dans le baptême, on ne parle pas d'un. seul péché : car il est hors de doute que le baptême efface tous ceux qu'elles ont commis par pensées, paroles ou actions ; on prend le singulier pour le pluriel par une figure de mots bien connue. « Ils remplissent les flancs du monstre d'un soldat armé », dit Virgile (1), ce qui ne peut s'entendre ici que d'une troupe de soldats. On lit également dans les saintes Lettres : « Prie donc le Seigneur d'éloigner de nous le serpent (2)», expression qui désigne la multitude des serpents dont le peuple était tourmenté. Les exemples analogues sont innombrables. Réciproquement, on désigne le péché originel par un nombre pluriel, en disant qu'on baptise les nouveau-nés pour la rémission de leurs péchés : ici on emploie le pluriel pour le singulier. C'est ainsi que l'Evangile dit, en faisant allusion à la mort d'Hérode : « Ceux qui cherchaient la vie de l'enfant sont morts (1) ». On trouve également dans l'Exode : «Ils se sont fait des dieux d'or (2) », quoiqu'ils n'eussent élevé qu'un seul veau d'or. Les Israélites eux-mêmes en s'écriant «Voilà tes dieux, Israël, ce sont eux qui t'ont tiré de l'Egypte (3) », prenaient le pluriel pour le singulier.

CHAPITRE XLV. LE PÉCHÉ ORIGINEL EST COMPLEXE.

Toutefois ce péché « qu'un seul homme a introduit dans le. monde et qui a ensuite passé dans tous les hommes (4)», et qui rend le baptême nécessaire, même aux nouveau-nés, ce péché, dis-je, est très complexe; on y découvre, en l'analysant, une foule de péchés : l'orgueil, parce que l'homme a préféré l'indépendance à la soumission aux lois divines; le sacrilège, parce qu'il n'a pas cru à la parole de Dieu; l'homicide, parce qu'il s'est précipité lui-même dans la mort; l'adultère spirituel, parce que .la pureté de l'esprit humain a été corrompue par l'éloquence insidieuse du serpent; le larcin, parce qu'il a mis la main sur un aliment qui lui avait été interdit; la cupidité, parce que ses désirs ont été au-delà de ses besoins; bref, ce péché en renferme peut-être une foule d'autres encore que ferait aisément ressortir une analyse Plus approfondie.

CHAPITRE XLVI.. LE PÉCHÉ ORIGINEL N'EST PAS LE SEUL QUI SE TRANSMETTE AVEC LE AVEC LE SANG.

C'est une opinion assez plausible que les enfants sont impliqués par leur naissance dans la faute de nos premiers parents et tout ensemble dans les iniquités de la famille dont ils sortent, car ils sont soumis à cet arrêt divin : « Je poursuivrai sur les fils l'impiété des pères (5) », aussi longtemps qu'ils n'ont pas été admis à la régénération du Nouveau Testament. C'est ce bienfait que révélait le prophète Ezéchiel, lorsqu'il annonçait que les fils n'hériteraient plus des crimes de leurs pères, et qu'Israël verrait un jour se démentir le proverbe. « Les pères ont mangé du raisin vert et les dents de leurs fils en ont été agacées (1) ». Ainsi on renaît pour être purifié de toutes les fautes qu'on apporte en naissant; car les péchés que l'on commet après le baptême ont la pénitence pour remède. La régénération n'a donc été établie que pour réparer les défauts de la naissance ; et cela est si vrai que le prophète, quoique issu d'un mariage légitime, a pu dire : « J'ai été conçu dans les iniquités et c'est au milieu des « péchés que ma mère m'a nourri dans ses entrailles (2) ». Il ne dit :pas dans l'iniquité ou le péché, si justes que soient ces expressions : le pluriel lui semble préférable: Pourquoi ? C'est que le péché qui s'est communiqué à tous les hommes, et qui, par son énormité, a si complètement altéré la nature humaine qu'elle a été condamnée à mourir, renferme en lui-même, comme je viens de te dire, une multitude de péchés; c'est que les fautes personnelles des pères, sans vicier la nature aussi profondément, ne laissent pas de peser sur leur race, à moins que la miséricorde de Dieu ne l'affranchisse par une faveur toute gratuite.

CHAPITRE XLVII. A QUELLE GÉNÉRATION S'ARRÊTE LA TRANSMISSION DES FAUTES.

Les fautes des ancêtres, dont la suite remonte jusqu'à Adam, soulèvent une question qu'il n'est pas inutile d'examiner; la voici . l'enfant à sa naissance est-il enveloppé dans le réseau des fautes et dés crimes de ceux qui l'ont précédé, de telle sorte que son origine sait d'autant plus corrompue qu'il compte une plus longue suite d'aïeux; ou bien la vengeance que Dieu menace d'exercer sur la postérité d'un père coupable s'arrête-t-elle à la troisième ou à la quatrième génération? Dans ce cas, Dieu ne voudrait pas étendre plus loin les effets de sa justice et la tempérerait par sa miséricorde, pour ne pas aggraver le châtiment éternel que subirait cette race infortunée si elle ne recevait pas le bienfait de la régénération : la responsabilité serait trop lourde, si les enfants contractaient dans leur naissance les fautes de tous leurs aïeux depuis l'origine du monde, et étaient condamnés à en porter la peine. Sur une question si grave, l’Ecriture interrogée avec attention donnerait peut-être une autre réponse; mais je ne pourrais ni l'affirmer ni le nier. Ce serait de ma part une témérité.

CHAPITRE XLVIII. LE PÉCHÉ ORIGINEL NE PEUT ÊTRE EFFACÉ QUE PAR JÉSUS-CHRIST.

14. Quant au péché qui fut commis dans le séjour et au sein de la plus haute félicité, et qui, par son excès même, entraîna la condamnation du genre humain dans son auteur et pour ainsi dire dans sa racine, il ne peut être expié et effacé que par Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et l'homme (1) : car Jésus-Christ seul a pu naître sans avoir besoin d'être régénéré.

CHAPITRE XLIX. LE BAPTÊME DE JEAN N'AVAIT PAS LA VERTU DE RÉGÉNÉRER.

En effet, le baptême de Jean, que reçut Jésus lui-même, n'avait pas la vertu de régénérer; seulement le ministère du précurseur qui avait dit : « Préparez la voie du Seigneur (2) avait pour but de préparer la venue de Celui qui seul pouvait donner aux hommes une vie -nouvelle. Car Jésus-Christ ne baptise pas seulement dans l'eau, comme Jean, mais encore dans le Saint-Esprit (3) ; afin que tous ceux qui croient en lui soient régénérés par le Saint-Esprit qui, ayant engendré Jésus-Christ, l'a soustrait à la nécessité de renaître. Aussi le Père fit-il entendre cette parole : « Voilà celui que j'ai engendré aujourd'hui (4) », et par là il ne faut pas entendre le jour où Jésus-Christ lut baptisé, mais le jour sans fin de l'immobile -éternité; Dieu révélait ainsi que l'humanité dont il parlait était unie à la personne de son Fils unique; car le jour qui n'a ni veille ni lendemain ne peut s'exprimer que par aujourd'hui. En recevant le baptême des mains de Jean, Jésus ne se purifiait dans l'eau d'aucune iniquité : il voulait donner un grand exemple d'humilité. Le baptême ne trouvait aucune tache à effacer en lui, de même que la mort ne trouvait en lui aucun crime à punir : de la sorte, le démon vaincu et accablé par l'innocence éclatante plutôt que par le pouvoir de Jésus-Christ, fut légitimement condamné à perdre, par l'injuste mort qu'il fit souffrir à la victime sans péché et sans tache; les âmes que le péché soumettait à son empire. Si donc Jésus-Christ s'est soumis au baptême comme à la mort, c'est pour remplir le ministère que lui traçait sa compassion pour les hommes, sans qu'il y fût contraint par une nécessité qui le rendait lui-même digne de pitié : un seul homme avait introduit le péché dans le monde, c'est-à-dire dans la nature humaine, un seul homme devait l'effacer.

CHAPITRE L. JÉSUS-CHRIST EFFACE TOUS LES PÉCHÉS.

Toutefois il y a une différence : l'un n'avait introduit qu'un péché dans le monde, l’autre détruit avec ce péché tous ceux qui s'y ajoutent. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Il n'en est pas du don comme du péché venu par un seul; car le jugement de condamnation vient d'un seul, tandis que la grâce de la justification délivre d'un grand nombre de péchés ». En effet, le péché originel suffit pour faire encourir la damnation : la grâce au contraire justifie non seulement du péché commun à tout le genre humain; mais encore des péchés particuliers à chaque homme.

CHAPITRE LI. NÉCESSITÉ D'ÊTRE RÉGÉNÉRÉ EN JÉSUS-CHRIST.

L'Apôtre ajoute : « De même que par le péché d'un seul tous les hommes ont été condamnés à mort, ainsi, par la justice d'un seul tous ont été justifiés pour mener une vie immortelle (1)». Et par là il révèle clairement que tous les fils d'Adam sont soumis a sa condamnation et qu'ils n'y échappent que par leur régénération en Jésus-Christ.

CHAPITRE LII. LE BAPTÊME EST LA FIGURE DE LA MORT ET DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.

Après avoir exposé, dans les limites et selon le plan de son épître, comment la grâce d'un seul a justifié ceux que le péché d'un seul avait fait condamner, l'apôtre célèbre dans la croix de Jésus-Christ le mystère auguste du saint baptême en nous faisant comprendre que le baptême en Jésus-Christ n'est que la figure de sa mort, et que sa mort sur la croix n'est que l'image de la rémission du péché ; à sa mort réelle correspond aussi la rémission effective de nos péchés, et à sa résurrection véritable, la vraie justification de nos âmes. Ecoutons ses paroles : « Que dirons-nous donc ? Devons-nous demeurer dans le péché pour faire abonder la grâce? » Il avait dit en effet plus haut: « Où le péché a abondé, a surabondé la grâce (1) ». On voit bien qu'il se demande, s'il faut persévérer dans le péché, parce que la grâce s'est multipliée avec les fautes. Il répond : « A Dieu ne plaise », et continue ainsi: «Puisque nous sommes morts au péché, comment pourrions nous encore y vivre?» Puis, pour montrer que nous sommes morts au péché: « Ignorez-vous donc, s'écrie-t-il, que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été baptisés dans sa mort ? » Si donc le baptême en Jésus-Christ n'est que la figure de la mort au péché, les enfants que l'on baptise en Jésus-Christ meurent au péché: car ils sont baptisés dans l'image de sa mort. C'est à tous sans exception que s'applique ce passage: « Nous tous qui avons été baptisés, nous avons été baptisés dans sa mort ». Nous mourons donc au péché dans le baptême ; c'est tout ce que l'apôtre veut prouver. Or, à quel péché l'enfant peut-il mourir en se régénérant, sinon au péché qu'il tient de sa naissance ? Il faut donc aussi appliquer aux nouveau-nés les paroles suivantes: « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir avec lui, afin que, de même que Jésus-Christ est ressuscité par la puissance de son Père, nous marchions aussi après notre résurrection dans les voies d'une vie toute-nouvelle. Car, si nous avons été entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par la ressemblance de sa résurrection. Ainsi mettons-nous bien dans l'esprit que notre vieil homme a été crucifié avec Jésus-Christ, afin que le corps du péché soit détruit, et que nous ne soyons plus les esclaves du péché. En effet, celui qui est mort est délivré du péché. Si donc nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous devons croire que nous vivrons toujours avec lui, puisque nous a savons que Jésus-Christ ressuscité ne meurt plus et que la mort n'aura plus sur lui aucun empire. Car, pour ce qui concerne la mort, il n'est mort qu'une fois, afin d'expier nos péchés ; maintenant qu'il vit, il vit pour Dieu. Aussi vous devez vous considérer comme morts au péché et ne vivant plus que pour Dieu en notre Seigneur Jésus-Christ (1) » . L'apôtre avait entrepris de prouver que nous ne devons pas persévérer dans le péché, afin de voir la grâce se multiplier avec nos fautes « Puisque nous sommes morts au péché, avait-il dit , comment pourrons-nous encore y vivre?» Puis, pour montrer que nous étions morts au péché, il avait ajouté: « Ignorez-vous donc que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ , nous avons été baptisés en sa mort ? » Ainsi la fin de son discours répond au commencement: il nous a présenté en effet le trépas de Jésus-Christ comme n'étant qu'une mort au péché et par conséquent à la chair dont il avait pris l'enveloppe et qui avait été appelée péché parce qu'elle en offrait tous les dehors. C'est donc à tous ceux qui sont baptisés en Jésus-Christ-, quel que soit leur âge, que s'adressent ces paroles : « Considérez-vous comme morts au péché », à l'exemple de Jésus-Christ, « et ne vivant plus que pour Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur ».

CHAPITRE LIII. LA CROIX, LA SÉPULTURE, LA RÉSURRECTION, L'ASCENSION DE JÉSUS-CHRIST, SYMBOLES DE LA VIE CHRÉTIENNE.

A ce titre, le crucifiement de Jésus-Christ, sa sépulture,sa résurrection le troisième jour, son ascension au ciel, où il est assis à la droite du Père, tous ces événements réels, et qu'on ne doit pas regarder comme de simples allégories , sont des symboles mystiques de la vie chrétienne ici-bas. Qu'est-il dit de son crucifiement? « Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises (2) » ; de sa sépulture? « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir avec lui » ; de sa résurrection ? » De même « que Jésus-Christ est ressuscité par la puissance de son Père, de même nous devons marcher après notre résurrection dans les voies d'une vie toute nouvelle » ; de son ascension au ciel où il est assis à la droite du Père ? « Si donc vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite du Père: n'ayez de goût que pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre : car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (3) ».

CHAPITRE LIV. LE JUGEMENT DERNIER.

Quant à l'article du Symbole qui nous oblige à croire que Jésus-Christ descendra du ciel pour juger les vivants et les morts, il n'offre plus la même analogie avec les actes de notre vie : il a pour objet non le passé, mais l'avenir tel qu'il doit se réaliser à la consommation des siècles. C'est dans ce sens que parle l'Apôtre quand il ajoute: « Lorsque Jésus-Christ paraîtra, lui qui est votre vie, vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire (1) ».

CHAPITRE LV. DOUBLE SENS DE L'EXPRESSION : LES VIVANTS ET LES MORTS.

On peut entendre de deux manières l'expression de vivants et de morts. Les vivants peuvent en effet désigner ceux qui, à l'instant du jugement, seront encore dans les liens de la chair; et les morts, ceux qui se sont déjà séparés du corps ou doivent s'en séparer, avant l'arrivée du souverain Juge : ou bien les vivants représentent les justes ; et les morts, les méchants, puisque les justes seront également jugés. Tantôt ce mot jugement a un sens terrible, comme dans ce passage : « Ceux qui auront fait le mal, ressusciteront pour être jugés (2)». Tantôt il se prend en bonne part, comme en cet autre endroit : « O Dieu, sauvez-moi en votre nom et jugez-moi dans votre puissance (3) ». Le jugement de Dieu en effet aura pour but de séparer les bons d'avec les méchants, afin que, délivrés du mal et arrachés à la peine qui attend les coupables, les justes soient rassemblés à la droite (4). Aussi le prophète David s'écriait-il : « Jugez-moi, ô mon Dieu », ajoutant, comme pour expliquer sa pensée : et «séparez ma cause de celle d'un peuple impie (5) ».

CHAPITRE LVI. DE L'ESPRIT-SAINT ET DE L'ÉGLISE. — RAPPORTS DE L'ÉGLISE TRIOMPHANTE ET DE L'ÉGLISE MILITANTE.

45. Après avoir formulé en peu de mots, comme l'exige un symbole, notre foi en Jésus-Christ Notre-Seigneur, Fils unique de Dieu, nous ajoutons que nous croyons au Saint-Esprit, afin de réunir les trois personnes de la Trinité, qui est Dieu même : ensuite nous nommons la sainte Eglise. Rien de plus logique: la créature raisonnable et faisant partie de la Jérusalem libre (1), devait être nommée après le Créateur, je veux dire la Trinité souveraine; car tout ce qui vient d'être rapporté sur l'humanité de Jésus-Christ devait l'être ici, puisqu'il n'y a qu'une personne dans le Fils unique de Dieu. L'ordre naturel exigeait donc qu'on associât dans le Symbole l'Eglise à la Trinité ; c'était unir la maison à celui qui l'occupe, le temple à la divinité, la ville au fondateur. Or, il est ici question, non-seulement de l'Eglise qui voyage sur cette terre, qui loue le nom du Seigneur du couchant à l'aurore (2), et chante un cantique nouveau après sa délivrance de la captivité d'autrefois, mais encore de l'Eglise céleste, qui est restée fidèle au Dieu son créateur et qui n'a jamais éprouvé les suites funestes de la déchéance. Cette Eglise bienheureuse se compose des saints anges et assiste, comme elle le doit, sa soeur en voyage : elles doivent se réunir un jour dans l'éternité, et déjà elles ne font qu'un, grâce à la charité qui les unit; c'est une seule Eglise établie pour adorer un seul Dieu. Aussi ne veut-elle ni dans son universalité ni dans l'une de ses parties, recevoir les honneurs divins . elle refuse de voir un Dieu dans tout ce qui fait partie du temple que le Dieu incréé a formé des êtres divins créés par lui.

Si donc le Saint-Esprit était créature au lieu d'être créateur, il serait sans contredit une créature raisonnable, car celle-ci est la première des créatures; dès lors, il ne viendrait pas avant l'Eglise, dans le Symbole de la foi, puisqu'il ferait lui-même partie de l'Eglise qui est dans les cieux; et, loin d'avoir un temple, il concourrait lui-même à former le temple divin. Or, il a son temple que désigne l'Apôtre quand il dit : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint, qui réside en vous, que vous avez reçu de Dieu? » Il avait dit plus haut : « Ignorez-vous que nos corps sont les membres de Jésus-Christ (3) ? » Puisque le Saint-Esprit a un temple, comment ne serait-il pas Dieu ? Peut-il être inférieur à Jésus-Christ, dont il a les membres pour temples? D'ailleurs entre le temple de Dieu et celui du Saint-Esprit il n'y a pas de différence, puisque l'Apôtre, après avoir dit: « Ignorez-vous que votre corps est le temple de Dieu », ajoute pour le prouver: «Et que l'Esprit de Dieu habite en vous (1)? » Il y a donc un temple où habite Dieu, c'est-à-dire où résident avec le Saint-Esprit le Père et le Fils, puisque ce dernier en parlant de son corps qui l'a rendu chef de l'Eglise ici-bas, « afin qu'en toutes choses il ait le premier rang (2) », a dit : « Abattez ce temple et je le rebâtirai en trois jours (3) ». Ce temple où réside Dieu, en d'autres termes, la Trinité tout entière, est la sainte Eglise, embrassant tout le ciel et la terre dans son universalité.

CHAPITRE LVII. BONHEUR INALTÉRABLE DE L'ÉGLISE DU CIEL.

Que pourrions-nous dire de l'Eglise céleste, sinon: qu'elle ne renferme pas de méchants et que personne n'y fut ou n'y sera jamais dégradé, depuis le jour où « Dieu, sans épargner les anges qui avaient péché, les a précipités dans l'abîme ténébreux où ils sont enchaînés pour être tourmentés et tenus comme en réserve jusqu'au jour du jugement (4) ».

CHAPITRE LVIII. HIÉRARCHIES DES ANGES.

Et comment décrire cette heureuse société d'en haut? Quels sont les traits qui distinguent les anges et établissent entre eux une hiérarchie? Le nom d'ange est commun à tous les esprits célestes, et l'apôtre Paul nous le révèle clairement dans ce passage : « A qui des anges Dieu- a-t-il jamais dit : Asseyez-vous à ma droite (5) ? » Cependant il y a parmi eux des archanges; ces archanges se confondent-ils avec les vertus? Quand le psalmiste a dit : « Louez le Seigneur, vous tous qui êtes ses anges; louez-le, vous tous qui, êtes ses vertus .(6) »., ne faut-il-voir dans ces vertus que les archanges eux-mêmes? Quelle différence y a-t-il entre les trônes, les dominations, les principautés, les puissances, ce qui semble constituer pour l'Apôtre toute la hiérarchie céleste (7)? Réponde qui pourra à ces questions, surtout en n'avançant rien sans le prouver pour moi j'aime mieux reconnaître ici mon ignorance. Je ne sais même pas si le soleil, la lune et les autres astres font partie de la société des anges; , pour un grand nombre de personnes ce ne sont que des corps lumineux privés de sentiment et d'intelligence.

CHAPITRE LIX. DE LA FORME SOUS LAQUELLE LES ANGES ONT APPARU.

Comment expliquer encore quelle est la forme dont les anges se revêtent pour se manifester aux hommes? Tantôt ils ont un corps visible et même palpable; tantôt, au contraire, ils se découvrent par un effet tout spirituel, non aux yeux du corps, mais à ceux de l'âme, se placent au dedans et s'y font entendre sans que l'oreille soit frappée au dehors,, témoin le prophète : « L'ange qui parlait au-dedans de moi, me dit (1) ». Remarquez l'expression « au dedans de moi » ; il ne dit pas que l'ange lui adressait la parole. Quelquefois même ils apparaissent pendant le sommeil et parlent en faisant la même impression qu'un songe; on lit en effet dans l'Evangile : «Voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit (2) ». Dans ces sortes de visions, les anges n'apparaissent pas évidemment sous une enveloppe matérielle; de là., une question fort difficile : c'est de savoir comment les patriarches ont pu leur laver les pieds (3), ou comment Jacob a soutenu avec l'un d'eux une lutte si terrible (4). Quand on soulève ces difficultés et qu'on cherche à les expliquer par des hypothèses, dans la mesure de ses forces, on peut y trouver un utile exercice d'esprit; mais il faut mettre une sage réserve dans cet examen, et se garder de tout préjugé systématique. Est-il donc si nécessaire d'affirmer, de nier, de définir et de distinguer dans des questions que l'on pourrait ignorer sans péril ?

CHAPITRE LX. ARTIFICES DE SATAN POUR SE DÉGUISER EN ANGE DE LUMIÈRE.

16. Un point plus essentiel, c'est de savoir. reconnaître les artifices qu'emploie Satan pour se transformer en ange de lumière (5) : ses séductions pourraient nous entraîner dans quelque abîme. Produit-il sur les sens une illusion sans ébranler l'esprit ni l'écarter des principes dont la lumière guide la conduite de toute âme fidèle ? La piété n'est exposée à aucun danger. Contrefait-il dans ses actes ou dans ses paroles la sainteté des anges? Son hypocrisie, quand même-nous en serions dupes, ne ferait courir à la foi chrétienne aucun péril. Mais, lorsqu'il, cherche à nous conduire à ses fins sous le masque de la vertu, il faut alors déployer l'attention la plus vigilante pour reconnaître ses pièges et pour ne point se laisser entraîner sur ses pas. Et qui pourrait échapper à ses ruses infernales sans l'inspiration et le secours d'en haut? Cette lutte périlleuse a donc un avantage : c'est d'avertir l'homme de ne pas se fier à ses propres forces ou à celles d'autrui et de n'avoir recours qu'à Dieu, soutien universel de ses enfants. Rien n'est plus salutaire que cette défiance aux yeux de tout homme véritablement religieux.

CHAPITRE LXI. JÉSUS-CHRIST N'EST PAS MORT POUR LES ANGES. EN QUOI LA RÉDEMPTION TOUCHE-T-ELLE LES ANGES.

Pour en revenir à l'Eglise formée par les saints anges et les vertus de Dieu, ses grandeurs nous seront révélées quand nous lui serons enfin incorporés, et que nous participerons à sa félicité inaltérable. Si nous connaissons mieux celle qui voyagé ici-bas, c'est que nous en sommes membres et qu'elle se compose d'hommes semblables à nous. C'est pour elle que le Médiateur, innocent de tout péché, a payé la rançon du péché; c'est elle qui peut dire : « Si Dieu est pour nous, qui est contre nous? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous (1) » : car Jésus-Christ n'est point mort pour les anges. Cependant ils prennent part aux bienfaits de cette mort; les hommes qu'elle a rachetés et délivrés du mal, se réconcilient en quelque sorte avec eux et font cesser la division que le péché avait mise entre le ciel et la terre; de plus, la rédemption remplit les vides que la révolte avait produits dans les rangs des anges.

CHAPITRE LXII. JÉSUS-CHRIST PRINCIPE D'UNION ET DE PAIX.

Eclairés par la divinité, dont l'éternelle contemplation fait leur bonheur, les saints anges savent le nombre des élus que doit fournir le genre humain pour rétablir la cité céleste, dans son intégrité primitive. Voilà pourquoi l'Apôtre dit : « Qu'en Jésus-Christ et par Jésus-Christ tout est réparé au ciel et sur la terre (1) » ; au ciel, puisque ceux qui doivent y remplacer les anges déchus sont prélevés sur le genre humain; sur la terre, puisque les hommes prédestinés à la vie éternelle sont affranchis de la corruption originelle et régénérés. C'est ainsi que par un seul sacrifice, représenté dans l'ancienne loi sous une multitude de victimes symboliques, le Médiateur réconcilie le ciel avec la terre, la terre avec le ciel, « parce qu'il a plu à Dieu, dit l'Apôtre, de renfermer en lui la plénitude de toutes choses, de réconcilier toutes choses en lui et par lui, pacifiant par le sang qu'il a répandu sur la croix ce qui est sur la terre et ce qui est dans le ciel (2) »

CHAPITRE LXIII. LA PAIX DU ROYAUME DES CIEUX DÉPASSE TOUTE INTELLIGENCE.

« Cette paix de Dieu, comme il est écrit, dépasse toute intelligence (3) » ; nous n'en concevrons l'idée que dans le ciel. Qu'est-ce en effet que la paix dans le ciel, sinon l'accord rétabli entre le ciel et la terre ? Dans le ciel, il règne une paix inaltérable : rien n'y trouble l'accord des esprits créés, soit entre eux soit avec le Créateur. « Cette paix, qui dépasse toute intelligence », n'est insaisissable que pour nous : elle n'est pas au dessus de l'intelligence des anges qui contemplent éternellement la face du Père. Quant à nous, si hautes que soient nos conceptions , nous n'apercevons qu'imparfaitement les choses, et nous ne voyons « Dieu que comme dans un miroir et à travers des énigmes » ; mais quand « nous serons devenus les égaux des anges (4) », nous le verrons, comme ces bienheureux esprits, face à face : nous serons unis avec eux dans les mêmes sentiments de paix, parce que nous les aimerons autant qu'ils nous aiment. En ce jour nous connaîtrons la paix qui règne parmi les anges, parce que celle dont nous jouirons sera aussi pure, aussi profonde, et ne dépassera plus nos conceptions. Je ne parle pas ici des sentiments de paix qui animent Dieu pour les anges : ni leur coeur ni le nôtre ne saurait en mesurer l'étendue. Car si le bonheur de toute créature intelligente, appelée à la vie heureuse, dépend de Dieu, Dieu trouve en lui-même sa félicité. Il vaut donc mieux ne faire exception que pour Dieu dans ce passage « La paix de Dieu dépasse toute intelligence » . Au-dessus de la portée des saints anges, ce mystère ne peut dépasser celui qui en est le principe et l'auteur.

CHAPITRE LXIV. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS.

17. Toute division s'efface entre nous et les anges, même dès ici-bas, quand nos péchés nous sont remis. Aussi l'article du Symbole relatif à l'Eglise est-il immédiatement suivi du dogme de la rémission des péchés. C'est par là que subsiste l'Eglise qui est sur la terre, et qu'on ne voit pas périr sans ressources « ce qui avait été perdu et ce qui s'est retrouvé (1) ». Quoiqu'on ait reçu le baptême, destiné à effacer par sa vertu régénératrice le péché originel et tout ensemble les péchés actuels qu'on aurait commis antérieurement par pensées, par paroles ou par action; quoique, dis-je, on ait reçu ce bienfait incomparable, qui est le principe d'une vie nouvelle et l'expiation de toute faute personnelle ou héréditaire; cependant on ne saurait vivre après avoir atteint l'âge de raison, sans la grâce de la rémission des péchés, si féconde que soit la conduite en actes de justice. En effet, les fils de Dieu, pendant leur vie périssable, ne cessent de lutter contre la mort. On a dit avec raison « que tous ceux qui se laissent régir par l'Esprit de Dieu sont ses enfants (2) » ; toutefois ils ne sauraient être gouvernés par l'Esprit-Saint ni marcher dans la voie des enfants de Dieu sans s'abandonner de temps en temps, comme les enfants de l'homme, à la pente de leur propre esprit, sous l'impulsion « de cette chair corruptible (3) » et des passions : voilà comment ils tombent dans le péché. Mais les péchés diffèrent selon leur gravité, et si tout crime est un péché, il s'en faut bien que tout péché soit un crime. On peut donc dire que les saints, tant qu'ils sont sur la terre, mènent une vie pure de tout crime; « mais si nous prétendions que nous sommes sans péchés, nous nous tromperions nous-mêmes et la vérité ne serait point avec nous (4) ».

CHAPITRE LXV. QUELS CRIMES REMET L'ÉGLISE EN DEHORS DE L'ÉGLISE LES PÉCHÉS NE PEUVENT ÊTRE REMIS.

La sainte Eglise a-t-elle le pouvoir de remettre les crimes les plus énormes? Oui; sans. doute, et il ne faut pas désespérer de la miséricorde divine, si la pénitence est proportionnée au péché. Eût-on commis un crime assez grave pour être excommunié, la pénitence doit moins se mesurer à la durée qu'à la vivacité même du repentir: « car Dieu ne dédaigne pas un coeur contrit et humilié (1) ». Cependant, le repentir étant un sentiment tout intérieur et qui d'ordinaire ne se révèle pas au dehors par les paroles on autres signes, de sorte qu'il n'est visible que pour celui « à qui nos gémissements ne sont pas cachés (2) »; les chefs de nos églises ont sagement déterminé la durée de la pénitence, afin de donner pleine satisfaction à l'Eglise même au sein de laquelle se remettent les péchés, pouvoir divin qui en dehors d'elle n'existe pas : car, elle a exclusivement reçu le don du Saint-Esprit (3), seul capable d'accorder la rémission des péchés, gage de la vie éternelle.

CHAPITRE LXVI. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS A POUR BUT DE PRÉVENIR LE JUGEMENT A VENIR.

Les péchés ne sont en effet remis que pour prévenir le jugement à venir. Avec quelle rigueur ne s'exécute pas en ce monde cet arrêt terrible : « Un joug pesant est sur les fils d'Adam, depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu'à leur sépulture dans le sein de leur mère commune (4) ! » Les nouveau-nés, quoique régénérés dans le baptême, sont souvent en proie aux douleurs les plus cruelles. De là une conséquence fort simple : c'est que les sacrements ont pour effet de fortifier nos espérances dans les biens à venir, plutôt qu'ils ne sont un moyen d'acquérir ou de conserver les prospérités d'ici-bas. Il semble parfois que Dieu oublie le crime et le laisse impuni; non, le châtiment n'est que différé; ce n'est pas sans raison qu'on appelle jour du jugement, le jour où doit apparaître le Juge des vivants et des morts. Parfois au contraire la peine suit le crime, et, si ce crime a été remis, il n'entraîne aucun châtiment dans le siècle à venir. De là vient qu'en parlant des peines temporelles auxquelles les pécheurs rentrés en grâce avec Dieu sont condamnés ici-bas, et qui les préservent des peines futures, l'Apôtre dit: « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés par le Seigneur : mais quand nous sommes jugés de la sorte, le Seigneur nous châtie, afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (1) ».

CHAPITRE LXVII. TOUS LES FIDÈLES, QUELS QUE SOIENT LEURS CRIMES, SERONT-ILS SAUVÉS PAR LE FEU?

C'est une opinion particulière à certaines personnes, que si l'on reste fidèle au nom de Jésus-Christ, et qu'après avoir été incorporé à l'Eglise par le baptême, on ne s'en retranche ni par le schisme ni par l'hérésie, eût-on commis les plus grands crimes sans les effacer par la pénitence ou les racheter par l'aumône, et persévéré jusqu'au dernier soupir dans le péché, on échappera à la damnation en passant par le feu : le supplice aura sans doute une durée proportionnée aux fautes, mais il ne sera pas éternel. Les personnes qui, tout en restant catholiques, admettent cette opinion, me semblent dupes d'une pitié tout humaine pour les criminels: l'Ecriture divine répond tout le contraire quand on veut l'interroger. J'ai composé sur cette question un ouvrage intitulé De la Foi et des Oeuvres (2) ! Là, selon les lumières que Dieu m'a communiquées, j'ai démontré que la foi qui sauve est celle dont l'apôtre Paul a nettement défini le caractère dans ce passage : « En Jésus-Christ ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi agissant par la charité (3) ». Or, si la foi n'est féconde qu'en mauvaises actions, nul doute, comme dit l'apôtre Jacques, « qu'elle ne soit morte en elle-même » : car, selon le même Apôtre, « que servira-t-il à quelqu'un de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les oeuvres ? La foi pourra-t-elle le sauver (4) ? A Mais si un homme chargé de crimes n'a besoin que de croire pour être sauvé par le feu, si c'est là le véritable sens du passage où le bienheureux Paul dit « qu'on sera sauvé, mais comme par le feu », il faut alors admettre que la foi est capable de sauver sans les œuvres, et par conséquent que Paul contredit son compagnon dans l'apostolat, que dis-je? se contredit lui-même, puisqu'il s'écrie plus loin «Ne vous y trompez pas: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les sodomites, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs du bien d'autrui, ne seront héritiers du royaume de Dieu (1) ». Or, comment le ciel serait-il fermé à ces pécheurs endurcis dans le crime, si la foi en Jésus-Christ suffisait pour les sauver?

CHAPITRE LXVIII. DU FEU PURIFICATEUR EN CETTE VIE.

Comme le langage des Apôtres, sur ce point, est trop clair et trop explicite pour être taxé d'erreur, il ne reste plus qu'à lever toute contradiction entre ces témoignages incontestables et le passage un peu obscur où Paul déclare que « tous ceux qui auront surajouté au fondement, c'est-à-dire à la doctrine de Jésus-Christ, un édifice non d'or, d'argent et de pierres précieuses, mais de bois, de foin et de paille, seront sauvés par le feu, parce qu'ils auront bâti sur le véritable fondement ». Or, le bois, le foin et la paille peuvent fort bien figurer ici un attachement aux choses du monde, honnête en soi, mais assez puissant pour rendre douloureuse la perte de ces biens éphémères. Jésus-Christ tient-il, dans un coeur dévoré de pareils regrets, la place fondamentale; en d'autres termes, sait-on mettre Jésus-Christ au-dessus de tout et aimer mieux perdre les biens du monde que la foi ? On se sauve par le feu. Au contraire, aime-t-on mieux, dans les jours d'épreuves, s'attacher aux biens périssables du monde qu'à Jésus-Christ? on ne bâtit plus sur l'inébranlable fondement : car, on préfère alors l'accessoire au nécessaire, puisque la base d'un édifice en est l'élément essentiel. Le feu dont parle ici l'Apôtre n'est qu'une épreuve passagère de l'édifice élevé sur l'éternel fondement, soit en or, en argent ou en pierres précieuses, soit en foin, en paille ou en bois. Car il ajoute « Le feu montrera quelle est la qualité de l'ouvrage de chacun. Si l'ouvrage surajouté au fondement résiste au feu, on recevra une récompense : si l'ouvrage est consumé, on perdra son salaire, et on ne se sauvera qu'en passant parle feu (2) ». L'un et l'autre ouvrage seront donc soumis à l'épreuve du feu. Ainsi le feu désigne la violence des tribulations, comme il est dit expressément dans un autre endroit de l'Ecriture : « Le feu éprouve les vases du potier, et l'affliction, le juste (1) ». L'affliction, en effet, est parfois dans la vie l'épreuve du feu, que l'Apôtre signale. Supposons deux fidèles : l'un, tout occupé des choses du Seigneur et des moyens de lui plaire, bâtit, sur le fondement de la foi en Jésus-Christ un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses; l'autre, occupé du soin des choses du monde et des moyens de plaire à sa femme, bâtit sur le même fondement un édifice de bois, de foin et de paille (2) : l’ouvrage du premier résiste à la flamme, parce qu'il n'est point attaché aux biens du monde et qu'il est insensible à leur perte ; l'ouvrage du second est consumé, parce qu'on ne saurait perdre sans regrets des biens qu'on a possédés avec amour. Mais comme ce dernier, si on lui proposait de choisir entre Jésus-Christ et le monde, préférerait Jésus-Christ et qu'il sacrifierait ces avantages à sa foi, tout en regrettant d'en être privé, il se sauve sans doute, mais comme à travers un incendie: il est dévoré du regret d'avoir perdu les biens dont il était épris; mais son chagrin n'attaque ni ne consume le fondement inébranlable que sa solidité met à l'abri de toute atteinte.

CHAPITRE LXIX. DU FEU PURIFICATEUR DANS L'AUTRE MONDE.

Y a-t-il dans l'autre monde une épreuve analogue ? Il n'y aurait là rien d'extraordinaire, et on peut se poser cette question. Par une loi plus ou moins mystérieuse, il peut y avoir des fidèles qui se purifient, dans les flammes, de leur attachement excessif aux choses d'ici-bas, et qui se sauvent en endurant un supplice dont la longueur est en rapport avec l'intensité de leurs désirs mondains mais il ne saurait être ici question de ceux « à qui le royaume du ciel est fermé », à moins qu'ils n'aient obtenu par une juste pénitence le pardon de leurs crimes. Par ce mot de juste pénitence, je veux surtout dire qu'ils ne doivent pas être pauvres d'aumônes : l'Ecriture, en effet, attribue. à l'aumône une vertu si puissante que le Seigneur prédit qu'il mettra les hommes à sa droite ou à sa gauche, au dernier jour, selon qu'ils auront été féconds ou stériles en charités ; car il doit dire aux uns : « Venez, bénis de mon Père, a possédez le royaume qui vous a été préparé »; et aux autres : « Allez au feu éternel (1)».

CHAPITRE LXX. SANS LA CONVERSION, L'AUMÔNE NE PEUT RACHETER LES CRIMES.

19. Qu'on ne se figure pas toutefois que l'aumône efface les crimes qui ferment le ciel, à mesure qu'on les commet; il faut d'abord changer de conduite. On trouvé dans l'aumône un moyen d'attirer la miséricorde de Dieu sur ses fautes passées, et non de l'acheter en quelque sorte et d'acquérir le privilège de pécher impunément. «Dieu n'a donné à personne le droit de mal faire (2) » ; il a pitié de nos fautes passées et ne les pardonne que quand nous lui offrons une juste satisfaction.

CHAPITRE LXXI. L'ORAISON DOMINICALE EFFACE LES FAUTES LÉGÈRES.

Quant à ces fautes légères et fugitives de chaque jour qui sont inséparables de la vie humaine, l'Oraison dominicale suffit chaque jour pour les expier. « Notre Père qui êtes aux cieux» est une expression toute naturelle dans la bouche de ceux qui sont redevenus les enfants de Dieu par le baptême. Cette prière efface donc les fautes légères de chaque jour, elle sert même d'expiation aux fautes graves d'une vie passée dans le crime, si les fidèles renoncent à leurs désordres et reviennent à la vertu par la voie de la pénitence; mais il faut pour cela qu'après avoir prié Dieu sincèrement « de nous remettre nos dettes », qui ne sont jamais éteintes, nous lui disions avec la même sincérité : « comme nous remettons à ceux qui nous doivent » ; en d'autres termes, il faut que nous pardonnions les premiers. C'est une aumône, en effet, que d'accorder le pardon à celui qui le sollicite.

CHAPITRE LXXII. FORMES DIVERSES DE L'AUMÔNE.

Tous les bons offices que peut rendre la pitié se rattachent à cette parole du Seigneur : « Faites l'aumône et tout sera pur en vous (1) ». Faire l'aumône, ce n'est pas seulement apaiser la faim du pauvre, éteindre sa soif, couvrir sa nudité, accueillir le voyageur, cacher le fugitif, visiter le malade ou le prisonnier, racheter le captif, soutenir le faible, guider l'aveugle, consoler l'afflige, soigner le blessé, remettre l'homme égaré dans sa route, donner conseil à celui qui est irrésolu, enfin prêter à chacun l'aide due réclame son état; c'est pardonner les offenses, c'est corriger un inférieur par une peine rigoureuse ou par des leçons sévères, tout en lui pardonnant du fond du coeur ou en priant Dieu de lui pardonner et l'aumône ici consiste non-seulement à pardonner l'offense ou le préjudice, mais encore à châtier ou à reprendre le coupable; car on suit à son égard les inspirations de la pitié. On oblige souvent les hommes malgré eux, en consultant moins leurs désirs que leurs intérêts, parce qu'ils n'ont point d'ennemis plus terribles qu'eux-mêmes, d'amis plus dévoués que leurs prétendus ennemis: dupes de cette illusion, ils rendent le mal pour le bien, et oublient que le chrétien doit répondre même au mal par la charité. L'aumône prend donc diverses formes, et, quand nous la faisons, nous contribuons à nous acquitter de nos dettes.

CHAPITRE LXXIII. L'AUMÔNE LA PLUS NOBLE EST DE PARDONNER A SES ENNEMIS.

De toutes les aumônes la plus sublime est celle qui consiste à pardonner sincèrement les offenses. Ce n'est pas un trait de grandeur d'âme que d'être bienveillant, généreux même envers un homme qui ne nous a jamais nui ; le comble de la bienfaisance et de la magnanimité, c'est d'aimer notre ennemi, de n'opposer à, sa haine et à ses offenses que la charité et es bons offices, en obéissant à ce commandement du Seigneur : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent (2) ». Mais les enfants de Dieu les plus parfaits atteignent seul cet idéal où chaque fidèle doit aspirer en substituant aux faiblesses humaines ce divin sentiment , à force de prières, de luttes et de victoires intérieures; il se rencontre moins de personnes qu'on pourrait le croire qui aient le magnifique privilège de dire avec vérité : « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs ». Toutefois ce voeu est rempli, sans aucun doute, quand, trop imparfaits encore pour aimer notre ennemi, nous cédons à ses prières et lui pardonnons sincèrement les offenses que nous en avons reçues. Nous mêmes, en effet, sollicitons le pardon de nos fautes en faisant cette supplique : « Comme nous remettons nos dettes ». N'est-ce pas dire : Accordez à nos prières le pardon de nos fautes, comme nous l'accordons nous-mêmes à nos ennemis quand ils viennent nous le demander.

CHAPITRE LXXIV. DIEU NE PARDONNE QU'A CEUX QUI PARDONNENT.

Il ne faut plus voir un ennemi dans l'homme qui, regrettant sa faute, va demander pardon à celui qu'il a offensé; on trouve autant de douceur à l'aimer qu'on y trouvait de répugnance quand son coeur était animé par la haine. Mais si les prières et le repentir du coupable ne peuvent réussir à nous toucher, ne croyons pas que le Seigneur nous remettra nos péchés. La vérité est incapable de tromper; or, peut-on avoir lu ou entendu lire l'Evangile sans savoir quel est Celui qui dit de lui-même « Je suis la Vérité (1) ! » La Vérité donc, après nous avoir enseigné cette prière, ajoute, pour nous faire sentir toute l'importance de ce précepte : « Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous remettra aussi vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père céleste ne vous remettra point non plus vos péchés (2) ». Quel éclat de tonnerre ! S'il ne réveille pas, on n'est pas endormi, on est mort : Dieu, toutefois, peut ranimer les morts mêmes.

CHAPITRE LXXV. L'AUMÔNE NE PURIFIE PAS SI ON NE SE CORRIGE.

20. Les pécheurs qui vivent dans le crime sans songer à réformer leurs moeurs, et qui, au milieu de leurs attentats et de leurs désordres, ne laissent pas de prodiguer les aumônes, se bercent d'une idée chimérique, s'ils prennent à la lettre ces paroles du Seigneur: « Faites l'aumône, et tout sera pur pour vous (3)» . Ils ne les comprennent pas dans leur profondeur. S'ils veulent en découvrir le sens, qu'ils écoutent à qui Jésus-Christ les adresse : « Pendant qu'il parlait, un pharisien le pria de dîner chez lui, et Jésus y alla et se mit à table. Alors le pharisien raisonnant en lui-même, commença à se demander pourquoi Jésus ne s'était pas lavé les mains avant de dîner. Mais le Seigneur lui dit : Vous autres pharisiens vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais le dedans de vos coeurs est plein de rapines et d'iniquités. Insensés,celui qui a fait le dehors, n'a-t-il pas aussi fait le dedans? Cependant, donnez l'aumône de ce que vous avez et tout sera pur pour vous (1) ». Eh quoi ! les pharisiens n'avaient pas la foi en Jésus-Christ, ils étaient incrédules, ils n'étaient pas régénérés dans l'eau et le Saint-Esprit, et tout serait pur en eux à la seule condition de donner l'aumône dans le même esprit que la font ces pécheurs ? Mais on est impur si on n'a pas été purifié par la foi de Jésus-Christ qui « purifie les coeurs (2) » ; et, comme dit l'Apôtre : « Rien n'est pur pour les impurs et les infidèles : ils ont l'esprit et la conscience souillée (3) ». Comment donc tout serait-il pur pour les pharisiens, à la seule condition de donner l'aumône sans avoir la foi ? Or, comment auraient-ils eu la foi, eux qui ne voulurent ni croire en Jésus-Christ, ni se régénérer par sa grâce ? Cependant, tout est vérité dans les paroles qu'ils ont entendues : « Faites l'aumône et tout sera pur en vous».

CHAPITRE LXXVI. L'AUMÔNE CONSISTE TOUT D'ABORD A PRENDRE PITIÉ DE SON AXE ET A BIEN VIVRE.

Veut-on suivre dans ses aumônes l'ordre naturel ? il faut d'abord se la faire à soi-même. L'aumône est un effet de la pitié. Or il a été dit avec vérité : « Prends compassion de ton âme, pour plaire à Dieu (1) ». Nous nous régénérons pour plaire à Dieu, qu'offense avec raison la tache de notre origine ; c'est la première aumône que nous nous sommes faite : car, nous avons alors regretté notre indigence et soupiré après la miséricorde de Dieu, en reconnaissant la justice de l'arrêt qui nous avait condamnés au malheur, et dont l'Apôtre a dit: «La sentence provoquée par un seul a condamné tout le genre humain » ; puis nous avons rendu grâces à cette charité infinie dont le même Apôtre a dit : « Dieu a fait éclater envers nous son amour, en ce que, quand nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous (1) ». C'est ainsi qu'en faisant un sincère aveu de notre pauvreté et en aimant Dieu de l'amour même que nous tenons de la grâce, nous vivons avec piété et avec justice. Or, les pharisiens ne songeaient ni à leur indigence, ni à la charité de Dieu : ils se bornaient à donner le dixième de leurs biens et payaient la dîme des moindres légumes, au lieu de commencer par se prendre eux-mêmes pour l'objet de leur pitié et de leurs aumônes, et de suivre l'ordre naturel de la charité : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même (2) ». Lors donc que Jésus leur reprochait de pousser trop loin la propreté extérieure et d'être tout souillés au-dedans par les rapines et les iniquités, il leur faisait comprendre qu'il y aune aumône que l'homme doit d'abord se faire à lui-même et qui seule est capable de purifier le cœur : « Du reste faites l'aumône, et tout sera pur en vous ». Puis, pour leur faire sentir la force du précepte qu'ils négligeaient, et pour leur ôter la pensée qu'il ignorait leurs aumônes, il ajouta : « Malheur à vous, pharisiens », comme s'il eût dit: Je viens de vous apprendre l'espèce d'aumône que vous devez faire pour que tout soit pur en vous; « malheur à vous, pharisiens, qui payez la dîme de la menthe, de la rue et de toute sorte de légumes » ; ces aumônes, je les connais; n'allez pas croire qu'elles sont le véritable objet de mes reproches : « vous négligez la justice et l'amour de Dieu (3) » ; voilà l'aumône qui purifierait votre âme de toute souillure, comme l'eau purifie votre corps. Le mot tout, en effet, comprend à la fois l'âme et le corps : « Purifiez l'intérieur, est-il dit dans un autre endroit, et l'extérieur sera net (4) ». Du reste, Jésus-Christ ne veut pas avoir l'air de rejeter les aumônes qui se font des biens temporels; car il ajoute aussitôt « Voilà ce qu'il fallait observer », c'est-à-dire, la justice et l'amour de Dieu, « sans négliger les autres choses (5) »,c'est-à-dire, les aumônes des biens de la terre.

CHAPITRE LXXVII. L'AUMÔNE N'EST EFFICACE QU'A LA CONDITION DE RENONCER A L'INIQUITÉ.

Qu'on ne s'imagine donc pas qu'à force d'aumônes en nature ou en argent, on puisse acheter le privilège de persévérer impunément dans les crimes et dans les désordres les plus abominables. C'est une erreur; car, on ne commet plus seulement le crime, mais on l'aime et on voudrait n'y renoncer jamais, si on était assuré de l'impunité. Or, « celui qui aime l'iniquité, hait son âme (1) », et celui qui hait son âme, loin d'en avoir pitié, la traite cruellement; en l'aimant selon le monde, il la hait selon Dieu. S'il voulait lui faire l'aumône qui purifierait toutes ses souillures, il la haïrait selon le monde et l'aimerait selon Dieu. Mais, si légère que soit une aumône, on ne peut la faire sans la recevoir soi-même de Celui qui ignore le besoin. De là cette parole : « Sa miséricorde me préviendra (2) ».

CHAPITRE LXXVIII. DE CERTAINS PÉCHÉS QUI, AU JUGEMENT DES HOMMES, SONT DES ACTES INNOCENTS.

21. C'est Dieu et non l'homme qui pèse les fautes dans ses jugements et décide de leur gravité. Nous savons en effet que les Apôtres eux-mêmes ont eu des ménagements pour la faiblesse humaine. Telle est la concession que le vénérable Paul fait aux personnes mariées

« Ne vous privez point l'un et l'autre de votre droit, si ce n'est d'un consentement mutuel, pour peu de temps, afin de vaquer à la prière: après cela, revenez à l'usage du mariage, de peur que, ne pouvant garder la continence, Satan ne vous porte au mal ». D'après ces paroles, il semblerait que les époux peuvent sans aucun péché avoir moins en vue les enfants qui sont la fin du mariage que les plaisirs des sens, et cela, pour éviter que l'incontinence ne les entraîne dans la fornication, l'adultère et dans tous les excès d'impudicité qu'on ne nomme pas et auxquels conduit la passion allumée par le tentateur; il semblerait, dis-je, que ce commerce ne renferme aucun péché, mais l'Apôtre ajoute : « Au reste, ce que je vous en dis, c'est par condescendance, et je n'en fais point un commandement (3) ». Or, comment ne pas voir un péché dans un acte que l'Apôtre avec toute son autorité ne fait que pardonner? De même, quand il dit: « Comment se trouve-t-il quelqu'un parmi vous qui, ayant un différend avec son frère, ose l'appeler en jugement devant les méchants et non devant les saints? » et un peu plus bas : « Si donc vous avez des procès sur les affaires de ce monde, prenez pour juges les personnes mêmes qui tiennent le dernier rang dans l'Église. Je le dis à votre confusion : n'y a-t-il donc parmi vous personne d'assez sage pour être juge entre ses frères ? Mais on voit un frère plaider contre son frère, et cela devant des infidèles (1) » A n'entendre que ces paroles, on pourrait croire qu'il y a péché, moins à avoir un procès qu'à le faire juger en dehors de l'Église; mais l'Apôtre ajoute aussitôt : « C'est déjà un péché d'avoir « des procès entrevous' ». Donnerait-on pour excuse qu'on a le droit de son côté et qu'on est en butte à une injustice dont on voudrait se voir délivré par un arrêt des tribunaux? L'Apôtre va au-devant de ces prétextes et de ces excuses en ajoutant: « Que ne souffrez-vous plutôt l'injustice? Que ne vous résignez-vous à quelque dommage? » Je reviens ainsi aux paroles mêmes de Jésus-Christ : « Si quelqu'un veut vous faire un procès pour avoir votre robe, abandonnez-lui aussi votre manteau (2)»; et ailleurs : «Ne redemandez pas ce qui vous appartient à ceux qui vous le ravissent (3) ». Dieu donc a défendu aux siens d'entrer en contestation avec les hommes pour des intérêts temporels, et c'est d'après ce principe que l'Apôtre voit un péché dans un procès. Cependant, comme il permet aux chrétiens de soumettre leurs différends à un tribunal chrétien, au sein de l'Église, et qu'il défend avec véhémence de prendre des juges hors de 1'Eglise, il est clair qu'il ne laisse cette liberté que par condescendance pour les faibles. C'est pour des fautes de ce genre, ou pour des péchés plus légers encore, que nous commettons par pensées et par paroles, et auxquels l'apôtre saint Jacques fait allusion quand il dit: « Nous faisons tous beaucoup de fautes (4) », qu'il faut plusieurs fois le jour prier le Seigneur « de nous remettre nos dettes » et surtout ne pas mentir à l'engagement que nous prenons « de remettre leurs dettes à nos débiteurs (5) ».

CHAPITRE LXXIX. DE CERTAINS PÉCHÉS FORT GRAVES, QUOIQUE LÉGERS EN APPARENCE.

On serait tenté de regarder comme légères certaines fautes, si l'Écriture ne témoignait qu'elles ont plus de gravité qu'on ne pense. Croirait-on que « celui qui appellera son frère « fou, sera condamné au feu de l'enfer », si la Vérité elle-même n'eût prononcé cet arrêt? Mais elle met le remède à côté du mal, en nous faisant immédiatement une loi de nous réconcilier avec nos frères: « Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-la devant l'autel et va auparavant te réconcilier avec ton frère (1) ». Se figurerait-on encore qu'il y ait une faute grave « à observer les jours et les mois, les temps et les années », comme font ceux qui, pour commencer ou ne pas commencer certaines choses, se règlent sur les jours, les mois, les années, d'après le préjugé insensé qu'il y a des époques fatalement heureuses ou critiques? Mais on peut mesurer la gravité de ce péché à la terreur qu'il inspire à l'Apôtre et qui le fait parler ainsi aux Galates superstitieux : « Je crains bien d'avoir inutilement a travaillé parmi vous (2) ».

CHAPITRE LXXX. L'HORREUR POUR LE CRIME S'AFFAIBLIT PAR L'HABITUDE.

Il y a plus : l'habitude affaiblit ou même efface le sentiment des péchés, quelle que soit leur énormité et leur abomination : on finit par ne plus s'en cacher, que dis-je? par les étaler et s'en vanter : « Le pécheur, dit le psalmiste, se loue dans les désirs de son âme, et celui qui fait le mal est béni (3) ». Cette iniquité, qui s'affiche, est appelée un cri dans les saintes Lettres : « J'ai attendu », dit Isaïe à propos de la mauvaise vigne, « j'ai attendu qu'elle fît la justice, mais elle a fait « l'iniquité : elle n'a pas fait la justice, elle a élevé un cri (4)». On retrouve cette expression dans la Genèse : « Le cri de Sodome et de Gomorrhe s'est multiplié (5) ». En effet, ces villes étaient un théâtre d'infamies qui, loin d'être réprimées, se commettaient au grand jour et étaient presque passées en loi. C'est ainsi que, de notre temps, l'habitude a tellement consacré des crimes moins abominables sans doute, mais fort répandus, que nous n'osons plus ni excommunier le laïque qui s'en rend coupable, ni même dégrader un clerc. De là ce cri qui m'échappa, il y a quelques années, en expliquant l'Epître aux Galates, quand j'arrivai à ce passage : « Je crains bien d'avoir travaillé pour vous inutilement : malheur, disais-je, aux crimes que des exemples rares nous font exécrer ! Quant aux péchés ordinaires, quoiqu'ils aient fait couler le sang « du Fils de Dieu et qu'ils soient assez graves pour fermer l'entrée du ciel; que de fois avons-nous été conduits à les souffrir en les voyant trop fréquents ! que de fois l'indulgence nous a-t-elle entraînés à en commettre quelques-uns ! Puissions-nous , Seigneur, ne commettre pas tous les péchés que nous n'avons pu empêcher (1) ! » Je ne sais; mais il me semble que je fus alors entraîné trop loin par la douleur.

CHAPITRE LXXXI. DEUX CAUSES DU PÉCHÉ : L'IGNORANCE ET LA FAIBLESSE : NÉCESSITÉ DE LA GRACE POUR SURMONTER CES OBSTACLES.

22. Je vais répéter ici un point de doctrine souvent expliqué dans mes ouvrages. Nos péchés se rattachent à deux causes: l'ignorance, qui nous empêche d'avoir connaissance de notre devoir, et la faiblesse, qui nous empêche de le remplir quand nous en avons conscience. Il faut sans doute combattre cette double maladie; cependant, nous succomberions dans cette lutte, si Dieu ne nous assistait, non-seulement en nous éclairant sur nos devoirs, mais encore en ajoutant à la lumière qui guérit l'intelligence un charme assez puissant pour nous rendre insensibles aux séductions des objets qui nous entraînent au péché, en pleine connaissance de cause; soit par le désir de les posséder, soit par la crainte de les perdre. Nous ne sommes pas alors simplement pécheurs, comme nous l'étions en péchant par ignorance; nous sommes prévaricateurs, puisque, étant instruits de la loi, nous osons faire ce qu'elle défend ou ne pas faire de plus ce qu'elle ordonne. Aussi, après avoir demandé pardon à Dieu de nos fautes: « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs », il faut aussi le prier de nous conduire et de nous arracher au péché: et Ne nous induisez pas en tentation (2) » : il faut, dis-je, invoquer Celui que le Psalmiste appelle tout ensemble « sa lumière et son salut (1) », afin qu'il dissipe notre ignorance et fortifie notre faiblesse.

CHAPITRE LXXXII. LA PÉNITENCE EST UNE GRACE DE DIEU.

La pénitence même, quelque méritée qu'elle soit, quand l'Eglise l'inflige suivant ses lais, n'est pas toujours accomplie; cela vient de notre faiblesse; une fausse honte, qui n'est au fond que la crainte de déplaire, nous fait préférer l'estime du monde aux humiliations de la pénitence que la justice nous impose. Par conséquent, nous avons besoin de la miséricorde divine, non-seulement en faisant pénitence, mais encore pour nous y résoudre. Autrement l'Apôtre n'aurait pas dit de certains incrédules: « Peut-être Dieu leur donnera-t-il l'esprit de pénitence (2)». De même encore, avant de parler des larmes amères que versa Pierre, l'évangéliste nous dit. « Le Seigneur le regarda (3) ».

CHAPITRE LXXIII. DU PÉCHÉ CONTRE LE SAINT-ESPRIT.

Si l'on refuse de croire que l'Église ale pouvoir de remettre les péchés, si on dédaigne ce don inestimable de la munificence divine, et qu'on expire dans-ce sentiment d'incrédulité, on se rend coupable d'un péché irrémissible contre l'Esprit-Saint, en qui les péchés sont remis par Jésus-Christ. C'est là une question fort délicate: je l'ai traitée dans un ouvrage spécial, et je l'ai éclaircie autant qu'il m'a été possible (4).

CHAPITRE LXXXIV. DE LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR.

23. J'arrive au mystère de la résurrection de la chair; il s'agit ici non de quelques résurrections miraculeuses suivies plus tard d'une seconde mort, mais de la résurrection définitive et pour l'éternité, semblable à celle de Jésus-Christ. Sur cette question, je ne sais comment être bref tout en répondant aux difficultés qu'elle soulève d'ordinaire : un point essentiel et qu'aucun -chrétien ne doit révoquer en doute, c'est que tous les hommes qui sont nés ou qui naîtront, qui sont morts ou qui mourront, reprendront un jour leur corps.

CHAPITRE LXXXV. DES AVORTONS.

La première question est de savoir si les enfants qui ont vécu dans le sein maternel et qui naissent avant terme, pourront renaître. Si l'enfant était déjà formé, il ressuscitera; cette assertion ne saurait être infirmée dans sa généralité. S'il n'est encore qu'un embryon informe, n'est-il pas naturel de croire qu'il sera anéanti comme le sont tous les germes qui n'ont pas été fécondés? Toutefois, la résurrection n'aura-t-elle pas pour effet de compléter une organisation inachevée? Qui pourrait le nier, encore qu'il n'osât l'affirmer? S'il en est ainsi, les corps recevront le développement qui aurait été l'oeuvre du temps, de la même manière qu'ils n'auront plus les défauts qu'amène le temps : aucun être ne sera. privé des formes et des propriétés qu'une vie plus longue lui aurait fait acquérir, de même qu'il ne sera pas défiguré parle ravage des années l'organisation sera achevée, si elle était incomplète; renouvelée; si elle était altérée (1).

CHAPITRE LXXXVI. DE L'ÉPOQUE OU LA VIE COMMENCE DANS LE SEIN MATERNEL.

La science pourrait se poser ici une question et employer l'analyse la plus délicate pour l'examiner, si toutefois les investigations de l'esprit humain peuvent s'étendre aussi loin : je veux parler de l'époque où l'embryon commence à vivre: N'y aurait-il pas en lui une vie latente antérieurement aux mouvements qui la révèlent? On ne saurait, sans imprudence, nier que la vie ait animé les enfants dont on arrache les membres par lambeaux, de peur qu'ils ne fassent mourir la mère en restant dans ses entrailles. Or, dès que la vie a commencé, la mort devient possible : je ne vois donc pas à quel titre un fétus que la mort a frappé, serait exclu de la résurrection des morts.

CHAPITRE LXXXVII. DES MONSTRES : COMMENT RESSUSCITERONT-ILS?

Quant aux monstres qui vivent après leur naissance, ne fût-ce que quelques instants, on ne saurait dire qu'ils ne ressusciteront pas ou croire qu'ils ressusciteront sous leur forme étrange, sans avoir vu disparaître les défauts où les excès de leur organisation. Naguère il est né en Orient, comme l'assurent des témoins oculaires dignes de foi et comme le raconte dans ses lettres le prêtre Jérôme de sainte mémoire, un monstre à deux têtes et à quatre mains : loin de nous la pensée qu'il renaîtra avec ce double corps et que les organes destinés à former deux jumeaux ne composent pas deux êtres distincts ! Ainsi donc les enfants qu'on appelle monstres parce qu'ils ont des organes incomplets ou superflus ou démesurément difformes, reprendront les justes proportions du corps humain : chaque âme aura un corps ; tout corps double à sa naissance sera réduit à ses membres essentiels, et n'offrira plus que les organes nécessaires qui composent l'ensemble parfait et harmonieux du corps humain.

CHAPITRE LXXXVIII. LE CORPS SE RECOMPOSERA, QUELLE QUE SOIT LA MANIÈRE DONT LES ÉLÉMENTS AURONT DISPARU.

L'argile dont est formée la chair de l'homme ne s'anéantit jamais devant Dieu : qu'elle soit réduite en cendre ou en poussière, qu'elle se change en vapeurs et disparaisse dans les airs, qu'elle serve à former la substance d'autres corps ou même se décompose en ses éléments primitifs, enfin que devenue la nourriture des animaux et de l'homme lui-même, elle s'assimile avec leur chair, peu importe, elle retournera en un instant à l'âme qui l'avait animée d'abord, et avait présidé à la formation, à la vie, et au développement d'un être humain.

CHAPITRE LXXXIX. DES EXCROISSANCES DU CORPS: COMMENT SE RÉUNIRONT-ELLES A L'ORGANISME.

Du reste, la matière qui se change en cadavre après le départ de l'âme, recouvrera les éléments qu'elle avait perdus par dissolution et qui étaient passés en différents corps sous les formes les plus diverses, sans que ces éléments reprennent la place qu'ils occupaient dans le corps. Supposez que les cheveux tombés sous le ciseau se rajustent, que les parcelles d'ongles tant de fois coupés se réunissent, l'imagination ne conçoit plus que des formes sans mesure, sans grâce, et la résurrection entraîne, comme le veulent les incrédules, les proportions les plus choquantes. Qu'une statue de bronze ait été fondue, ou mise en pièces; ou réduite en une seule masse et qu'un artiste veuille la recomposer avec la même quantité de métal; quelle que soit la partie de matière employée pour refaire tel ou tel membre, la restauration ne serait pas moins complète, si tout le métal de la statue primitive entrait dans la statue nouvelle. De même Dieu, ce merveilleux et inimitable artiste, saura en un moment recomposer nos corps avec tous lés éléments qui le constituaient, sans que son intégrité soit altérée parce que les cheveux, les ongles, au lieu de reparaître sous cette forme, se fondront dans l'ensemble en se combinant avec d'autres organes, par l'attention du divin artiste à ne laisser aucune disproportion dans ses ouvrages.

CHAPITRE XC. LA TAILLE, LES TRAITS N'OFFRIRONT PLUS D'IRRÉGULARITÉ.

Il ne serait pas moins illogique de prétendre que les hommes n'auront pas la même taille, parce qu'ils ont ici-bas une taille différente, ou qu'ils reprendront les uns leur embonpoint, les autres leur maigreur. S'il entre dans les desseins du Créateur que chaque personne, tout en gardant les traits originaux de sa figure, ait également part aux dons de la beauté physique, il saura bien modifier la matière dans chaque individu sans lui enlever la moindre parcelle, et sans qu'il lui en coûte pour la compléter, puisqu'il a créé de rien tout ce qu'il lui a plu.

Si, au contraire, chaque corps après la résurrection doit présenter des différentes sans irrégularité, à peu près comme les nuances de plusieurs voix qui forment une symphonie, sa substance servira à exprimer les belles formes qui le rendront digne d'entrer dans le choeur des anges et de leur plaire par un gracieux ensemble. Toute disproportion sera inconnue dans le ciel : il n'y aura pas de forme qui ne soit belle, parce que la beauté sera la condition même de son existence.

CHAPITRE XCI. LE CORPS DES SAINTS RESSUSCITERA DANS SA SUBSTANCE, DÉSORMAIS INDÉFECTIBLE.

Le corps des saints ressuscitera donc sans défaut, sans disproportion : il sera dès lors soustrait à la corruption, à la pesanteur, à toute espèce d'entraves ; son agilité n'aura d'égale que sa félicité. C'est à ce titre qu'il est appelé dans l'Ecriture spirituel, bien qu'il doive être un corps et non un pur esprit. De même qu'on dit maintenant du corps qu'il est animé, sans qu'il soit pour cela une âme; de même il sera alors spirituel, sans être pour cela immatériel. Quant à la corruption qui pèse sur l'âme (1), et aux passions qui soulèvent la chair contre l'esprit, elles disparaîtront : le corps rie sera plus charnel, et c'est en ce sens qu'il est appelé céleste. Aussi l'Apôtre dit-il : « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu » ; et, pour expliquer nettement sa pensée, il ajoute : « La corruption ne participera pas à l'incorruptibilité (2) ». L'expression de corruption est le commentaire des mots chair et sang : l'incorruptibilité est synonyme de royaume de Dieu. Comme substance, la chair ne disparaîtra pas. Le corps de Jésus-Christ est appelé chair, dans l'Evangile, après la résurrection (3). Et pourquoi l'Apôtre dit-il: « On sème un corps animal et il ressuscitera corps spirituel (4) ?» C'est qu'entre l'esprit, principe de vie, dégagé de toute influence extérieure, et la chair obéissante et soumise, il régnera une harmonie si parfaite, que nous n'éprouverons plus de lutte en nous-mêmes; au dehors, comme au dedans, nous ne rencontrerons plus de forces antagonistes.

CHAPITRE XCII. ÉTAT DU CORPS DES DAMNÉS APRÈS LA RÉSURRECTION.

Les malheureux qui n'auront pas été soustraits par la grâce du Médiateur, à la condamnation universelle qu'a entraînée la faute du premier homme, reprendront sans doute leur corps, mais ils ne le reprendront que pour être punis avec Satan et ses anges. Ressusciteront-ils avec les défauts ou les difformités physiques qu'ils avaient de leur vivant? C'est là un problème dont il serait fort inutile de chercher la solution. Il serait superflu de se préoccuper de la beauté ou de la laideur plus ou moins vraisemblable des corps voués à une éternité de peines trop réelles. Ne cherchons pas non plus comment leur corps sera à la fois incorruptible et capable de souffrir, ou corruptible et incapable de mourir : car, qu'est-ce que la vie sans le bonheur, et l'incorruptibilité sans une existence à l'abri de la douleur? Souffrir sans pouvoir mourir, c'est la mort elle-même, si j'ose ainsi parler, qui ne peut mourir : une douleur éternelle qui accable sans anéantir, n'est qu'une corruption sans fin. Voilà l'état que l'Ecriture appelle « une seconde mort (1) ».

CHAPITRE XCIII. QUELS SERONT PARMI LES DAMNÉS CEUX QUI SOUFFRIRONT LE SUPPLICE LE PLUS DOUX.

Toutefois, la première mort, qui dégage l'âme du corps,serait aussi inconnue à l'homme que la seconde, qui attache l'âme au corps coupable, si personne n'avait péché. Ceux qui n'auront pas ajouté de faute au péché originel, subiront le supplice le plus léger ; quant à ceux qui auront commis en outre des péchés actuels, la gravité de leur châtiment sera proportionnée à la gravité de leurs fautes.

CHAPITRE XCIV. A LA VUE DES CHATIMENTS DES RÉPROUVÉS, LES SAINTS APPRÉCIERONT MIEUX LEUR BONHEUR.

24. En voyant les mauvais anges et les réprouvés condamnés à un supplice éternel, les saints comprendront mieux les bienfaits dont la grâce de Dieu les a comblés. Ce spectacle leur montrera dans toute son évidence la vérité de ces mots du psalmiste: «Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre jugement (2)». On ne sera, effectivement, affranchi que par un effet de miséricorde toute gratuite, comme on ne sera condamné que par un jugement légitime.

CHAPITRE XCV. LES JUGEMENTS SECRETS DE DIEU DANS LE MYSTÈRE DE LA. PRÉDESTINATION, SERONT ALORS RÉVÉLÉS.

C'est alors que s'éclairciront des mystères, aujourd'hui impénétrables, savoir : pourquoi de deux nouveau-nés, l'un a été élu par un effet de miséricorde, l'autre, rejeté par arrêt divin, et l'enfant privilégié ne doit pas ignorer la peine qu'il aurait encourue si la grâce n'était venue à son secours ; pourquoi donc l'un d'eux a été choisi de préférence, quand tous deux avaient les mêmes titres; pourquoi encore il y a des âmes qui n'ont point vu s'accomplir en leur faveur des prodiges dont elles auraient profité pour faire pénitence, tandis que ces miracles ont été accordés à d'autres sans les soustraire à leur incrédulité. Le Seigneur dit expressément: « Malheur à toi, Corosaïn, malheur à toi, Bethsaïde ; car, si les miracles qui ont été faits au milieu de vous, avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu'elles auraient fait pénitence sous le cilice et dans la cendre (1) ». Il ne faut pas croire que Dieu ait refusé injustement de les sauver : ils auraient pu se sauver, s'ils l'avaient voulu. Eclairés alors par la sagesse divine, nous comprendrons une vérité à laquelle s'attache la foi des chrétiens sans en avoir encore la pleine intelligence ; nous verrons, dis-je, combien la volonté de Dieu est sûre, immuable et efficace, comment il ne veut pas tout ce qu'il pourrait, quoiqu'il ne veuille rien faire qu'il ne puisse l'accomplir ; enfin nous sentirons la vérité de ces paroles « Notre Dieu habite les hauteurs du ciel ; au ciel et sur la terre il fait tout ce qu'il veut (2) ». Ces paroles ne seraient que mensonge, si la volonté de Dieu était parfois impuissante, ou, ce qui serait plus humiliant encore , si sa puissance trouvait dans la volonté humaine un obstacle à ses desseins. Il ne se fait rien en dehors de la volonté du Tout-Puissant; en tout, il agit ou permet d'agir.

CHAPITRE XCVI. DIEU FAIT LE BIEN, MÊME EN LAISSANT FAIRE LE MAL.

On ne saurait douter que Dieu n'agisse bien lors même qu'il laisse le mal s'accomplir car il ne le permet que dans un juste dessein, et sa bonté est inséparable de sa justice. Ainsi quoique le mal, en tant que mal, ne puisse être un bien, toutefois c'est un bien que le mal existe avec le bien. Car, s'il n'était pas bon que le mal existât, Dieu, le bien absolu, ne le permettrait pas, puisqu'il peut aussi aisément empêcher ce qu'il ne veut pas, que faire ce qui lui plaît. Si l'on doute de cette vérité, on ébranle le symbole de la foi dès les premiers mots, puisqu'on y déclare qu'on croit en Dieu, «le Père tout-puissant » . La toute-puissance serait un vain mot, si Dieu ne pouvait pas exécuter tout ce qu'il veut, et que sa volonté fût bornée dans ses effets par la volonté d'un être créé.

CHAPITRE XCVII. LA VOLONTÉ DE L'HOMME PEUT-ELLE ENTRAVER LA VOLONTÉ DE DIEU QUAND IL A RÉSOLU DE SAUVER UNE AME ?

Examinons donc comment ce principe se concilie avec cette parole infaillible de l'Apôtre : « Dieu veut le salut de tous les hommes (1) » ; car, puisque les hommes ne sont pas tous sauvés et que les élus même sont en minorité, on pourrait croire que tous les desseins de Dieu ne sont pas remplis et que sa volonté est entravée par la volonté de l'homme. D'ordinaire, en effet, on dit que, si tous les hommes ne sont pas sauvés, c'est qu'ils ne le veulent pas. Cette explication ne saurait convenir aux nouveau-nés que nous venons de citer pour exemple , puisqu'ils sont incapables encore de vouloir ou de ne vouloir pas. S'il fallait prendre pour des actes volontaires les mouvements aveugles avec lesquels ils se débattent contre les cérémonies du baptême, il faudrait dire qu'on les sauve en dépit de leur volonté. Le Seigneur lui-même s'exprime plus clairement encore dans cette apostrophe à l'impie. Jérusalem: « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits sous son aile, et tu ne l'as pas voulu (2) ! » La volonté de Dieu serait-elle donc limitée par celle dès hommes, et la faiblesse serait-elle capable, par ses résistances, de tenir en échec la toute-puissance? Que devient alors, cette puissance infinie, qui fait tout ce qui lui plaît au ciel et sur la terre, si elle a voulu rassembler les enfants de Jérusalem sans pouvoir y réussir?, Ne faut-il pas plutôt admettre que Jérusalem, n'a pas voulu voir Dieu rassembler ses enfants et qu'il a, malgré elle, rassemblé tous ceux qu'il a bien voulu? « Au ciel et sur la terre » Dieu n'est pas tantôt maître de ses actes, tantôt impuissant à réaliser ses desseins. « il fait tout « ce qu'il veut ».

CHAPITRE XCVIII. QUOIQUE DIEU PUISSE CONVERTIR TOUS LES HOMMES, IL N'EST PAS INJUSTE EN NE LES CONVERTISSANT PAS TOUS

25. Le délire de l'impiété peut-il aller jusqu'à dire que Dieu n'a pas le pouvoir de ramener au bien, quand et comme il lui plaît, les volontés perverses qu'il a résolu de changer ? Lui plaît-il de le faire? il agit par miséricorde ; ne le fait-il pas ? il obéit à sa justice car, « il fait miséricorde à qui il veut et il « endurcit qui il lui plaît ». L'Apôtre, en tenant ce langage, voulait faire sentir la puissance de la grâce; aussi avait-il déjà cité les deux enfants, conçus par Rébecca, à qui « avant leur naissance, sans qu'ils eussent fait ni bien ni mal, afin de montrer que le décret de l'élection gratuite de Dieu ne dépend point des couvres, mais de la volonté de Dieu qui appelle, il fut prédit: que l'aîné serait assujéti au plus jeune ». Et il cite à l'appui de ces paroles le témoignage du prophète: « J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü ». Puis, s'aperçevant que ce langage pourrait déconcerter les esprits trop faibles pour pénétrer les profondeurs de la grâce, il ajoute: « Que dirons-nous donc ? Est-ce qu'il y a en Dieu de l'injustice ? point du tout ». Il semble en effet injuste que Dieu aime l'un et haïsse l'autre, sans avoir égard à leurs actes bons ou mauvais. Et qu'on ne croie pas que l'Apôtre songe aux actes bons ou mauvais qu'ils devaient accomplir un jour et dont Dieu avait la prescience : car au lieu de dire que le choix de Dieu « ne dépend pas des œuvres », il aurait parlé des oeuvres futures : c'eût été un moyen commode de résoudre le problème ou plutôt de le supprimer. Mais non; après avoir dit « qu'il n'y a pas d'injustice en Dieu», il le prouve en ajoutant : « Il a dit à Moïse : J'aurai pitié de qui le voudrai, et je ferai miséricorde, à qui il me plaira de faire miséricorde » . En effet, n'y . aurait-il pas folie à accuser Dieu d'injustice parce qu'il punit légitimement celui qui le mérite, ou qu'il fait grâce. à celui qui ne le mérite pas? L'Apôtre conclut donc, avec raison, « que les faveurs ne dépendent ni de la volonté, ni des efforts de l'homme, mais de la miséricorde de Dieu (1) ». Ainsi les deux fils de Rébecca naissaient enfants de la colère, suite naturelle, non de leurs fautes personnelles, mais du péché d'Adam qui les avait enveloppés dans sa condamnation. Par conséquent Celui qui a dit: « J'aurai pitié de qui je voudrai », a aimé Jacob par un effet de miséricorde toute gratuite, et il a pris Esaü en haine par un arrêt de sa justice. Comme cet arrêt les atteignait tous deux, Jacob, en se comparant à Esaü, a reconnu que s'il avait échappé à la peine qu'il encourait pour la même faute, il le devait, non à quelque prérogative de mérite et de vertus, mais à la grâce toute pure de Dieu, parce que cette faveur dépendait « non de la volonté et des efforts de l'homme, mais de la miséricorde divine ». Par un mystère aussi sublime que fécond dans la pratique, l'Ecriture, si l'on considère bien ses traits les plus généraux et, pour ainsi dire, sa physionomie, semble reproduire sans cesse cette vérité : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2) ».

CHAPITRE XCIX, DIEU FAIT GRACE PAR SA BONTÉ INFINIE, COMME IL ENDURCIT SANS INJUSTICE. — DU PRINCIPE QUI NOUS SÉPARE DE LUI.

Après avoir fait éclater la miséricorde de Dieu en ces termes : « La grâce ne dépend ni de la volonté, ni des efforts de l'homme, mais de la miséricorde de Dieu », l'Apôtre met sa justice en relief, et avec raison : car, l'injustice étant étrangère à Dieu, celui qui n'éprouve pas les effets de sa miséricorde, loin d'être victime d'une injustice, est l'objet de ses jugements. Il ajoute donc immédiatement: « Voici ce que l'Ecriture fait dire à Pharaon : Si je t'ai élevé sur le trône, c'est pour faire éclater ma puissance et rendre mon nom illustre dans toute la terre », Et il résume sa pensée dans cette conclusion où éclate le double effet de la miséricorde et de la justice « Il fait miséricorde à qui il veut, il endurcit qui il lui plaît ». En d'autres termes, Dieu fait grâce par sa miséricorde infinie, et il endurcit sans être injuste; de sorte qu'on n'a point à se glorifier de ses mérites, si l'on est sauvé, et que, si l'on est damné, on doit regarder sa perte comme un juste châtiment, La grâce seule sépare les élus des damnés, puis- qu'une faute commune, contractée en naissant, les avait tous indistinctement enveloppés dans la même condamnation.

Dirait-on : De quoi se plaint Dieu? Qui pourrait résister à sa volonté? Ira-t-on jusqu'à rejeter la responsabilité des crimes sur celui « qui fait miséricorde à qui il veut, « et qui endurcit qui il lui plaît? » Ne rougissons pas alors de faire la même réponse que l'Apôtre : « O homme ! qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d'argile dira-t-il à celui qui l'a pétri: Pourquoi m'as-tu formé ainsi? Le potier n'a-t-il pas tout pouvoir sur son « argile? ne peut-il pas former de la même « masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie (1) ? » Il y a des esprits insensés qui s'imaginent que l'Apôtre n'a pu trouver de réponse satisfaisante, et qu'à défaut d'arguments, il a fermé la bouche aux contradicteurs. Mais n'y a-t-il pas un argument victorieux dans ces paroles : « O homme ! qui es-tu ? » D'un seul mot, l'Apôtre invite l'homme à mesurer la portée de son intelligence dans ces redoutables problèmes, et donne une réponse péremptoire; car si l'homme ne peut comprendre ces vérités, que répondra-t-il à Dieu? et s'il les comprend, n'est-il pas également réduit au silence? Dans ce dernier cas, en effet, il voit clairement que le genre humain, séparé de Dieu dans sa source, a été condamné par un arrêt si équitable, que les hommes auraient pu être abandonnés en masse à leur sort, sans que Dieu eût à encourir le plus léger reproche d'injustice; il voit également que les élus devaient être affranchis de manière que le sort du plus grand nombre, abandonné à sa perte et à sa juste condamnation, fût une preuve éclatante du châtiment qu'avait mérité l'espèce entière, et que les élus même auraient subi légitimement sans le secours de la miséricorde divine à laquelle ils n'avaient aucun droit. Par là, quiconque voudrait se glorifier de ses mérites « a la bouche fermée (2) », et « quiconque se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (3) ».

CHAPITRE C. QU'AUCUN ÉVÉNEMENT N'A LIEU EN DEHORS DE LA VOLONTÉ DE DIEU, LORS MÊME QU'IL LA CONTREDIT.

26. Telles sont « les oeuvres sublimes du Seigneur , toujours proportionnées à ses Desseins (1) » ; elles sont ordonnées avec une sagesse infinie; car, l'homme et :l'ange ayant péché, en d'autres termes, ayant mieux aimé suivre leur volonté que celle du Créateur, Dieu s'est servi de leur désobéissance même pour accomplir ses desseins. Dans sa bonté souveraine, il a tiré parti du mal en condamnant ceux que sa justice avait prédestinés au châtiment éternel, en sauvant ceux que sa miséricorde avait prédestinés aux faveurs de sa grâce. Autant qu'il a été en eux, ils ont résisté à sa volonté; mais sa toute-puissance a rendu leurs tentatives vaines; leur désobéissance même est devenue le mobile de sa volonté. « Voilà comment les oeuvres de Dieu sont grandes et proportionnées à ses desseins » ; par une loi d'une profondeur incroyable, toute révolte contre sa volonté ne peut s'accomplir en dehors de sa volonté; car elle ne peut s'accomplir qu'autant qu'il le permet, et il ne le permet qu'autant qu'il le veut bien; d'ailleurs, sa bonté ne permettrait jamais le mal, si sa puissance ne tirait pas le bien du mal.

CHAPITRE CI. LA VOLONTÉ DE DIEU, TOUJOURS CONFORME AU BIEN, S'ACCOMPLIT PAR LES RÉSOLUTIONS BONNES OU MAUVAISES DES HOMMES.

Parfois une intention bonne entraîne l'homme à vouloir ce que Dieu ne veut pas par un motif infiniment plus élevé et plus pur : car la volonté divine est toujours conforme au bien. Par exemple, un bon fils peut désirer que son père vive, tandis que Dieu, dans un but excellent , ordonne qu'il meure. En revanche , l'homme peut concevoir, dans un but coupable, la résolution que Dieu a formée dans un but excellent . par exemple, un mauvais fils peut vouloir que son père meure en même temps que Dieu l'ordonne. Les désirs du premier ne s'accordent pas avec les desseins de Dieu ; chez le second, il y a parfaite conformité: toutefois la tendresse du premier, quoique contraire aux décrets de Dieu, est plus conforme à la volonté sainte, que l'impiété du second, quoiqu'elle corresponde à ses desseins; tant est profonde la différence qui sépare nos résolutions des desseins de Dieu ! tant il est vrai que le motif de nos actes en fait la bonté ou la malice ! Souvent, en effet, Dieu emploie la volonté coupable des méchants pour exécuter ses volontés toujours bonnes : c'est ainsi que la perfidie des Juifs a été l'instrument dont il s'est servi pour immoler Jésus-Christ et réaliser le plan de notre rédemption ; et telle était la grandeur de ce bienfait, que l'apôtre Pierre, en voulant y mettre obstacle, fut appelé satan (1) par la victime même qui courait au sacrifice. Sans doute, les fidèles obéissaient aux motifs les plus nobles en conjurant Paul de ne point aller à Jérusalem et d'éviter les tourments que lui révélait le prophète Agabus (2). Cependant Dieu voulait que Paul endurât ces tourments pour publier la foi; il voulait mettre à l'épreuve le confesseur de Jésus-Christ, et il remplit ses desseins en employant, non la bonne volonté des fidèles, mais la volonté criminelle des Juifs. L'intention des fidèles, quoique opposée à ses desseins, lui plaisait mieux que celle des Juifs, qui agissaient conformément à sa volonté, parce qu'ils accomplissaient les décrets de sa bonté dans une intention coupable.

CHAPITRE CII. LA VOLONTÉ DE DIEU EST TOUTE PUISSANTE: IL NE FAIT JAMAIS LE MAL SOIT QU'IL FASSE MISÉRICORDE, SOIT QU'IL ENDURCISSE.

Quelque puissante que soit la volonté des anges et des hommes, des bons et des méchants, qu'elle s'accorde ou qu'elle ne s'accorde pas avec les desseins de Dieu, la volonté du Tout-Puissant est au-dessus de tous les obstacles; elle n'a jamais le mal pour but : car, en condamnant à souffrir, elle est juste, et la justice est incompatible avec le mal. Dieu donc, dans sa puissance absolue, fait miséricorde à qui il veut par un effet de sa grâce, ou endurcit qui il lui plaît en vertu d'un jugement équitable jamais il n'agit par injustice; jamais il ne fait rien sans le vouloir et il fait tout ce qui lui plaît.

CHAPITRE CIII. EXPLICATION DE CE PASSAGE DE L'ÉPÎTRE A TIMOTHÉE : DIEU VEUT LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.

27. Quand nous entendons dire ou que nous lisons dans les saintes lettres « que Dieu veut « le salut de tous les hommes », quoique. nous ayons la certitude que le genre humain ne doit pas se sauver tout entier, prenons garde de rien retrancher à la toute-puissance de la volonté divine ; dans ces paroles : « Dieu veut le salut de tous les hommes », comprenons qu'il n'y aura de sauvés que ceux qu'il plaira à Dieu. Ce sens n'est pas qu'il n'y a personne que Dieu ne veuille sauver, mais que personne n'est sauvé sans que Dieu ne l'ait voulu; c'est à ce titre qu'il faut le prier de vouloir bien nous sauver, parce que sa volonté sera infailliblement accomplie. La prière, en effet, était l'objet des préceptes de l'Apôtre, quand il a prononcé cette parole. Nous devons entendre de la même manière ce passage de l'Evangile . « C'est lui qui éclaire tout homme (1)». Ces paroles ne signifient pas qu'il n'y a point d'homme qui ne soit éclairé de Dieu, mais que personne ne peut être éclairé sans sa lumière. On pourrait encore expliquer ce passage, sans admettre qu'il n'y -a personne que Dieu ne veuille sauver, erreur manifeste, puisque Dieu n'a pas voulu faire de miracles dans des villes qui, en les voyant, auraient fait pénitence; cette explication consisterait à entendre par « tous les « hommes » les différentes classes dont se compose le genre humain : les rois et les sujets, les nobles et les roturiers, les grands et les petits, les savants et les ignorants, les forts et les faibles, ceux qui sont ingénieux et ceux qui ont l'esprit lent ou grossier, les riches, les pauvres et les gens aisés, les hommes et les femmes, les nouveau-nés et les enfants, les adolescents et les jeunes gens, les vieillards jusqu'à l'âge le plus décrépit, les hommes enfin avec toutes les variétés qu'établissent entre eux la langue, les mœurs, les arts, les métiers, les goûts, les sentiments. Par quel motif, en effet, Dieu ne voudrait-il pas choisir ses élus chez tant de peuples divers et les sauver par les mérites de Jésus-Christ, son Fils unique, puisque, dans sa toute-puissance, il ne saurait rien vouloir sans l'exécuter? Telle est la pensée de l'Apôtre : car il venait de recommander à Timothée de prier pour tous les hommes, en désignant plus spécialement « les rois et ceux qui sont élevés en dignité », parce qu'il était naturel de croire que les pompes et les vanités du monde leur, faisaient oublier l'humilité de la foi chrétienne. Après avoir dit que les prières adressées au ciel pour les grands « sont agréables à Dieu notre Sauveur », il ajoute aussitôt, pour prévenir le désespoir « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité (2) ». Dieu, en effet, a daigné dans sa sagesse accorder aux prières des petits le salut des grands, et nous voyons aujourd'hui son dessein accompli. D'ailleurs on retrouve cette manière de parler dans la bouche même du Seigneur, lorsqu'il dit aux Pharisiens: « Vous donnez le dixième de la mente, de la rue, et de tous les légumes » ; apparemment, les pharisiens ne donnaient pas la dîme des légumes d'autrui ou des plantes exotiques. Si donc il faut entendre par « tous les légumes » les légumes de toutes sortes, nous pouvons ici regarder l'expression « tous les hommes », comme synonyme d'hommes de toute classe. On peut d'ailleurs adopter une autre interprétation, pourvu qu'elle n'entraîne pas la conséquence que le Dieu tout-puissant ait formé un dessein sans pouvoir le réaliser. « Celui qui, comme la vérité le déclare sans équivoque, a fait tout ce qu'il a voulu au ciel et sur la terre », n'a pas voulu faire, sans aucun doute, tout ce qui ne s'est pas fait.

CHAPITRE CIV. DESSEIN DE DIEU SUR ADAM, DONT IL PRÉVOYAIT LA FAUTE.

28. Dieu aurait-il voulu maintenir l'homme dans la perfection où il l'avait créé, et, après l'avoir vu devenir père, ne l'aurait-il pas appelé à des destinées plus hautes, au moment marqué dans ses desseins, sans le faire passer par la mort, en le transportant dans un séjour où il aurait été exempt, non-seulement du péché, mais de l'intention même de faire le mal ? Oui, sans doute, s'il avait prévu que l'homme ne perdrait jamais la volonté de rester dans l'innocence, qui était le privilège de son origine. Mais comme il savait d'avance qu'il ferait un mauvais usage de la liberté, en d'autres termes, qu'il pécherait, il régla sa volonté sur sa prescience et résolut de tirer le bien du mal, afin que sa volonté toujours bonne fût exécutée, loin d'être réduite à l'impuissance par la volonté criminelle de l'homme.

CHAPITRE CV. DE LA LIBERTÉ DANS L'ÉTAT PRIMITIF ET DANS L'ÉTAT DE PERFECTION.

L'homme devait d'abord être créé avec la faculté de vouloir également le bien et le mal, à la condition d'en être récompensé ou puni ; dans l'éternité, il sera incapable de vouloir le mal, sans perdre toutefois son libre arbitre. La liberté sera d'autant plus parfaite qu'elle sera affranchie du péché : car, faut-il déprécier la volonté, la nier, ou lui refuser l'indépendance, parce que nous avons un instinct si vif du bonheur, que, non-seulement nous ne voulons pas être malheureux, mais que nous sommes incapables de le vouloir ? Eh bien 1 de même que notre âme ne peut aujourd'hui vouloir son malheur ; de même alors elle ne pourra se résoudre au mal. Mais Dieu voulait, pour suivre une gradation légitime, montrer la grandeur d'un être raisonnable et libre d'éviter le péché, en face de l'impeccabilité qui est une perfection plus haute. Il en est de même dé l'immortalité : moins parfaite quoique réelle, lorsqu'elle n'excluait pas la mort, elle sera complète, lorsqu'elle n'entraînera plus la possibilité de mourir.

CHAPITRE CVI. NÉCESSITÉ DE LA GRACE DANS L'ÉTAT PRIMITIF COMME DANS L'ÉTAT ACTUEL.

La nature humaine a perdu, par sa libre volonté, cette immortalité primitive : quant à la seconde, qu'elle aurait conquise par ses mérites, si elle n'avait péché, elle la tiendra de la grâce : toutefois, même avant la chute, elle n'aurait pu mériter sans le concours de la grâce. Le péché, sans doute, ne dépendait que du libre arbitre : mais l'observation de la justice n'en dépendait pas entièrement ; le secours divin était nécessaire pour mettre la liberté en communication avec le bien immuable. L'homme peut se détruire quand il lui plaît; il a mille moyens de s'ôter la vie, comme de se priver de nourriture, pour ne citer que ce moyen ; mais il ne lui suffit pas de vouloir, pour conserver son existence; il faut qu'il ait recours aux aliments et à tous les moyens d'entretenir la vie. Telle était la condition de l'homme dans le paradis terrestre : il était libre de se suicider, en renonçant à la justice ; mais, quand il fallait rester fidèle à cette justice, sa volonté devenait insuffisante et avait besoin d'être soutenue par le Créateur. Depuis 1a chute, la miséricorde de Dieu est plus nécessaire encore, puisqu'il faut dégager de la servitude la liberté elle-même, que domine le péché avec la mort sa compagne. Or, ce n'est point par ses propres forces, c'est par la (39) grâce toute pure de Dieu en Jésus-Christ, que l'homme reprend sa liberté : « Sa volonté, ainsi qu'il est écrit, doit être préparée par le Seigneur (1) », pour qu'il puisse recevoir tous les dons divins qui lui valent le don suprême de la vie éternelle.

CHAPITRE CVII. LA VIE ÉTERNELLE RÉCOMPENSE ET GRACE TOUT A LA FOIS.

C'est en ce sens que l'Apôtre appelle la vie éternelle, qui est le salaire des bonnes Couvres, le fruit de la grâce de Dieu. « La mort a été la solde du péché, dit-il; le fruit de la grâce de Dieu, c'est la vie éternelle en Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ». La solde est pour le soldat le prix de ses services, ce n'est pas un don : en appelant la mort « la solde du péché », l'Apôtre nous fait sentir qu'elle est le châtiment nécessaire et comme le prix du péché. Quant à la grâce, elle ne serait qu'un vain mot, si elle n'était pas une faveur toute pure. Il faut donc admettre que les biens, même conquis par les mérites de l'homme, sont des dons de Dieu, et qu'en recevant la vie éternelle pour prix de ses mérites, on ne fait que recevoir « grâce pour grâce (3) ». Ainsi l'homme a été créé avec un esprit droit, de telle manière qu'il avait besoin du secours de Dieu pour conserver cette droiture originelle, et qu'il pouvait fausser sa volonté en abusant de son libre arbitre. Quelque parti qu'il prît, il devait accomplir la volonté de Dieu ou la voir s'accomplir sur lui. Or, il aima mieux suivre sa volonté que celle de Dieu, et la volonté de Dieu s'accomplit sur lui. De la masse viciée qui est sortie de cette source, Dieu a formé tantôt un .vase d'honneur, tantôt un vase d'ignominie (4): d'honneur, par sa miséricorde, d'ignominie, par un effet de sa justice, afin qu'on ne vît plus dans l'homme et par conséquent en soi un sujet de se glorifier.

CHAPITRE CVIII. DIEU EST L'AUTEUR DE NOTRE SALUT.

Jésus-Christ même, le médiateur entre Dieu et l'homme, aurait été impuissant à nous délivrer, s'il n'avait été tout à la fois homme et Dieu. Lors de la création d'Adam, l'homme était droit et n'avait pas besoin d'un Médiateur; mais quand le. péché eut creusé un abîme entre Dieu et le genre humain, un Médiateur étranger au péché dut naître, vivre et s'immoler pour nous réconcilier avec lui, et nous mériter avec la résurrection de la chair la vie éternelle. Ainsi l'humilité d'un Dieu devait convaincre et guérir l'homme de son orgueil l'homme pourrait mesurer l'intervalle qui le séparait de Dieu, en voyant qu'il fallait pour le combler un Dieu incarné; un Dieu-homme donnant à l'homme rebelle. l'exemple de l'obéissance. Ainsi, en revêtant la forme d'un esclave jusque-là incapable de mérites, le Fils unique devint la source de la grâce; la résurrection du Rédempteur devint le gage de la résurrection de la chair promise à ceux qu'il rachetait; le démon fut vaincu par la nature humaine qu'il se flattait d'avoir séduite; et l'homme fut réduit à ne plus se glorifier, afin de prévenir ainsi le retour de l'orgueil. Voilà les conséquences de ce mystère auguste; et je ne parle pas de celles que peuvent découvrir et exprimer des âmes plus parfaites, ou que l'esprit contemple sans que le langage puisse les traduire.

CHAPITRE CIX. DU SÉJOUR DES AMES AVANT LA RÉSURRECTION.

29. Dans l'intervalle qui sépare la mort de la résurrection générale, les âmes résident dans un séjour mystérieux, séjour de repos ou de tourment, selon le sort qu'elles ont mérité lorsqu'elles étaient enfermées dans les liens du corps.

CHAPITRE CX. DANS QUELLE MESURE ET POUR QUELLES AMES LE SACRIFICE DE L'AUTEL ET LES AUMÔNES SONT-ILS EFFICACES ?

Il est incontestable que les âmes des morts sont soulagées par la piété des vivants, quand on fait offrir pour elles le sacrifice du Médiateur ou qu'on répand des aumônes dans l'Eglise. Mais, pour recevoir ce soulagement, on doit s'en être rendu digne pendant la vie car, il y a une manière de vivre qui n'est ni assez parfaite pour se passer de semblables secours après la mort, ni assez criminelle pour ne pas en retirer quelque fruit. En revanche il y a une perfection dans la vertu qui n'a pas besoin de ces secours, comme il y a dans le mal un degré où ils deviennent superflus. Par conséquent, il dépend de nous de mener ici-bas (40) une vie qui aggrave ou permette d'alléger nos peines dans l'autre monde, et il serait insensé de compter après la mort sur une faveur que l'on n'aura pas songé à mériter pendant sa vie. Ainsi l'usage où est l'Eglise de prier pour les défunts, ne contredit pas cette pensée de l'Apôtre : « Nous devons tous comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu'il aura faites pendant qu'il était revêtu de son corps (1) » ; puisque ces âmes auront mérité, par leurs actions ici-bas, les soulagements de l'Eglise. Tous, en effet, ne reçoivent pas ces soulagements ; et d'où peut venir cette exception, sinon de la différence même dans la conduite qu'ils ont menée ici-bas ? Donc le sacrifice de l'autel et les aumônes faites à l'intention de tous les fidèles défunts, sont des actions de grâce pour les chrétiens accomplis, des offrandes propitiatoires, pour les chrétiens imparfaits : quant aux méchants, ils n'en retirent aucun fruit; dans tous les cas, ces prières servent à consoler les vivants. Les âmes à qui elles sont utiles, voient leurs peines annulées ou du moins allégées.

CHAPITRE CXI. DEUX CITÉS ÉTERNELLES APRÈS LE JUGEMENT GÉNÉRAL.

Après la Résurrection; quand le jugement de toutes les âmes aura été clos, seront séparées les deux cités, celle de Jésus-Christ et celle du démon; l'une sera le séjour des bons, l'autre celui des méchants; toutes deux auront pour habitants des anges et des hommes. Les bons perdront toute volonté, les méchants, tout pouvoir de pécher; la mort disparaîtra mais les uns vivront au sein d'une pure et éternelle félicité, les autres existeront au sein des tourments et comme dans une mort éternelle sans pouvoir mourir, car, la durée des peines comme du bonheur n'aura pas de fin : toutefois il y aura des degrés dans la félicité comme dans les supplices.

CHAPITRE CXII. LE SUPPLICE DES DAMNÉS DOIT ÊTRE ÉTERNEL.

C'est donc à tort que parfois ou plutôt en général, on se laisse toucher d'une piété toute humaine pour les malheureux qui doivent subir un châtiment éternel et des tourments sans fin, et qu'on s'imagine que ces peines auront un terme. Sans doute on n'attaque pas les Ecritures; mais, en obéissant aux mouvements du coeur, on adoucit les passages trop sévères, et on plie à un sens moins rigoureux des paroles où l'on se plaît à voir une menace plutôt que la vérité. « Dieu, dit-on, n'oubliera pas sa miséricorde et ne mettra pas lui-même , dans sa colère, une borne à sa pitié (1) ». Ce sont bien là, en effet, les expressions du Psalmiste; mais elles ne s'appliquent évidemment qu'à ceux qui sont appelés « des vases de miséricorde », parce qu'ils ne doivent pas leur délivrance à leurs propres mérites, mais à la miséricorde de Dieu. Voudrait-on que ce passage s'appliquât indifféremment à tous les hommes? On ne saurait, sans une grave inconséquence, reconnaître une limite au supplice des damnés dont il est écrit : « Ils iront au feu éternel »; car il faudrait du même coup admettre que les justes, ceux qui iront dans « la vie éternelle (2) », verront mettre un terme tôt ou tard à leur félicité. Qu'on croie, si on le veut, qu'après un certain laps de temps, le châtiment des damnés sera allégé dans une certaine mesure. Cette hypothèse, en effet, ne contredit pas la vérité : la colère de Dieu, synonyme ici de condamnation, puisque Dieu est étranger à tout mouvement des passions, subsiste contre ces malheureux, et par conséquent « Dieu, dans sa « colère », en d'autres termes, sans abjurer sa colère, « ne met pas de, bornes à sa miséricorde » ; il est miséricordieux, non en mettant un terme aux tourments éternels, mais en adoucissant les supplices ou en les tempérant par de certains soulagements. Ainsi on respecte la pensée du Psalmiste, qui ne dit pas que Dieu sera miséricordieux pour mettre un terme à sa colère ou après y avoir renoncé, mais qu'il ne mettra pas de bornes à sa compassion, tout en gardant sa colère. D'ailleurs, qu'on suppose cette peine aussi légère qu'on peut la souffrir dans l'enfer : se voir mort au royaume de Dieu, exilé de la Cité céleste, étranger à la vie de Dieu, privé des douceurs sans nombre que Dieu « réserve à ceux qui le craignent et communique à ceux qui espèrent en lui (3) », quel supplice ! Il est si affreux dans sa durée infinie, qu'il ne peut être comparé à aucun des tourments que nous connaissons, dût-on les endurer des milliers de siècles.

CHAPITRE CXIII. PERPÉTUITÉ DE LA MORT DES IMPIES COMME DE LA VIE DES SAINTS.

Ainsi la mort du damné, en d'autres termes, la privation de la vue de Dieu, se perpétuera et sera commune à tous les réprouvés, quelle que soit la manière dont l'homme, en écoutant son imagination, conçoive la variété des tourments, l'allégement,ou la suspension des souffrances. La vie des saints sera également éternelle et commune à tous les élus dans cette hiérarchie de gloire et d'honneurs dont ils seront environnés.

CHAPITRE CXIV. DE L'ESPÉRANCE. — L'ORAISON DOMINICALE RENFERME TOUT CE QU'IL FAUT ESPÉRER.

30. De la foi, contenue en abrégé dans le Symbole, dont les expressions sont comme le, lait des petits enfants, mais dont le sens profond fait la nourriture des forts, naît la solide espérance des fidèles, et sa compagne, la sainte charité. Or, de toutes les vérités qu'il faut croire, celles qui sont contenues dans l'oraison dominicale forment spécialement le domaine de l'espérance. « Malheur, dit l'Ecriture divine, malheur à celui qui met son espoir dans l'homme (1) ! » malédiction qui enveloppe celui qui met son espoir en lui-même. C'est donc uniquement à Dieu Notre-Seigneur que nous devons adresser les voeux que nous formons, soit pour bien faire, soit pour obtenir le prix de nos bonnes oeuvres.

CHAPITRE CXV. DES SEPT DEMANDES DE L'ORAISON DOMINICALE, D'APRÈS SAINT MATTHIEU.

L'oraison dominicale, telle qu'on la trouve dans l'évangéliste saint Matthieu, semble au premier abord renfermer sept demandes; trois ont pour objet les biens éternels, les quatre autres sont relatives aux biens temporels, en tant qu'ils servent à obtenir les biens célestes. Quand nous disons : « Que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel », ou, selon une interprétation assez judicieuse, dans notre esprit comme dans notre corps; nous sollicitons des biens impérissables. Commencés ici-bas, ils se développent en nous à mesure que nous croissons en vertus : ils s'achèveront dans l'autre vie, comme nous devons l'espérer, et la possession en sera éternelle. Mais quand nous disons : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent, et ne nous laissez point succomber à la tentation, mais « délivrez-nous du mal (1) », n'est-il pas visible que ces demandes ont rapport aux besoins de la vie présente ? C'est donc dans la vie éternelle, objet perpétuel de nos espérances, que nous verrons le nom de Dieu se sanctifier, son règne arriver, sa volonté s'accomplir dans nos esprits et dans nos corps, d'une manière parfaite et immuable. Quant au pain quotidien, il s'appelle ainsi parce qu'il est nécessaire chaque jour, soit au corps, soit à l'âme, selon qu'on prend cette expression au propre ou au figuré. De même ce n'est qu'ici-bas, sur le théâtre du péché, qu'on peut demander la rémission du péché; c'est ici-bas que se produisent les tentations qui attirent ou entraînent au péché; ici-bas enfin que règne le mal dont nous souhaitons d'être délivrés : au ciel, ces voeux n'auront plus d'objet.

CHAPITRE CXVI. DES CINQ DEMANDES DE L'ORAISON DOMINICALE, D'APRÈS SAINT LUC : ACCORD DES DEUX ÉVANGÉLISTES.

L'oraison dominicale, dans saint Luc, n'offre que cinq demandes : cette abréviation, loin de présenter une contradiction, aide à fixer le sens des sept demandes qu'expose le premier évangéliste. N'est-ce pas dans l'esprit (2), qu'est sanctifié le nom de Dieu ? N'est-ce pas dans la résurrection de la chair «, qu'éclatera l'avènement du règne de Dieu ? C'est ainsi qu'en retranchant la troisième demande, saint Luc nous fait comprendre qu'elle n'est qu'une répétition des deux premières. II rapporte ensuite les trois autres qui sont relatives au pain quotidien, à la rémission des péchés, à la grâce de surmonter la tentation. Les mots qui terminent l'oraison dans saint Matthieu, « et « délivrez-nous du mal», sont supprimés dans saint Luc, pour nous faire entendre que cette demande est contenue dans celle qui porte sur la tentation. Le premier évangéliste, du reste, en mettant: « Mais délivrez-nous du mal », au lieu de dire: « Et délivrez-nous du mal », laisse clairement apercevoir que ces deux prières se confondent ensemble : il présente la même pensée sous la forme d'une antithèse, comme quand on dit . ne veuillez pas ceci, mais veuillez cela; et ainsi il nous avertit qu'on est délivré du mal, par cela seul qu'on n'est pas induit en tentation.

CHAPITRE CXVII. LA CHARITÉ : SON UNION AVEC LA FOI ET L’ESPÉRANCE.

31. J'arrive à la charité. L'Apôtre la met au-dessus de la foi et de l'espérance; et en effet, plus elle est vive, plus celui qu'elle anime est parfait. Veut-on savoir si quelqu'un est homme de bien? on ne demande pas ce qu'il croit ni ce qu'il espère; on s'informe de ce qu'il aime. La pureté de l'amour entraîne celle de l'espérance et de la foi. Sans l'amour, au contraire, la foi est stérile, quand même elle aurait pour objet la vérité ; l'espérance est vaine, lors même qu'on démontrerait que ses aspirations ont pour but le véritable bonheur: il faut que les croyances et les espérances se convertissent en charité, Par un don du ciel que la prière peut obtenir. Bien que l'espérance soit inséparable de l’amour, il est possible qu'on n'aime pas les moyens d'atteindre à l'objet même qu'on espère. Par exemple, on peut espérer la vie éternelle, et qui ne l'aimerait? sans aimer la justice qui en est la condition première. La charité n'est, comme dit l'Apôtre, que la foi agissant par l'amour; remarque-t-elle des imperfections dans son amour? elle demande pour recevoir, cherche pour trouver et frappe pour se faire ouvrir (1) car la foi obtient ce que la loi se contente d'ordonner. Sans le don de Dieu, en d'autres termes, sans l'Esprit-Saint, « par qui la charité a se répand dans nos cœurs (2) » , la loi peut Commander, elle est impuissante à aider la volonté, et ne sert qu'à rendre l'homme prévaricateur, en lui enlevant la ressource de son ignorance pour excuse : les convoitises de la chair règnent partout où la charité de Dieu est absente.

CHAPITRE CXVIII. — DES QUATRE ÉTATS OU ÉPOQUES DE L'HUMANITÉ.

L'homme est-il plongé dans les plus épaisses ténèbres de l'ignorance, et ne trouve-t-il dans sa raison aucun obstacle contre les passions de la chair? c'est son début et son premier état. Quand la loi vient ensuite lui découvrir le mal, sans que l'Esprit de Dieu soutienne sa volonté, il désire vivre conformément- à cette loi, mais il est vaincu, il tombe sciemment dans le mal et il vit sous le joug du péché « Car le vaincu est l'esclave du vainqueur (1)». La connaissance du précepte produit donc cet effet : le péché achève en l'homme la corruption en y ajoutant pour ainsi dire le couronnement de la prévarication, et ainsi se trouve accomplie la parole de l'Apôtre : « La loi qui est survenue après le péché d'Adam, n'a fait qu'augmenter les transgressions (2) ». Voilà le second état de l'homme. Mais quand Dieu tourne ses regards vers l'homme, qu'il l'aide lui-même à accomplir ses commandements et l'anime de son Esprit, les désirs de la chair sont combattus par l'énergie de la charité (3) ; sans doute il y a encore une lutte intérieure et la faiblesse n'est pas complètement guérie toutefois l'homme vit dans la justice par la vertu de la foi, à proportion qu'il ne se laisse pas entraîner à la concupiscence et cède à l'attrait de la justice. C'est le troisième état de l'homme, et l'époque d'espérance. Si l'on marche à la perfection avec une pieuse persévérance, il y aura un dernier état, celui de la paix qui consistera dans le repos de l'âme après la mort, et se consommera par la résurrection de la chair. De ces quatre époques différentes, la première a précédé la loi ; la seconde correspond au règne de la loi ; la troisième, à celui de la grâce; le dernier âge sera celui d'une paix parfaite et inaltérable.

Tel est l'ordre dans lequel se sont succédé à travers les temps les destinées du peuple de Dieu, selon les conseils de Celui qui dispose tout avec poids, nombre et mesure (4). Ce peuple, au début, n'a pas été soumis à la loi ; plus tard, il a reçu la loi des mains de Moïse; puis il a vécu sous l'empire de la grâce, révélée par le premier avènement du Médiateur. Toutefois, n'allons pas croire que la grâce ait fait défaut, dans les deux époques antérieures, aux âmes prédestinées à la recevoir; le moment de la répandre n'étant pas encore venu, elle agissait mystérieusement et comme sous un voile: car, les justes de l'époque antérieure n'ont pu se sauver que par la foi en Jésus-Christ, et, s'il leur avait été inconnu, ils auraient été incapables de nous révéler sa venue, dans ces prophéties où tour à tour s'obscurcit et brille la vérité.

CHAPITRE CXIX. L'ESCLAVAGE DE LA LOI INCONNU A PLUSIEURS.

Du reste, quel que soit l'état où la grâce de la régénération surprend l'homme, elle lui fait obtenir le pardon de toutes ses fautes passées : la peine à laquelle sa naissance le condamne, s'efface dans la nouvelle naissance qu'il reçoit. Cette parole divine : « L'Esprit souffle où il veut (1) », s'accomplit si littéralement, qu'une foule de personnes vivant sous la loi n'en ont pas connu l'esclavage, et qu'elles ont reçu du même coup les commandements de Dieu et la grâce nécessaire pour les remplir.

CHAPITRE CXX. MORT DE L'ENFANT BAPTISÉ.

Avant de recevoir les commandements divins, l'homme doit avoir reçu la vie physique; mais dès qu'il a été plongé dans lé sacrement de la régénération, il peut mourir, sans avoir rien à redouter. En effet, « Jésus-Christ est mort et est ressuscité pour régner sur les vivants et sur les morts (2) », et l'empire de la mort ne saurait peser sur celui pour lequel s'est sacrifié le Dieu « libre entre les morts (3) ».

CHAPITRE CXXI. LA CHARITÉ EST LA FIN DE TOUS LES PRÉCEPTES.

32. Ainsi tous les préceptes divins aboutissent à la charité, selon la parole de l'Apôtre « La fin du précepte est la charité qui sort d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (4) ». Oui, la charité est la fin à laquelle doivent se rapporter tous les préceptes. Obéit-on dans ses actes à la crainte du châtiment ou à tout autre mouvement charnel, au lieu d'avoir en vue la charité « que l'Esprit-Saint répand dans nos coeurs (5) » ? on n'accomplit pas le bien comme il faut, tout en en ayant l'air. La charité consiste à aimer Dieu et le prochain, « double commandement qui renferme la loi et les prophètes (1) ». Consulte l'Evangile, consulte les lettres des Apôtres; c'est toujours la même doctrine : « La fin du précepte est la charité », ou encore : « Dieu est la charité (2) ». Ainsi tous les commandements de Dieu, par exemple : « Tu ne commettras point d'adultère » ; tous les conseils évangéliques, comme celui-ci : « Il est bon que l'homme n'approche pas de la femme », sont exactement suivis, quand on a pour but d'aimer Dieu et d'aimer le prochain en vue de Dieu, soit ici-bas, soit dans l'éternité. Aujourd'hui nous aimons Dieu par la foi; dans l'éternité, notre amour jouira de sa vue. D'ailleurs, c'est par la foi que nous aimons aussi le prochain; l'homme est incapable de pénétrer dans les replis du coeur de l'homme, mais alors « Dieu éclairera les profondeurs des ténèbres et révélera les secrets des coeurs, et chacun recevra de lui la louange qu'il mérite (3) » ; et ainsi on aimera, on louera dans le prochain les vertus que la lumière divine dévoilera à tous les regards. Enfin la concupiscence va en s'affaiblissant, à proportion que la charité augmente, jusqu'à ce qu'elle atteigne enfin à ce degré de perfection qu'elle ne peut dépasser : « Personne ne peut porter plus loin l'amour que de donner sa vie pour ses amis (4) » ; mais qui pourrait expliquer le règne de la charité dans des coeurs où elle ne rencontrera plus de passion à combattre, et où la corruption sera si complètement anéantie, que la mort n'aura plus sur eux aucune prise ?

CHAPITRE CXXII. ÉPILOGUE.

33. Il est temps de terminer cet ouvrage; c'est à toi de voir s'il remplit l'idée que tu te faisais d'un manuel , et s'il en mérite le nom. Je ne pouvais rester indifférent à ton ardeur pour la science de Jésus-Christ; la confiance et l'espoir que je fonde sur ta piété, soutenue de la grâce de notre Rédempteur, l'amour qui m'attache vivement à toi, l'un de ses membres, voilà les motifs qui m'ont engagé à composer ce traité de la foi, de l'espérance et de la charité; j'y ai consacré toutes mes forces : puisse son utilité répondre à son étendue !

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