Que les frères doivent vivre ensemble dans la pureté, la simplicité, la charité et la paix, et qu’ils doivent combattre et faire la guerre contre les pensées intérieures.

 

Les frères doivent vivre ensemble dans une grande charité, soit qu’ils prient, soit qu’ils lisent les Ecritures, soit qu’ils fassent quelque travail, afin de posséder le fondement qui est l’amour mutuel. Ainsi, Dieu aura pour agréable de telles occupations, et ceux qui prient, ceux qui lisent et ceux qui travaillent pourront tous s’édifier réciproquement en vivant dans la sincérité et la simplicité. Pourquoi, en effet, est-il écrit : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Mt., 6, 10), sinon pour que les frères soient entre eux comme les anges du ciel, qui vivent ensemble dans une concorde parfaite, dans la paix et la charité, qui ne connaissent ni élèvement ni jalousie, mais pratiquent mutuellement la charité et la sincérité. Il arrive que les frères soient trente ou quarante ensemble ; ils ne peuvent demeurer ainsi toute la journée et toute la nuit ; mais certains d’entre eux vaquent à la prière pendant six heures, puis veulent lire ; d’autre s’emploient volontiers aux servies, d’autres encore font quelque travail.

Dans leurs occupations, les frères doivent donc se montrer charitables et joyeux les uns vis-à-vis des autres. Celui qui travaille doit parler ainsi de celui qui prie : « Le trésor que mon frère acquiert m’appartient aussi, puisqu’il est commun. » De son côté, celui qui prie doit dire de celui qui lit : « Le profit qu’il tire de da lecture m’enrichit moi aussi. » Et celui qui travaille doit dire à son tour : « Le service que j’accomplis est pour l’utilité de tous. » Car, de même que les multiples membres du corps ne forment qu’un seul corps, s’aident mutuellement en remplissant chacun sa propre tâche, que l’œil voit pour tout le corps, que la main agit pour les autres membres, que le pied marche pour tous et les porte, qu’un autre souffre pour l’ensemble, ainsi les frères doivent-ils se comporter les uns vis-à-vis des autres (cf. Rom., 12, 4). Que celui qui prie ne juge pas celui qui travaille en disant : « Pourquoi ne prie-t-il pas ? » Celui qui travaille ne doit pas juger celui qui prie en disant ; « Celui-là s’attarde dans la prière, et moi, je travaille. » Que celui qui sert ne juge pas les autres. Qu’au contraire chacun, quoi qu’il fasse, agisse pour la gloire de Dieu (cf. 1Cor. 10, 31 ; 2Cor. 4, 15). Celui qui lit éprouvera de l’amour et de la joie envers celui qui prie en se disant : « Il prie pour moi. » Et celui qui prie pensera au sujet de celui qui travaille : » ce qu’il fait, il le fait pour l’utilité commune. »

De la sorte, la concorde parfaite, la paix et l’harmonie dans le lien de la paix (cf. Eph., 4, 3) pourront régner entre eux et leur donner de passer leur vie dans la sincérité et la simplicité, sous le regard bienveillant de Dieu. Mais ce qui importe par-dessus tout, c’est la constance dans la prière. Une seule chose est requise : que chacun possède dans on âme un trésor, et dans son intellect la vie, qui est le Seigneur, soit qu’il travaille, soit qu’il prie, soit qu’il lise, afin d’avoir la richesse impérissable, qui est l’Esprit-Saint.

Certains disent : le Seigneur ne réclame des hommes que des fruits visibles ; pour ce qui est de l’intérieur, Dieu le redresse lui-même. Il n’en est pas ainsi, mais, de même qu’il faut se tenir sur ses gardes en ce qui concerne l’homme extérieur, on doit aussi engager le combat et faire la guerre dans ses pensées. Car le Seigneur te demande de t’irriter contre toi-même et de lutter contre ton intellect, de ne pas consentir aux pensées mauvaises et de ne pas te complaire en elles.

Toutefois, pour ce qui est de déraciner le péché et le mal qui l’accompagne, seule la puissance divine peut y arriver. Car il est absolument impossible à l’homme de déraciner le péché par ses propres forces. Lutter, résister, donner et recevoir des coups, cela te revient ; mais Dieu seul peut déraciner. Car si tu en étais capable, à quoi aurait servi l’avènement du Seigneur ? Pas plus que l’œil ne peut voir sans lumière, qu’on ne peut parler sans langue, entendre sans oreilles, marcher sans pieds et travailler sans mains, on ne peut être sauvé ou entrer dans le royaume des cieux sans Jésus.

Si tu dis : « Selon ce qui parait à tous, je ne fornique pas, je ne commets pas d’adultère, je suis exempt d’avarice ; donc, je suis juste », tu te trompes, en croyant que tu as tout fait. Il n’y a pas seulement trois espèces de péchés, mais il en est d’innombrables, donc il faut se garder. D’où viennent donc l’absence de crainte, la suffisance, l’incrédulité, la haine, la jalousie, la fraude et l’hypocrisie ? Ne dois- tu pas aussi lutter et combattre sur ce terrain invisible, dans les pensées ? Si un voleur pénètre dans ta maison et te moleste sans te laisser de répit, tu ne manques pas de lui opposer aussitôt une résistance, tu donnes et tu reçois des coups : c’est ainsi que l’âme, elle aussi, doit se défendre, résister et riposter.

Du reste, la volonté qui résiste, se donne de la peine et supporte la tribulation, prend peu à peu le dessus ; elle tombe et se relève ; de nouveau, le péché la jette à terre, dans dix, voire vingt combats, il l’emporte sur elle et la terrasse ; mais, avec le temps, l’âme en vient à vaincre le péché au cours d’une bataille. Alors, si l’âme tient bon, si elle ne mollit pas, elle prend l’avantage et acquiert du discernement sur des points particuliers, puis remporte la victoire sur le péché. Cependant, même quand l’homme a fait ainsi ses preuves, le péché l’emporte encore sur lui, jusqu’à ce qu’il soit devenu homme parfait, dans la force de l’age (cf. Eph., 4, 13), et qu’il ait vaincu complètement la mort. Car il est écrit : « le dernier ennemi détruit, c’est la mort » (1 Cor., 15, 26). C’est ainsi que les hommes l’emportent et sont vainqueurs du diable. Mais si quelqu’un, comme il a été dit plus haut, déclare : « Je ne suis ni fornicateur, ni adultère, ni avare, cela me suffit », il faut lui concéder qu’il a combattu contre ces trois genres de péchés, mais il en a laissé, sans les combattre, vingt autres que le péché oppose à l’âme, et il a été vaincu par eux. Il faut donc qu’il lutte et combatte toutes les espèces de péchés ; car l’intellect, nous l’avons dit souvent, est en état de résister et a autant de force que le péché, et peut donc contredire et repousser les pensées.

Mais si tu prétends que la puissance ennemie est la plus forte et que la malice domine complètement l’homme, tu attribues une injustice à Dieu, qui condamne l’homme parce que celui-ci a obéi à Satan, qui serait plus fort que lui, et a cédé à une force nécessitante : « Tu l’as fait supérieur à l’âme et plus fort, et tu m’as prescrit : Ne lui obéis pas ! » Mais si un jeune homme luttait avec un enfant et si celui-ci, vaincu, était condamné pour cet échec, ce serait une injustice criante. C’est pourquoi nous affirmons que l’intellect est en état de résister et a autant de force que le péché, et qu’une telle âme, quand elle le demande, obtient secours et appui, et est jugée digne d’être délivrée. Car la lutte et le combat sont à égalité de forces. Glorifions le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans les siècles. Amen.